16 septembre 2015

André Gide, le héros


            En ouvrant le Journal d’André Gide, je tombe sur le passage suivant : 
           « Songer à son salut : égoïsme. »
        « Le héros ne doit même pas songer à son salut. Il s’est volontairement et fatalement dévoué, jusqu’à la damnation, pour les autres ; pour manifester. »
          La lecture de ces lignes m’a, je dois le dire, interpellé. Elles datent de novembre 1890, Gide vient d’avoir vingt-et-un ans. Et c’est là, mot pour mot, le chemin qu'il suivra, sans dévier, jusqu’à son dernier souffle. Gide a résolument et irréversiblement dit « non » à la piété de son enfance, il se maintiendra sans flancher dans la seule sphère de l’humain, se fixant pour seule vocation, selon la formule des Nourritures terrestres, d’« assumer le plus possible d’humanité » (Andros = homme).
       Pour la plupart des gens, l’agnosticisme va de soi. Ils considèrent les religions comme des fariboles, la foi comme une douce illusion, et n’ont aucun effort à fournir pour tourner le dos à Dieu. Tel n’a pas été le cas de Gide. Ses années de jeunesse ont baigné dans une atmosphère d’intense réceptivité à l’égard du message biblique : « Je portais un Nouveau Testament dans ma poche ; il ne me quittait point ; je l’en sortais à tout instant. » (Si le grain ne meurt). Toute sa vie, il sera repris par des accès de cette ferveur première, comme en témoigne le brûlant carnet Numquid et tu… ?, rédigé lors d’une crise profonde en 1916. Pourtant, au moment de solder les comptes, au terme de sa vie et de son œuvre, il se sera montré d’une parfaite fidélité au destin qu’il s’est tracé, à son refus initial. Il mourra avec sérénité, les Géorgiques de Virgile sur sa table de chevet, sans le moindre frémissement vers une conversion de dernière minute.
         Ainsi, le Gide de 1944, celui de Thésée, pourra regarder sans rougir le Gide de 1890, et achever son œuvre sur ces mots : « C’est consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs, et plus libres. Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu. » 
        Oui, désormais l’œuvre d’André Gide, ces deux amples volumes du Journal, cette quinzaine d’ouvrages de fiction, plus le reste, attesteront, pour tous les esprits avides de liberté, ce que ce que c’est qu’être un homme, face aux joies et au découragement, à l’ivresse des sens, à l’amour et à l’amitié, à la culture et à la création, aux grands bouleversements historiques, à tout ce qui constitue la vie, indépendamment de tout recours à la transcendance, en essayant simplement d’être à la hauteur de sa condition.

        Citations

      « Nous restons reconnaissants à Goethe, car il nous donne le plus bel exemple, à la fois souriant et grave, de ce que, sans aucun secours de la Grâce, l'homme, de lui-même, peut obtenir. »
       André Gide, Introduction au « Théâtre » de Goethe.

      « Ceux qui, devant que de mourir, peuvent voir accompli ce qu'ils s'étaient proposé d'accomplir, je demande qu'on me les nomme, et je prends ma place auprès d'eux. »
       André Gide, Préface aux « Nourritures terrestres ».

      « Aujourd'hui, quand je parle de Dieu, je dis non ca-té-go-ri-que-ment. »
       André Gide, propos rapportés par Daniel Filipacchi, Paris Match, 1951.

       « On ne saurait avoir parié contre le christianisme avec plus de sang-froid et de raisonnement que Gide, en dépit de ses prudences, de ses repentirs, de ses brèves reprises. »
        François Mauriac, Mémoires intérieurs.

     « Si l'on admet que ceux-là seuls seront perdus qui ont délibérément renoncé à Dieu en toute connaissance de cause et par un choix longuement pesé, je ne crois pas en avoir jamais rencontré un cas plus saisissant que celui de Gide. »
         François Mauriac, Mémoires intérieurs.

       « Très peu osent décider que le mal est le bien et que le bien est le mal. Très peu osent, pour parler comme Bossuet : « renverser ce tribunal de la conscience qui condamnait tous les crimes ». Ce qu'a accompli Gide avec une tranquillité, une sérénité, une joie à faire peur. »
         François Mauriac, Mémoires intérieurs.

13 commentaires:

  1. Très bel hommage à Gide, cher Laconique ! Vous êtes l'expert, cet auteur reste pour vous un modèle héroïque et une source inépuisable de délices littéraires.

    Enfin, je ne sais pas s'il a été si héroïque que ça en disant "non à la piété de son enfance" au profit des "biens de la terre" : à moins d'être complètement dingue, il pouvait difficilement faire coïncider foi fervente et penchants pédérastes... Il a choisi le plaisir des sens.

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  2. Il est vrai que je ne me lasse pas de Gide, cher Marginal, je crois que c’est le seul auteur avec Plutarque dont je ne peux pas me passer… Encore ces deux liens à couper et je serai mûr pour la franche indépendance d’esprit dont une plume insoumise et espiègle comme la vôtre nous donne l’exemple !

    Je me permets toutefois de chausser mes lunettes de fan de Gide pour reprendre un peu votre analyse. Il me paraît inexact de considérer Gide comme livré au « plaisir des sens ». C’était un expérimentateur, il n’a reculé devant aucune expérience, mais il n’était lié par rien, et l’on trouve à ce propos un aveu très éclairant dans « Ainsi soit-il », son dernier écrit : « Mon désir, fait en partie de curiosité, s’épuise très vite et même, le plus souvent, lorsque le plaisir est parfait, je me sens saoulé d’un seul coup. Je n’éprouve le besoin ni de reprises, ni de redites. » Il est vrai que, même ainsi, on est encore loin de l’odeur de sainteté !

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    1. Comme je le disais, c'est vous l'expert, cher Laconique ! Je ne parle qu'en profane et pour le détail je vous fais confiance.

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    2. J'oubliais de dire, cher Laconique, que vous avez gâté une fois de plus vos innombrables lecteurs avec ce long article !

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    3. L'article n'est pas si long, cher Marginal. Ce sont les citations qui rallongent le tout. Que voulez-vous, avec Gide j'ai du mal à m'arrêter, comme vous avec une avenante petite teen thaïe je suppose !

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  3. Un hommage, est-ce bien sûr? Bravo en tout cas pour ce choix audacieux...J'eusse loué le poète lucide de la Symphonie pastorale ou le cynique des Caves du Vatican, mais célébrer l' apostat, le renégat, voilà qui ne me traverse pas l' esprit.Faut-il féliciter quelqu'un de renoncer au rêve?

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  4. Ce que je loue au contraire chez Gide, c’est sa fidélité : j’essaie de montrer que, de 1891 à 1944, il n’a pas varié dans sa position, que c’est un refus très ancien. Pour le reste, je vous avoue que, personnellement, je me sens de plus en plus éloigné de ce scepticisme radical. C’est justement pour cela qu’il m’a frappé et que j’ai voulu lui rendre hommage. Le monde est rempli de doctrinaires, on peut aussi louer des idéaux qu’on ne partage pas forcément.

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  5. J'ai l'impression que le fidèle sanglier philosophe a disparu de la circulation. Il semblerait qu'il ait repris le chemin des bancs de l'école...

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    1. Ah ! là là ! cher Marginal ! Quel taquin vous faites… Quand vous avez ferré une proie vous aimez titiller jusqu’au bout !...

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  6. Votre article est très intéressant et très dense, je m' excuse pour la dureté du ton,en vérité ce n' était pas un reproche mais bel et bien une question, je vous estime.

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    1. Eh, chère Orfeenix, il n’y a pas de mal, je vous assure. Je suis très difficile à froisser, vous pouvez y aller, j’en ai vu d’autres dans ce monde de fous ! Vous avez une véritable sensibilité littéraire, tous vos écrits le prouvent, c’est une chose rare, et c’est pourquoi je vous lis toujours avec beaucoup d’attention.

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  7. Très bel hommage bien documenté, à Gide. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt les citations. Je trouve la fin de votre texte particulièrement touchante avec cette profonde et réaliste réflexion sur la condition humaine qui évoque avec sensibilité, l'homme entre fragilité et grandeur.

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    1. Merci pour ce commentaire. Je suis très heureux que vous ayez apprécié les citations, je tenais beaucoup à les retranscrire, malgré la longueur de l’ensemble, parce que je les trouvais très éclairantes. Gide m’accompagne depuis mon adolescence, c’est plus qu’un simple écrivain pour moi, et je pense qu’en effet il peut aider chacun à mieux connaître la nature humaine, et donc à mieux se connaître soi-même.

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