19 février 2016

L'acte et sa représentation

       La portée morale d’un acte ne se situe pas dans sa réalisation, mais dans sa représentation. Lorsque je fais monter une prostituée dans ma voiture dans GTA V, lorsque je vais chasser l’élan ou que je m’enivre dans Red Dead Redemption, y a-t-il une différence intrinsèque entre ces actions virtuelles et leurs équivalents concrets ? Si je me place au point de vue de mon expérience interne, le seul valide en fin de compte, force est de reconnaître que non. Il n’y a pas de différence ontologique entre un acte et sa représentation. Ma conscience adopte un certain rapport envers certains objets, et tant que l’on se maintient sur le plan de la conscience, il est impossible d’établir une distinction entre objet réel, image, imagination, etc. Le contenu de la conscience, dans tous ces cas, reste le même, indépendamment du degré de réalité de l’objet.
        Dès lors, les conséquences morales de l’acte, ses bénéfices ou sa nocivité, seront logiquement les mêmes. C’est d’ailleurs là une vérité admise par toutes les anciennes sagesses, et exprimée dans les célèbres paroles évangéliques : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt 5, 28), ou encore : « Quiconque hait son frère est un homicide » (1 Jn 3, 15). En effet, il n’y a pas de différence ontologique entre un acte et sa représentation.
        Quel sera, dans ces conditions, le devoir du sujet pensant ? Son devoir sera de générer des représentations moralement estimables. On voit ici toute l’hypocrisie schizophrène de notre société, ultra répressive sur le plan des mœurs et des lois, complètement désinhibée dans les représentations et les divertissements qu’elle propose. Le temps viendra donc fatalement où il ne s’agira plus seulement de modifier les comportements, mais la conscience même des individus, car c’est là que le salut se joue.

4 février 2016

Arthur Schopenhauer : Le Monde comme volonté et comme représentation


       Relu quelques chapitres du Monde comme volonté et comme représentation, de Schopenhauer. De tous les ouvrages de philosophie que j’ai lus, aucun sans doute n’a exercé une telle emprise sur moi. Le sentiment de fusion entre le lecteur et le livre est total, le charme agit sur tous les plans : élégance de l’expression, rigueur et précision de la pensée, caractère vivant et varié des exemples, diversité des citations qui appuient toujours parfaitement le propos. On a l’impression de voir se déployer la vie elle-même sous nos yeux, avec une netteté et un contraste incomparables. Tant d’intelligence, formulée de manière si claire, ne peut pas manquer d’avoir un effet quelque peu étourdissant sur le lecteur : à chaque fois c’est toute sa personnalité qui chancelle, qui se trouve remise en question. Oui, vraiment, lire Schopenhauer est une expérience à nulle autre pareille, on n’est jamais rebuté, on s’enfonce dans cet univers comme dans un océan tiède et limpide. Ah ! comment pourrai-je oublier les après-midi d’été qui ont pris pour moi la teinte de cet ouvrage unique ?
       Et pourtant, ce confort même participe à la nocivité de Schopenhauer. Lire Platon est une gymnastique : on en ressort plus vif, plus autonome. Lire Schopenhauer, c’est se passer une chaîne autour du cou : on est charmé d’abord par ce guide si sûr de son fait, jusqu’au moment où l’on s’aperçoit que l’on est devenu prisonnier de sa manière de voir le monde. Il est significatif de constater que tous les grands lecteurs de Schopenhauer ont traversé, parfois de manière irréversible, des crises de désespoir terribles : qu’on songe à Maupassant, Nietzsche, Houellebecq. Moi-même, je me souviens de l’époque où j’étais sous l’influence de sa pensée comme de la plus triste période de ma vie, des mois de ténèbres qui ne prirent fin qu’un jour de mai lorsque j’ouvris un livre intitulé : Vies des hommes illustres. C’est que tout le système de Schopenhauer est profondément déprimant : considérer le sens de la vie comme une donnée unidimensionnelle, déterminée une fois pour toutes, c’est à la fois faux et désespérant. La vie ne devient vivable qu’à partir du jour où l’on admet que son sens n’est pas fixé d’avance, que c’est à nous de le créer, de l’imposer à tout ce qui nous entoure. En définitive, seule la liberté existe, et toutes les théories qui prétendent s’opposer à la liberté sont condamnées à déboucher sur le néant.

       Citations

       « Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs, les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé la confiance des âmes, tué l’amour, abattu le culte idéal de la femme, crevé les illusions des cœurs, accompli la plus gigantesque besogne de sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de sa moquerie, et tout vidé. »
       Guy de Maupassant, Auprès d’un mort.

     « …mon premier et seul éducateur, le grand Arthur Schopenhauer… »
       Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain.

       « Je pénétrai dans son Monde comme représentation et comme volonté (sic) avec un ravissement indicible, le lus de part en part, et le relus avec une application de pensée dont, durant de longs mois, aucun appel du dehors ne put me distraire. Je me suis mis plus tard sous la tutelle d’autres maîtres et que, depuis, j’ai de beaucoup préférés : Spinoza, Descartes, Leibniz, Nietzsche enfin ; je crois même m’être assez vite dégagé de cette première influence ; mais mon initiation philosophique, c’est à Schopenhauer, et à lui seul, que je la dois. »
       André Gide, Si le grain ne meurt.