19 novembre 2014

Rousseau et la vertu

      
       Je relis le début de La Nouvelle Héloïse. Pour vanter les bienfaits de la continence, Julie écrit à son amant : « Tes désirs vaincus seront la source de ton bonheur. » C’est parfaitement clair et suffisant, mais elle ne peut s’empêcher d’ajouter : « … et les plaisirs dont tu jouiras seront dignes du ciel même. » Il y a là tout Rousseau. Faire le bien ne lui suffit pas, il faut que les bonnes actions aient autant de délices que le fruit défendu lui-même. Il n’a jamais pu assumer l’austérité de la vertu. Il voulait être à la fois Caton et Pétrarque. Ou plutôt, il était tiraillé entre ce qu’il voulait être – un sévère législateur – et ce qu’il était vraiment : un enchanteur du verbe, un musicien virtuose de toutes les cordes du sentiment humain. C’est ce conflit jamais résolu qui fait tout l’intérêt de son œuvre, cette tension entre son admiration pour l’Antiquité et son adhésion profonde à la sensibilité de son époque.
       Le paradoxe de Rousseau, c’est qu’il n’a fait que prêcher la vertu, et que son œuvre n’incite au fond qu’à s’abandonner aux doux épanchements du cœur. Car, en fin de compte, qu’est-ce que la vertu ? C’est une chose très simple : c’est ce qui permet à l’homme d’avancer droit dans la vie, sans se trouver englué dans la poix du vice et de la cupidité. Il n’y a là nulle suavité, nulle saveur. Or, la grande thèse de Rousseau, c’est que l’on trouve à pratiquer la vertu autant de plaisir, plus de plaisir même, qu’à se livrer aux appétits et aux voluptés coupables. Il ne se rend pas compte qu’en liant la morale au bonheur, c’est le fondement même de la morale qu’il sape. Voilà pourquoi Rousseau n’est pas un guide, un philosophe au sens premier du terme. La portée réellement pratique de ses ouvrages est à peu près nulle. Il ne sort jamais du registre de l’utopie. Que reste-t-il de son œuvre dans ce cas ? Il en reste le plaisir du texte, l’originalité radicale d’un auteur qui a su transférer tous les charmes de l’amour et de la jouissance dans le domaine des grands et des nobles sentiments. Ce qui n’est déjà pas si mal.