30 octobre 2013

Benjamin Constant, nec plus ultra


        Lu Le Cahier rouge de Benjamin Constant, avec un plaisir infini. Je ne vois pas qui je pourrais placer plus haut dans la prose française. Le style de Voltaire est plus ferme, plus assuré, celui de Laclos plus brillant, mais nulle part je ne trouve une telle pénétration que chez Constant. Mais à vrai dire, ce n’est même pas de cela qu’il s’agit, car ce sont toutes les qualités littéraires que l’on trouve chez lui : une intelligence aussi aiguë que possible, une lucidité jamais prise à défaut, qui n’épargne personne et lui-même moins que quiconque, une économie de langage qui frise parfois l’ellipse, un sens de la langue impeccable, une distinction qui ne se dément jamais, même en présence des manifestations les plus hystériques de la passion amoureuse.
       C’est un véritable alchimiste que Benjamin Constant : il examine la chose la plus obscure, la plus confuse qui soit au monde, à savoir la psychologie amoureuse, et il la transmue en une matière limpide, transparente, parfaitement intelligible. Et cette clarté ne s’achète jamais au prix d’une simplification artificielle des relations humaines, toute leur complexité reste merveilleusement préservée.
       Il y a un mystère Constant : comment celui qui se représente comme le plus indécis et le plus velléitaire des êtres a-t-il pu posséder ce style si net, qui se déploie d’un cours toujours égal, sans la moindre difformité, sans la moindre dissonance ?
       Et que dire de son rapport si particulier à la littérature ? Voilà un homme qui a écrit des milliers de pages que plus personne ne lit sur la politique et la religion, et qui, à un moment de sa vie, vers la quarantaine, produit en l’espace de quelques années un court roman, Adolphe, et deux brefs récits autobiographiques, Le Cahier rouge et Cécile, lesquels resteront d’ailleurs enfouis dans des malles pendant des décennies. Le tout fait moins de deux cent cinquante pages, et Benjamin Constant, qui a été député, membre du Conseil d’État, eût été bien surpris d’apprendre qu’aux yeux de la postérité ce seront là ses principaux titres à la pérennité et à la vénération. C’est à de telles singularités que l’on mesure toute la magie de la littérature : deux cent cinquante pages qui pèsent plus lourd que tout le reste d’une pensée, qui pèsent autant que toute l’œuvre d’un Chateaubriand ou d’un Stendhal, ses illustres contemporains.
       Je suis toujours surpris, quand je lis les textes de Benjamin Constant, qu’une telle œuvre puisse exister. Qu’il puisse y avoir une telle adéquation entre ce qu’un lecteur désire lire, et ce qu’un livre est capable de lui offrir, c’est là un phénomène dont, pour ma part, je ne connais pas beaucoup d’équivalents dans cette existence si avare en gratifications spontanées.

6 commentaires:

  1. Ah ben dites donc, cher Laconique, voilà un article brillant écrit avec le cœur ! L'éloge que vous faites de ce "Cahier rouge", et par la même occasion de son auteur, est porté par un bel enthousiasme communicatif !

    Je savais déjà que vous étiez un grand fan du plus célèbre roman de Constant, "Adolphe", mais bizarrement je ne me suis jamais résolu à le lire, ce qui est un tort qui sera sûrement réparé un jour, car vous n'ignorez pas que j'accorde le plus grand cas à vos passions littéraires.

    D'ailleurs, pour l'heure, vous me donnez très envie de m'envoyer "Ce cahier rouge" dont j'ignorais l'existence même, mais que les recherches faites à son sujet combinées à votre excellent article m'encourage à découvrir. Sur Wikipedia il est écrit à propos du personnage principal du livre que "seul le voyage l'apaise et le désœuvrement absolu qui lui permet de vivre selon ses choix, loin des excès et du désaveu paternel." Cette seule phrase le rend tentant à mes yeux, car vous savez bien que Le Marginal Magnifique , si le voyage ne lui dit rien, est épris de liberté et de "désœuvrement" !

    En plus, comme vous le mentionnez dans votre article, les romans de constant sont très concis : moins de cent pages pour "Le Cahier rouge" ! Vous tombez à point nommé, cher Laconique, et vos mots semblent faits pour moi qui, en ce moment, cherche des lectures courtes, qui ne nécessitent pas d'engagement trop long. J'espère rencontrer moi aussi l'adéquation dont vous parler, entre ce qu'"un lecteur désire lire, et ce qu’un livre est capable de lui offrir".

    Vous ne tarissez pas d'éloges, ni sur le plan stylistique, ni sur celui de l'analyse psychologique concernant Constant, mais l'on pourrait aisément retourner les qualités que vous prêtez à cet auteur pour vous les appliquer, cher Laconique ! Vos innombrables et toujours plus nombreux lecteurs ne s'y trompent pas...

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  2. *mais que les recherches faites à son sujet combinées à votre excellent article m'encourageNT à découvrir

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  3. Votre commentaire m’a fait plaisir, cher Marginal ! (Comme d’habitude, serais-je tenté d’ajouter.) Je vois que votre intuition très fine a su saisir à demi-mot toutes les qualités de l’œuvre de Benjamin Constant, ce qui ne m’étonne pas non plus, car je sais que vous avez le « nez » pour flairer les livres et les films de qualité. Comme vous le dites, j’ai laissé parler mon cœur dans cet article, car je suis un vrai fan de cet auteur. Du coup, comme d’habitude, j’y suis peut-être allé un peu fort dans les éloges, mais c’était sincère. Et puis, je profite de la grande audience de ce blog pour réparer un peu ce que je considère comme une injustice, à savoir que Benjamin Constant ne figure ni dans « L’Histoire de la littérature française » de Jean d’Ormesson, ni dans le « Robert des grands écrivains ». Il faut croire que la concision et l’apparente modestie du propos ne font pas recette en France… Le Marginal Magnifique n’y figure pas non plus, ce qui prouve bien la complète partialité de ces publications !

    La phrase de Wikipédia que vous citez est très appropriée. C’est en effet un personnage assez nonchalant, avide avant tout d’indépendance, que dépeint le « Cahier rouge ». Tout comme le Marginal, il regarde ses contemporains avec un mélange de lucidité, de perplexité et de lassitude (mais avec moins de fun, il faut le reconnaître). Il goûte également les charmes de la solitude, au sein de laquelle il dit éprouver « un indicible sentiment de bien-être de [s]on entière liberté ». Bref, on ne peut que s’identifier !

    Vous pouvez y aller, cher Marginal, avec ce « Cahier rouge » (titre choisi par les éditeurs de façon posthume, puisque Constant avait sobrement intitulé son texte « Ma vie »), c’est du très bon. Il faut cependant que vous sachiez que c’est le plus modeste des trois textes de Constant. Il couvre les vingt premières années de sa vie, tandis que « Cécile » relate ses déboires sentimentaux entre son épouse et Mme de Staël, ainsi que toutes les péripéties auxquelles ils ont donné lieu, et qu’« Adolphe », qui est un peu plus long, constitue un véritable petit roman, qui est devenu culte d’ailleurs.

    Je vous remercie pour vos éloges. On fait ce qu’on peut, l’important est d’être honnête et de ne pas se prendre trop au sérieux, comme le Marginal l’enseigne avec brio sur son cultissime site !

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  4. Voilà, un bel hommage que vous rendez à Benjamin Constant et je pense qu'il le vaut bien. Qui a lu "Adolphe" ce prodige de subtilité analytique de la passion amoureuse et de son aliénation ne peut que se délecter de votre texte d'une intelligence et d'une culture passionnées. Un monument de la littérature que votre "goût des lettres" tout en perspicace finesse met à l'honneur avec beaucoup de subtilité. Bonne soirée Laconique.

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  5. Merci pour votre commentaire. Vous avez tout dit : « Adolphe » tient en effet du prodige, et c’est un plaisir de lecture comme on en fait peu. Quand on pense que ce texte si simple, si épuré, est le contemporain de Lamartine et de Chateaubriand… Sainte-Beuve qualifiait d’ailleurs « Adolphe » de « René » terne et sans rayons ». Mais c’est justement cette limpidité que j’apprécie, et si vous avez su reconnaître toute la valeur de ce bref roman, ça prouve que vous avez du goût ! Bonne soirée.

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  6. En fait Laconique, je voulais dire, avec beaucoup de lucidité, pour éviter la répétition du mot subtilité, et parce que je pense que ce mot convient bien à la perception adroite que vous avez de cet écrivain et que votre argumentation fait valoir. Mais comme vous l'écrivez, c'est un réel plaisir de le lire, pour la qualité du texte mais aussi pour la psychologie dans l'étude des sentiments amoureux. Bonne soirée..

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