24 juillet 2015

La dernière partie de l'univers

        
       D'après Bossuet, nous sommes « relégués dans cette dernière partie de l’univers, qui est le théâtre des changements et l’empire de la mort » (Sermon sur la mort). Pour la Bhagavad-Gîtâ, nous sommes « tombés dans ce monde éphémère et misérable » (IX, 33). Pour le bouddhisme, nous devons regarder ce monde comme « une simple bulle d’eau ou un pauvre mirage » (Dhammapada, 170). Et la Bible prescrit : « N’aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde » (1 Jean, 2, 15).
       Voilà une belle unanimité, ne pus-je m’empêcher de penser. J’allumai ensuite la télévision, histoire d’avoir le point de vue de mes contemporains sur la question. Je vis une tout autre version, un monde coloré, de la musique, des danses, des visages épanouis et souriants. La vie était décrite comme une chose infiniment précieuse, excitante, dont il fallait profiter, jouir au maximum.
        Il y a un problème, me dis-je. Entre la sagesse écrite des siècles passés et la réalité vécue de mon temps, nul point de contact, une divergence radicale, c’est le nord et le sud, blanc et noir, A et -A. Il faut pourtant que l’un ait tort et l’autre raison, ça ne peut pas être les deux à la fois. A qui donc se fier ? Quel guide suivrai-je ? Dois-je écouter la tradition spirituelle de tous les siècles et de toutes les civilisations ou les injonctions de mon époque ? Les livres ou les gens ? Cyril Hanouna ou Bouddha ?

3 juillet 2015

La tombe de Pierre Louÿs


       Je me souviens de la tombe de Pierre Louÿs, au cimetière du Montparnasse. J’avais dû la chercher dans un coin reculé, loin des sépultures célèbres de Sartre et de Baudelaire, dans un carré anonyme datant du début du siècle, au milieu des herbes folles. Je suis resté un moment devant cette tombe, non sans une certaine émotion. Je n’avais lu qu’un seul ouvrage de Louÿs, les délicieuses Chansons de Bilitis. J’avais aussi parcouru un de ses livres érotiques qui m’était tombé sous la main, Enculées, je crois, ou le Manuel de Gomorrhe. Ce qui se dégageait pour moi de cette sobre pierre tombale, c'était un mélange de tristesse et de fraternité.
       Toute existence dévolue à un nombre restreint d’activités désintéressées acquiert une sorte de noblesse, une singulière pureté. Pierre Louÿs ne s’est au fond consacré qu’à trois choses : la lecture, l’écriture, et la fornication. Il a porté l’amour de ces trois domaines à un degré d’incandescence, devenant bibliophile et érudit, noircissant des centaines de manuscrits (quatre cents kilos paraît-il), et se targuant d’avoir partagé l’intimité d’environ deux mille cinq cents femmes, professionnelles ou non. « Voilà une vie droite, me disais-je, une vie cohérente. Tu t’es tracé ta voie et tu n’as pas dévié ». Il est instructif de remarquer que la fidélité à un comportement, dès lors que celui-ci est envisagé avec candeur et poursuivi avec ferveur, innocente et sanctifie ce qui, chez les autres, serait regardé comme un vice. Un semblable sentiment de respect, presque de dévotion, devait émaner de la tombe de Bilitis, la courtisane de Lesbos, l’amante de Shappho et de Mnasidika, sur laquelle, nous dit Louÿs, on pouvait déchiffrer ces mots :
       Et maintenant, sur les pâles prairies d’asphodèles, je me promène, ombre impalpable, et le souvenir de ma vie terrestre est la joie de ma vie souterraine.