15 octobre 2015

L'inévitable restauration du sacrifice


      Il n’y a rien de plus de plus stupéfiant, dans la réflexion philosophique et religieuse des derniers siècles, que l’oubli total dans lequel est tombée la pratique liturgique centrale de l’espèce humaine depuis des millénaires, à savoir le sacrifice. Un tel oubli semble indiquer que nous sommes vraiment dans la période sombre de l’âge sombre, celle où les vérités primordiales sont totalement offusquées, et qui précède immédiatement l’entrée dans un nouveau cycle.
      Le sacrifice est le rituel de base de toutes les civilisations connues. Il a été pratiqué à grande échelle par les Mésopotamiens, les Indiens, les Chinois, les Grecs, les Hébreux, les Celtes, les Romains, les Incas, les Mayas, les Aztèques, etc. Pendant des millénaires, le sacrifice était véritablement au centre de l’existence, et une société sans sacrifices était proprement inconcevable. C’est avec l’entrée dans la période dite « historique » que des préoccupations nouvelles, plus intellectuelles, émergent, et que le sacrifice, perdant peu à peu sa signification, est relégué à un statut purement formel, avant de disparaître tout à fait (du moins de manière visible). Les Modernes, obsédés par Dieu et par le sens de l’histoire, se sont complètement désintéressés de cet acte qui, selon les mythologies traditionnelles, est à l’origine du monde et de la vie.

       Il est rigoureusement impossible de transcrire dans le langage l’essence et la portée du sacrifice. On peut néanmoins indiquer quelques-unes de ses vertus évidentes :
      - Le sacrifice, par son caractère frappant, réalise immédiatement le but recherché par toutes les sagesses, à savoir la conscience accrue de l’instant présent, l’oubli des regrets à l’égard du passé et de la crainte à l’égard de l’avenir.
       - Le sacrifice libère de la peur de la mort et laisse entrevoir la nature fondamentale de l’être. En supprimant l’enveloppe matérielle et apparente de l’individu, il opère ce que les sagesses appellent le « retour à la racine », au noyau qui transcende le temps et l’espace, la vie et la mort. L’animal immolé n’est pas anéanti, il est au contraire rendu à son essence éternelle, à la divinité.
      - Le sacrifice rend possible l’action. En manifestant le caractère illusoire de la souffrance et de la mort, le sacrifice détruit toutes les appréhensions et les entraves qui retiennent l’homme dans l’accomplissement de son devoir. C’est notamment pourquoi il était pratiqué avant les batailles.
      - Le sacrifice soude la communauté. Tous les assistants sont liés par ce rite ultime, confondus en quelque sorte dans la substance unique de la victime.

     - Le sacrifice rétablit l'ordre cosmique. En purgeant l'atmosphère de tous les éléments de tension et d'agressivité, il permet de retrouver une vision apaisée et adéquate de la situation. (Quand il y a trop d'électricité dans l'air, la foudre frappe tôt ou tard. Le sacrifice consiste à orienter la foudre vers un paratonnerre.) 

      Il serait sans doute aisé de démontrer que tous les maux de notre société (désespoir, individualisme, nihilisme, violence, etc.) trouvent leur cause dans une conception dramatiquement limitée de l’existence, que le sacrifice avait justement pour but de prévenir. Notre époque sera peut-être considérée un jour comme une anomalie sans équivalent, une période où le fondement métaphysique de la cohésion sociale était complètement absent. (L’objection instinctive à la pratique du sacrifice, à savoir la répulsion à faire souffrir et à tuer des êtres innocents, n’est qu’une objection superficielle. La chair et le sang sont offerts sur les autels de toutes les villes et de tous les villages de France chaque dimanche sans que la prise d’une vie animale soit nécessaire.) Pourtant, malgré la cécité actuelle, il est très probable que le vingt-et-unième ou le vingt-deuxième siècle sera celui d’un retour à la norme. L’unification de l’humanité opérée par les moyens de communication, la multiplication des conflits meurtriers dus à convictions erronées, une certaine quête spirituelle qui se fait jour obscurément, de nombreux éléments indiquent que le temps approche d’une indispensable, inévitable et salvatrice restauration du sacrifice.

7 commentaires:

  1. Ah la la, cher Laconique, vous nous revenez inspiré ! un article long et agrémenté de belles images d'autels, quel bonheur... il manque juste les cadavres à la tête tranchée, merde.

    Hum, j'imagine que vos innombrables lecteurs, friands de vos textes, vont se demander, comme moi, si vous ne devenez pas complètement cinglé avec cette apologie du sacrifice rituel !
    Vous vous doutiez bien qu'un ennemi tel que moi de la religion et de toute souffrance animale s'offusquerait de ce discours, que je ne peux cautionner, même si, comme toujours, vous êtes très fort dans l'argumentation et la démonstration, on ne peut vous l'enlever.

    Tout ça me rappelle le film excellement violent de Mel Gibson, "Apocalypto", et putain, quand on voit les images de Gibson, ça donne pas envie de revivre des trucs pareils ! Allez, encore un effort, vous êtes bientôt bon pour faire des messes noires et entrer dans une société satanique où vous tremperez le biscuit en égorgeant des bébés (auquel cas je veux bien être coopté afin de tremper le biscuit aussi, mais je vous laisserai les bébés).

    J'ose espérer qu'il faut considérer votre article comme ironique, je me le suis demandé. Sinon, si c'est du premier degré, il y a des domaines pour lesquels mon esprit refuse de s'ouvrir et je ne vais pas essayer de contredire vos arguments illuminés.

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    1. Ah, cher Marginal, je vous avoue que je suis soulagé de vous voir prendre cet article avec le recul qu’il mérite. Je n’ignore pas combien la cause animale compte pour vous, et j’ai eu des scrupules à publier cet article, mais je me suis dit : « Je ne me suis jamais censuré, et malgré toute l’estime que j’ai pour les convictions et les valeurs du Marginal, ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer. »

      Bon, pour mettre les choses à plat, je ne plaide nullement pour qu’on égorge des moutons sur les places publiques. Je ne suis pas encore végétarien, mais, comme Einstein, j’espère finir mes jours dans cet état. Si j’aurais tendance à établir plus de nuances que vous entre la nature humaine et la nature animale, je suis pour que chaque vie soit préservée dans la mesure du possible. Mais je ne peux pas m’empêcher de m’interroger sur le rite du sacrifice, son universalité, son ancienneté et la vénération dont il était entouré. J’ai donc essayé de comprendre la portée réelle de ce rite. Donc, sur le fond, sur le plan purement conceptuel, mon article n’est pas si ironique que ça. C’est la dimension concrète qui, comme vous, me révulse. La solution serait donc de pratiquer des sacrifices sans prendre de vies animales, ce qui est possible et qui était préconisé par les plus grands esprits de l’Antiquité comme Virgile dans la cinquième « Bucolique », ou Platon qui écrivait au livre VI des « Lois » : « On nous raconte comment, à une autre époque, nous n’osions même pas manger du bœuf, et comment, dans les sacrifices offerts aux dieux, on offrait en victime non pas des animaux, mais des gâteux ou des fruits arrosés de miel. Lors de tels sacrifices, qualifiés de « purs », on s’abstenait de viandes dans l’idée qu’il était impie d’en manger ou de souiller de sang les autels des dieux. » Une fois de plus, la sentence célèbre se confirme, qui affirme que toute la pensée humaine ne consiste qu’en des notes au bas de Platon !

      Il faudrait que je revoie « Apocalypto », mais j’en garde un bon souvenir ! Pour les messes noires, je ne manquerai pas de vous convier si l’occasion se présente, il me semble qu’à notre époque certains poussent la déviation à un degré assez inédit jusqu’alors, je ne sais pas comment ça va se terminer, on m’a envoyé des choses je ne vous raconte même pas…

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    2. J'étais quand même surpris que le sage Laconique qui se réclame souvent du Bouddha souhaite "prendre des vies animales".

      J'avais compris que cet article devait s'envisager sur le plan intellectuel des idées seules.

      Bon, moi, à vrai dire, à la limite, je ne suis pas contre quelques sacrifices, qu'on trucide un ou deux humains de temps en temps ne peut pas faire de mal. Vous savez bien que c'est pour les animaux que je coince ; alors du moment qu'on ne touche pas un poil ou une plume de ces innocents on peut bien sortir la lame si vous pensez que ça peut être bénéfique... Puis après on pourra tremper le biscuit en se roulant dans l'hémoglobine ! histoire de "purger l'atmosphère de tous les éléments de tension et d'agressivité".

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  2. Vous vous en doutez, contrairement à notre cher Marginal païen, j' apprécie ce billet au plus haut point.C'est une question qui se pose dans la tragédie, pourquoi Iphigénie , pourquoi le fils d' Abraham dans la Bible? C' est le miroir de ces sacrifices pour lesquels nous n' avons pas le choix, la perte de biens, d' un aimé, de la jeunesse, de la vie et que le monde essaie d'effacer de la réalité.Le sacrifice est un don qui co^te et prouve aisi l' amour, je trouve ce rituel très romantique, merci encore pour cet article, vous êtes passionnant!

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    1. Voilà un commentaire qui me fait plaisir, chère Orfeenix ! On reconnaît en vous une fine connaissance de l’univers et des lettres classiques, dans lesquels le sacrifice est en effet omniprésent. Surtout, vous avez raison de pointer du doigt le fait que notre société refoule beaucoup de choses, à commencer par la mort, et le retour du refoulé est toujours extrêmement violent... Maintenant, si je suis persuadé que le sacrifice est une notion fondamentale du point de vue anthropologique, je serais bien incapable de pratiquer ou de voir pratiquer ce rite sans répulsion ni réprobation. (Je pourrais toutefois ajouter qu’une des religions monothéistes a résolu le problème en plaçant le sacrifice au centre de son dogme sans pour autant faire couler le sang.) Quoi qu’il en soit, j’essaie de ne pas me prendre trop au sérieux, il y a toujours une pointe de second degré dans ce que j’écris, et généralement plus c’est long plus c’est farfelu !

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  3. Bonsoir Laconique. J’ai quelques problèmes avec ce nouveau billet, comme vous pouvez vous en douter :

    Premièrement, il n’est pas exact que la notion de sacrifice soit tombée dans un oubli total ces derniers siècles. Je prendrais trois exemples. C’est d’abord un thème classique de l’anthropologie, et en particulier de l’anthropologie française avec l’œuvre fondatrice de Marcel Mauss. Deuxièmement, chez la philosophe individualiste (et athée) Ayn Rand, donc j’aurais l’occasion de reparler longuement, le sacrifice est l’outil conceptuel récurrent par lequel sont dénoncées les forces liberticides qui menacent d’anéantir l’individu au profit de fins qui lui sont étrangères. Tertio, le sacrifice est un thème central, LE thème, du philosophe chrétien René Girard (que je vous invite à écouter ici).

    Ceci dit, vous avez d’après moi parfaitement cerné la nature du sacrifice (caractère sublime qui fixe dans le présent le plus immédiat, sacralisation de la chose sacrifiée au divin), les deux derniers points étant (sociologiquement) les plus intéressants : la fonction unificatrice et réconciliatrice du sacrifice. Girard développe une théorie passionnante où le sacrifice, soudant la communauté contre un bouc-émissaire (innocent), dont l’exemple par excellence est le Christ, dissipe les tensions sociales générées par les désirs conflictuels nés de la rivalité mimétique. Le christianisme est décrit par Girard comme la religion sacrificielle civilisatrice, parce qu’elle enseigne à tendre l’autre joue plutôt que de sacrifier un bouc-émissaire humain, et remplace la mise à mort réelle par la célébration d’un sacrifice symbolique ouvrant la voie à l’au-delà…Cet aspect est d’ailleurs traité brièvement dans l’exceptionnelle Saga du Roi Arthur de Bernard Cornwell.

    On voit donc que le sacrifice joue une fonction de régulation sociale (religieuse) de la violence. On peut alors se demander si ce rôle ne peut pas être joué par autre chose et si son déclin historique ne viendrait pas du fait qu’il est été effectivement remplacé par une autre forme de régulation. Mon hypothèse est que la violence est canalisée non plus par la religion mais par la politique ( F. Lordon parle de la politique comme méthode d’accommodation du conflit social), ainsi que par des structures étatiques qui ont un rôle de médiation entre les membres de la société, qui étaient forcés de régler leurs différends par la vendetta (Corneille, Le Cid) dans les systèmes sociaux archaïques ayant précédés les institutions judiciaires et policières modernes. On passe donc d’une auto-régulation de la violence par la suppression d’un bouc-émissaire dans la communauté restreinte (clan, village) au « Nul ne peut se faire justice à lui-même » de la société moderne (organisée par un Etat, de plus en plus urbaine, etc.).

    Je dirais enfin que notre époque ne « refoule » pas vraiment la présence dans la mort ; c’est en partie vrai vis-à-vis de la mort des proches, mais dans le même temps le voyeurisme et l’exploitation médiatico-ludique du macabre atteignent des sommets de visibilité inimaginables par le passé. Preuve.

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    1. Eh bien, cher Johnathan Razorback, je vous remercie pour ce commentaire dense et synthétique. Vous traitez de ce sujet avec une sûreté et une autorité que je n’aurais pas attendues de vous dans ce domaine des rites et du sacré. Décidément vous couvrez beaucoup de champs !

      Autant vous le dire tout de suite, mais vous l’avez sans doute remarqué, je ne me pose pas en théoricien du sacrifice. Je suis un grand amateur des textes de l’Antiquité gréco-latine, je connais bien la Bible, j’ai lu quelques textes sacrés de l’Orient, ma compétence ne va pas au-delà. J’ai réfléchi sur ce problème à partir des sources antiques uniquement, étant parfaitement ignorant dans les domaines de l’anthropologie et des sciences humaines en général. Ma vision est donc une vision « naïve », mais elle est nourrie par un intérêt (et même plus) de longue date pour le domaine métaphysique. En un mot, je suis sans doute un peu dilettante, et je me méfie beaucoup de la pensée moderne (post-kantienne disons).

      J’ai entendu parler des thèses de René Girard, comme je vous le disais dans le dernier billet. La vidéo que vous m’avez proposée m’a beaucoup intéressé, il est rare de voir un philosophe s’exprimer à la fois avec clarté et une vraie profondeur de pensée. Je souscris tout à fait à sa théorie de la nature mimétique du désir, que l’expérience confirme à chaque instant, et j’y souscris d’autant plus volontiers que, comme il le dit lui-même, on la trouve exprimée chez Platon (ce n’est pas à vous qui avez lu La République que je vais l’apprendre). Je serais peut-être plus réservé sur la théorie du bouc émissaire. La victime du sacrifice n’est pas seulement un bouc émissaire, elle est bien plus que cela, et entre autres un moyen d’entrer en contact avec la sphère du divin (la mort étant à l’intersection entre la vie et l’au-delà). Quoi qu’il en soit, je ne me permettrais pas d’engager des polémiques dans un domaine que je ne maîtrise pas. Outre les noms que vous citez (et je reconnais certains de vos centres d’intérêt de longue date), le nom de James George Frazer est également revenu à mes oreilles. Son Rameau d’or semble être une référence, et il semble doté d’une qualité littéraire qui le rendrait lisible pour un béotien comme moi.

      Vous analysez bien la « fonction de régulation sociale » du sacrifice. Il est indubitable qu’il y a un lien avec la politique. Le sacrifice, rite de la verticalité, me semble avoir des problèmes à se concilier avec la démocratie (les sacrifices étaient négligés à la fin de la République romaine et ils ont été rétablis en grande pompe sous le principat d’Auguste (cf. l’autel de la paix)). La parole, le débat public, semblent en effet jouer ce rôle de régulation de la violence. Reste à savoir si cela est suffisant, et pour ma part j’ai des doutes. Lorsque la violence n’est pas institutionnalisée, et lorsque le pouvoir politique, pour une raison ou une autre, est défaillant, on s’expose à de graves processus d’extériorisation, comme le terrible automne dans lequel nous nous engageons risque de le démontrer…

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