28 novembre 2013

Culture et volonté


          S’il y a une chose capable de changer le monde et de soulever des montagnes, c’est bien la volonté. Je lis en ce moment Total Recall, l’autobiographie d’Arnold Schwarzenegger, lecture qui n’est pas sans susciter en moi un certain nombre de réflexions à ce sujet. On aurait peine à trouver un défaut chez le jeune Schwarze- negger. Voilà un garçon à la volonté d’acier, d’une suite admirable dans la poursuite de ses objectifs, doté en outre de toutes les vertus si souvent prônées par les philosophes : la tempérance au milieu des tentations, une intelligence très fine de toutes les situations, un sens des priorités rigoureusement établi et fermement observé. Et pourtant, la lecture n’occupait nullement une place de choix dans la vie de ce jeune homme. A l’inverse, j’ai connu plusieurs personnes très cultivées, lecteurs assidus de littérature, d’histoire et de philosophie, dont la volonté n’avait pas plus de consistance que celle d’une feuille ballotée par le vent. A vrai dire, je dois même reconnaître qu’un grand nombre de vices se tenaient par la main chez ceux auxquels je pense : de bonnes intentions, certes, mais aussi un orgueil démesuré et ridicule, de la paresse, de l’indolence, de la mesquinerie par rapport aux aspects matériels de la vie, une impulsivité et une fébrilité constantes, qui ne manquaient pas d’affecter leurs entourages. Dès lors, l’existence se conformant toujours au caractère, tout ceci donnait lieu à des parcours un peu chaotiques, dépourvus de direction, en un mot assez malheureux.
       Nul doute qu’il s’agit là de la manifestation d’une loi universelle. La culture engendrerait-elle donc l’atrophie de la volonté ? Examinons ceci d’un peu plus près.
        L’individu non-culturel est en possession de l’unité de l’esprit. Le seul objet qui l’occupe, qui lui sert d’interface avec le monde, c’est sa volonté. Dès lors, affermir cette volonté, l’exercer, l’affiner afin de lui proposer des objectifs précis et non-chimériques, constitue son mode de fonctionnement normal face à l’existence. Pour un tel individu, la vie est linéaire, l’esprit tendu, les efforts aisément prodigués.
        L’individu culturel, lui, se meut sans cesse au sein de la dualité de l'esprit. Face à chaque objet qui se présente à lui, ce n’est nullement sa volonté qui est sollicitée, mais sa faculté critique. D’où les hésitations perpétuelles, l’inconstance, la fébrilité. Projetés sans cesse vers l’extérieur, de tels individus n’ont pas l’occasion de rentrer en eux-mêmes, de mesurer leurs forces, de les employer face à l’adversité. L’intelligence enveloppe tout, la volonté disparaît.
       Il y a là un constat cruel pour ceux qui ont choisi de placer la culture au centre de leur vie. Car, en fin de compte, ce qui détermine la destinée de l’âme, ce n’est pas l’intelligence, c’est la volonté.
      Eh bien ! ne désespérons pas et suivons les préceptes d’Épictète et de Lao-tseu : rentrons en nous-mêmes, faisons silence, procurons à notre esprit, par le recueillement, la densité nécessaire pour analyser lucidement les choses, et pour agir sur elles avec discernement et détermination. Les grands exemples ne manquent pas, de François Mitterrand à François Bayrou, pour nous prouver que l’on peut parfaitement allier une culture solide et une volonté inébranlable.
  

6 commentaires:

  1. Oh, cher Laconique, comme il est long, comme il est puissant, comme il pénètre bien... l'âme ! Je parle bien sûr de votre tout nouvel article, cher Laconique, qu'allez-vous penser !

    Il est vrai qu'un sujet tel que celui que vous abordez là mérite un effort de plume : une réflexion sur les liens qu'entretiennent la culture et la volonté, avec pour point de départ la star des films d'action encore jamais inégalée dans ce domaine, Arnold Schwarzenegger.

    Ce Schwarzy dont j'ai parcouru la biographie en librairie, est évidemment extrêmement intelligent et d'une volonté à toute épreuve, "d'acier", sans quoi il n'aurait pu accomplir tout ce qu'il a accompli et briller dans tant de domaines différents : affaires immobilières, sport de haut niveau, cinéma et politique, peut-être même écrivain avec cette biographie qui semble très bonne, ce que tend à indiquer le fait que le puissant Laconique la lise et en parle sur son non moins puissant Goût des lettres.

    Je ne suis pas étonné du coup que "le jeune Schwarzenegger" réunît "toutes les vertus si souvent prônées par les philosophes". J'ai moi-même pu constater, en outre, et maintes fois, que "plusieurs personnes très cultivées" entretenaient "un grand nombre de vices" les entraînant dans "des parcours un peu chaotiques". Ces observations parallèles prêtent inévitablement à la réflexion et on se demande, comme vous, s'il y a là "la manifestation d’une loi universelle".

    Il me semble que dans la suite de votre article vous faites une analyse très juste de ce drôle de phénomène, qui au fond n'a rien de drôle mais s'avère plutôt inquiétant pour "ceux qui ont choisi de placer la culture au centre de leur vie", dont vous comme moi faisons un peu partie, davantage vous que moi d'ailleurs à l'heure actuelle. Ayant saisi cette donnée, Le Marginal Magnifique essaie en effet de rectifier le tir depuis quelques années, avec plus ou moins de succès et des rechutes volontaires ou non de temps à autre.

    Mais revenons à votre analyse. On pourrait assez finalement simplifier le processus à l'œuvre en disant que l'"individu culturel" est un contemplatif qui entretient et développe ce penchant peut-être naturel mais c'est un autre sujet, en se cultivant et en lisant. Ses préoccupations sont autres, peut-être plus élevées, mais quant à briller dans le monde terrestre c'est une autre affaire... Et cet individu cultivé souhaite-t-il une autre destinée au fond ?
    L'autre, l'"individu non-culturel", fait un avec le monde qui l'entoure et avec la vie. "Le seul objet qui l’occupe, qui lui sert d’interface avec le monde, c’est sa volonté", dites-vous : oui, mais pas seulement, son corps aussi est cette "interface". Du coup, il a un rapport beaucoup plus immédiat avec le monde concret, c'est évident, et il cherche donc à y obtenir satisfaction, ce qui revient à dire que sa volonté est supérieure.

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  2. On a donc là deux modes de fonctionnement antagonistes. Cependant, je ne crois pas que cette loi soit universelle, c'est beaucoup plus compliqué que ça. Ainsi, des êtres sans culture sont de belles larves et d'autres cultivés parviennent à maintenir le cap. Combien de Schwarzi ? Et combien de types cultivés parvenus au sommet ? Disons qu'il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier en n'oubliant pas que la culture n'est pas une fin en soi, garder à l'esprit, même si cela semble vil, que la vie est bassement terrestre.

    D'ailleurs, la conclusion de votre article va un peu dans ce sens, Cher Laconique, vous parlez clairement d'"agir sur les "choses" avec "discernement et détermination" et les deux exemples que vous donnez achèvent de nous convaincre qu'il est possible d'allier ce qui semblait au départ inconciliable, même si, pardonnez-moi, ces exemples tirés de la politique sont extrêmement mal choisis, particulièrement pour la deuxième personne qui arrive comme un cheveu sur la soupe. n'auriez-vous donc pas d'autres exemples plus probants en stock, cher Laconique ? Paul Valery, Zola, peut-être...

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  3. Je n’ignorais pas, cher Marginal, que vous étiez un peu, voire beaucoup, fan d’Arnold Schwarzenegger. Comment pourrait-il en être autrement, étant donné votre caractère, votre génération, vos dispositions les plus profondes, qui vous poussent à l’excellence et au dépassement de soi ? D’ailleurs, le Marginal Magnifique m’a précédé depuis bien longtemps dans cette voie en publiant des hommages indirects, mais visuellement très parlants, à ces deux chefs-d’œuvre que sont Conan le Barbare et Predator . Aussi la pertinence de votre commentaire ne fait que me confirmer ce que je savais déjà : sur ce sujet comme sur tant d’autres, vous êtes un expert !

    Oui, c’est une lecture assez plaisante que ce « Total Recall », même si tout le crédit n’en revient pas à Schwarzi, qui a au moins l’honnêteté de déclarer le nom de son collaborateur. Mais bon, on a toujours aussi un peu l’impression d’être une merde quand on lit ce bouquin : Arnold est le plus fort, le plus déterminé, le plus intelligent, il était « Monsieur Univers » à vingt ans, etc., à l’âge où je regardais encore DBZ. Disons que la « perfection » dont je parle dans l’article concerne surtout sa volonté, parce ce qu’il y a quand même des aspects assez déplaisants : on sent que sa carrière passait avant tout le reste, et que rien ne pouvait le détourner de ses objectifs, ni sa famille, ni ses petites amies, ni le moindre scrupule (il raconte comment il déstabilisait ses concurrents dans les concours de « Monsieur Olympia »). Et puis, il y a cette volonté de gagner plein d’argent, qui n’est pas ce qu’on trouve de plus noble dans l’âme humaine. Je crois que des figures comme celles de Gandhi, ou de Mohammed Ali, qui défendait ses convictions au détriment de sa carrière (et c’est vous qui avez attiré mon attention sur cette légende de la boxe cher Marginal, moi je ne connaissais que Tyson) sont plus propres à apporter de l’épanouissement à ceux qui les prennent comme modèles.

    Vous avez bien résumé les conséquences d’un excès de culture sur l’esprit, en disant qu’il s’agit là d’un « phénomène pas très drôle ». Et de fait, on constate que les personnes très cultivées ne sont pas toujours des modèles de tranquillité : Gide était insomniaque, Proust névrosé, Sartre forçait la dose sur les petites pilules, etc., la liste serait longue. Je ne vois guère que Voltaire qui était à la fois hyper-cultivé et gai comme une première communiante. Mais il vivait à la campagne, et c’était une tout autre époque… Alors certes, « les choses sont plus compliquées » que je le dis, mais je crois quand même que dès qu’on se cultive un peu, on se décentre, et ça engendre toujours une certaine fébrilité. Je ne sais pas si on peut « rectifier le tir » dans ce domaine, car l’appétit de culture vient d’une disposition de l’esprit sur laquelle on ne peut pas revenir à mon avis, et c’est tant mieux. D’ailleurs le Marginal n’a besoin de rien rectifier du tout, il se détache dans toutes les situations par rapport à la masse amorphe et décérébrée, et c’est en grande partie à sa culture qu’il le doit.

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  4. Bon, je vais abréger. Disons qu’à mon avis vous avez trouvé la bonne formule en disant que l’important est de « tenir le cap ». Pour cela, tout doit se tenir : l’esprit, le corps, l’alimentation, etc. Ce n’est pas vous qui me direz le contraire ! Maintenant, c’est vrai que la question précise de la volonté m’a toujours intéressé, j’avais même écrit un texte sur l’intelligence et la volonté dès les premières semaines de ce blog.

    Vous me reprenez sur « le cheveu qui tombe sur la soupe » à la fin du texte. D’abord je suis parfaitement sûr de mon fait en ce qui concerne la personne dont il s’agit. Et puis, ce n’est pas vous, en poète averti, qui allez méconnaître les vertus de la surprise, du décalage sémantique, dans un texte littéraire ! Je ne vous rappellerai pas avec quel mot vous avez fait rimer « l’espoir m’habite » dernièrement, mais c’est avec ce genre de brusqueries envers le lecteur qu’on prouve sa foi en la littérature. C’est là qu’on se régale ! Alors tant mieux si je vous ai heurté, et d’ailleurs l’avenir me donnera raison en ce qui concerne ces exemples « extrêmement bien choisis ».

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  5. Je comprends très bien la judicieuse différence que vous faîtes entre le non- culturel et le culturel, dans leur fonctionnement profond. Il est vrai que la culture a un sacré impact sur l'esprit et pourrait ouvrir des abysses dans lesquels il ne faudrait pas trop s'égarer, de crainte de perdre pied avec la réalité. Mais la culture n'est pas indissociable de la volonté. En fait tout est question de personnalité et là encore de volonté. se cultiver, oui, s'affirmer dans ce sens, oui, mais rester déterminé, résolu pour aller de l'avant selon ses choix. Et comme vous le signalez à la fin de votre texte, les exemples ne manquent pas dans ce sens.

    Bonne journée.

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  6. Vous avez bien raison : la culture n’est nullement incompatible avec la volonté, et encore heureux ! En fait, dans cet article, j’ai simplement voulu faire un parallèle, que j’espérais cocasse, entre le célèbre acteur américano-autrichien dont je lisais l’autobiographie, et qui, bien que peu cultivé dans sa jeunesse, faisait preuve d’une détermination à toute épreuve, et certaines personnes que j’ai connues et qui, bien que très cultivées, ne parvenaient pas à diriger leur propre vie. Ca m’a interpellé et je l’ai exprimé ici.

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