16 octobre 2013

Le vingt-et-unième siècle et le mal

       Le mal n’a pas disparu. Lorsque je lève les yeux au-dessus de ma sphère de contrôle, je vois que son empire prospère, que ses racines s’enfoncent désormais partout. Le mal a attendu son heure. Avec le vingt-et-unième siècle, celle-ci est peut-être arrivée. Deux facteurs expliquent selon moi cette prodigieuse propagation de l’aliénation à notre époque.
       1° La multiplications des stimulations sensorielles. Les sens sont le principal et le plus puissant vecteur de chute. « Ne regardez rien, n’écoutez rien, tenez votre esprit au sein de la quiétude et votre corps se rectifiera de lui-même », disait Tchouang-tseu. Pendant des millénaires, l’homme n’entendait aucun bruit, si ce n’est celui du vent, il n’était exposé à aucune image, sinon à celle du soleil et du ciel. Aujourd’hui, où que se pose le regard, ce sont mille Babylones incandescentes qui viennent nous assaillir.
       2° La multiplication des contacts. Qu’il est doux de se laisser entraîner par les autres dans des directions vers lesquelles on n’aurait pas l’audace d’aller tout seul ! Qu’il est facile de fuir le poids de l’existence en allant se jeter dans la conscience d’autrui ! La communication fertilise tous les vices, et l’on se rue vers le gouffre avec l’euphorie au cœur. « Qui ouvre grand ses lèvres se perd », peut-on lire dans la Bible (Proverbes, 13, 3). Aujourd’hui, l’homme n’a plus cinq ou six interlocuteurs, mais cent, mais mille, qui emploient vingt canaux différents, et le sollicitent de la première heure du jour jusqu’aux heures reculées de la nuit.
       Jamais l’existence humaine n’aura été aussi fragmentée, aussi aliénée que de nos jours. Nous ne nous appartenons plus, nous sommes les jouets des forces de la régression. Dans ces conditions, toutes les expériences sont avilissantes, et la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Et pourtant, et pourtant…
        Et pourtant, c’est dans l’obscurité la plus profonde que l’on distingue le mieux la lumière de la Voie, son isolement superbe et sa parfaite rectitude.

5 commentaires:

  1. Éh bien, cher Laconique, on ne peut pas dire que le mois d'octobre et la saison d'automne vous poussent à l'optimisme ! Comme vous y allez, même Le Marginal Magnifique fait dans la dentelle avec son "Spleen" automnal en comparaison de vous (admirez, cher Laconique, l'art de placer deux liens en un espace réduit) !

    Ainsi vous n'hésitez pas à parler carrément de "mal" dont "l' empire prospère" avec "ses racines" qui "s’enfoncent désormais partout". Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous, que ce soit pour l'un ou l'autre des deux points que vous développez.

    On ne peut bien sûr pas nier que le monde actuel est plus que jamais propice aux contacts, avec l'explosion des moyens de communication, qui sont autant de "canaux différents" pour permettre à "mille interlocuteurs" de nous harceler. Cependant il me semble que chacun est libre de se retrancher dans
    sa citadelle, à l'abri des sollicitations du monde, tel un anachorète (je suis en forme aujourd'hui pour le placement de produits, je tire par coup double). Moi-même qui suis un sauvage de la pire espèce je dois vous avouer que je n'ai jamais ressenti le mal dont vous parlez avec la violence que vous décrivez. En somme, ces moyens de communication ne sont qu'un outil dont nous pouvons bénéficier ou pas, à notre convenance. Ainsi, au lieu de nous retirer un peu de notre liberté, ces moyens de communication l'accroissent-il, puisque la solitude n'est plus une fatalité. Autant dire alors qu'elle acquiert encore plus de panache lorsqu'elle est choisie délibérément !
    De plus, vous n'êtes pas sans savoir que l'homme est censé être un animal sociable et que les études montrent que son espérance de vie se trouve accrue lorsqu'il entre en contact avec ses congénères. Je suppose donc que pour beaucoup, dont manifestement vous ne faites pas pas partie, ni moi d'ailleurs, cette explosion des moyens de communiquer apparaît comme un extraordinaire progrès, qui permet de lutter contre la solitude. Que voulez-vous, cher Laconique, pas tout le monde est aussi
    solitaire que nous ! Faut-il en déduire que notre vie sera brève ?

    Concernant les stimulations sensorielles, je suis à peu près sûr que lorsque Tchouang-tseu se faisait tailler une bonne petite pipe, il oubliait bien vite sa "quiétude d'esprit" pour se régaler.
    Mais je m'égare en vulgarité, cher Laconique et ne fait pas honneur à l'idéal poétique de pureté vers lequel vous tendez et poussez vos lecteurs. Je souscris, cher Laconique, je souscris ! Effectivement on ne peut prôner que la tempérance dans le domaine des sens, les exemples abondent des "chutes" liées aux excès qui y sont liés. En même temps, cher Laconique, j'ai envie de vous dire que tant que l'on ne fait du mal qu'à soi...

    Bon, d'un point de vue plus général, ce qui me gène surtout dans votre article, c'est que vous situiez notre époque au paroxysme du mal. Je crois, pour ma part que le mal a toujours existé, du moins aussi loin que l'homme existe ("Larmes de sang" (je suis moins habile sur ce placement)) et, mon humanisme va vous surprendre, je pense qu'il recule au fil du temps, doucement, mais il recule. Évidemment que nous vivons dans un monde dégueulasse et dominé par un être vil, cruel et répugnant, mais avant c'était pire, cher Laconique !

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  2. Quoi qu'il en soit et pour finir, j'oppose aux idées si bien développées de votre article des arguments tout ce qu'il y a de plus concrets, alors que je vois bien que vous vous placez ailleurs : sur un plan artistique et littéraire dont le fond peut après tout être perçu comme un prétexte ! Tout cela est joliment dit, cher Laconique, et vous êtes un poète...

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  3. Je vois que vous vous êtes levé tôt, cher Marginal, pour répondre à mon article. Je reconnais bien là votre implacable hygiène de vie, et je ne peux que vous donner raison : à bas les couche-tard, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ! Mais bon, cinq heures c’est un peu raide quand même, c’est du niveau du Dalaï-Lama, on ne vous en demande pas tant !

    Ma foi, vous formulez des réserves sur les deux points de ma petite argumentation, avec toute l’aisance et l’autorité qui vous caractérisent. Dans le fond, je suis assez d’accord avec vous, du moins en ce qui concerne la solitude. J’ai forcé le trait, et moi-même en écrivant je sentais que mes mots dépassaient un peu ma pensée. Mais comme vous l’avez fort justement pressenti, je ne suis pas un doctrinaire acharné, et il arrive que la logique du texte s’écarte un peu de mes convictions véritables. Il faut alors se soumettre à l’Art, comme vous l’avez si bien démontré à nombreuses reprises sur le fameux site du Marginal Magnifique (auquel vous avez bien raison de renvoyer avec insistance mes innombrables lecteurs). Il est vrai que l’homme est un animal social, et la communication ne cause pas tant de méfaits que je l’ai écrit. Disons que trop de communication amollit un peu la personnalité, et que c’est dans la solitude que le caractère se trempe. Après, comme vous l’avez dit, on reste toujours libre de gérer son rapport aux autres.

    Pour ce qui est des sens, malgré votre petite taquinerie sur Tchouang-tseu, vous êtes moins critique à l’égard de mon texte. Il est vrai que maîtriser ses sens, les réfréner au besoin, est la base de la sagesse dans toutes les traditions, et que se vautrer dans un chaos de sensations produit souvent des effets assez néfastes. Mais je sais aussi que vous êtes plus coulant que moi sur ce point, et dans un commentaire à l’occasion d’un de mes textes consacré précisément à ce sujet (c’était à propos d’une phrase de Sénèque), vous vous demandiez si, « en se coupant des sens, on ne se prive pas également de beaucoup de grandes joies ». « Tout se vaut au final, écriviez-vous, celui qui nique à tour de bras n’a pas plus tort que l’ascète, sage ou pas sage on est tous égaux quand on se fait bouffer par les vers. » Disons que je me sens attiré vers les philosophies orientales et le stoïcisme, et que ces sagesses prônent toutes la même chose à l’égard de la maîtrise des sens… Tout ceci démontre surtout que je radote et que je ressasse toujours les mêmes sujets, mais ça je le savais déjà !

    Le mal a-t-il progressé ou diminué à notre époque ? Il y a certainement un fond de malignité qui demeure constant à travers les âges, mais ce que j’ai voulu dire, en fait, c’est que l’aliénation progresse : toutes ces sensations, tous ces contacts, s’ils ne mènent pas forcément au mal, rendent la vie plus instable et les gens plus fébriles. Après, c’est sûr que pour des gens brillants comme vous, c’est avant tout un bon moyen de développer ses capacités et d’accroître les potentialités. Mais vous êtes né, d’après votre biographie , juste avant l’explosion de ces nouveaux moyens de communications, et je ne sais pas si les jeunes de notre époque pourront se forger un caractère bien trempé comme le vôtre !

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  4. Le mal a toujours été présent de tous les temps et l'histoire en témoigne. Mais il est vrai que le vingt-et-unième siècle s'est donné les moyens de le mettre en vedette en le révélant dans toute son ampleur. Partout nous achoppons sur les dérives de la nature humaine et leurs conséquences. Oui nous sommes agressés et manipulés par l'information sous toutes ses formes jusqu'à ne voir que noirceur autour de nous et à en devenir blasés. Mais j'aime la note d'optimisme qui termine votre texte avec la métonymie de cette lumière qui ouvre une voie d'espoir à ce besoin d'absolu et de pureté qui s'obstine en nous, tel un instinct de survie. Bonne journée Laconique.

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  5. Oui, le mal était présent avant, mais les moyens d’y résister aussi : il y avait la solitude, la lecture, le lien avec la nature, qui permettaient de se forger une personnalité consistante et de ne pas être ballotté dans tous les sens par la moindre émotion. Comme vous dites, aujourd’hui nous sommes « agressés et manipulés par l’information sous toutes ses formes », et ça engendre une fébrilité générale, qui débouchera on ne sait pas trop sur quoi… Mais bon, les moyens de rester intègre et éveillé sont toujours présents, c’est ça qui compte. Bonne soirée à vous !

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