27 juillet 2018

Éloge de Tchouang-tseu



L’œuvre de Tchouang-tseu est une des choses les plus fascinantes qu’il m’ait été donné de connaître. Depuis que je l’ai découverte, je n’ai cessé de la relire, encore et encore. C’est l’auteur le plus éloigné de nous que l’on puisse concevoir : il a vécu en Chine, il y a deux mille trois cents ans, à l’époque d’Alexandre le Grand. Impossible de trouver plus distant de notre monde moderne. Et pourtant, chacun de ses petits récits me parle comme s’il avait été écrit spécialement pour notre société superficielle et agitée.
Je suis tombé l’autre jour sur l’histoire suivante (chapitre 12, « Ciel et terre ») : Tseu-kong se promène dans la campagne et rencontre un jardinier qui irrigue péniblement ses plates-bandes avec une jarre qu’il doit remplir dans un puits. Tseu-kong lui dit alors qu’il existe une machine qui pourrait faire tout ce travail à sa place :
« - Une machine en bois creusé dont l’arrière est lourd et l’avant léger, avec laquelle on lève l’eau comme si on la tirait à la main, aussi vite que le bouillon déborde de la marmite : cette machine s’appelle "Ki-kao". »
Le jardinier se mit en colère, changea de couleur, ricana et dit : « J’ai appris de mon maître ceci : qui se sert de machines use de mécaniques et son esprit se mécanise. Qui a l’esprit mécanisé ne possède plus la paix de l’innocence et perd ainsi la paix de l’âme. Le Tao ne soutient pas celui qui a perdu la paix de l’âme. Ce n’est pas que je ne connaisse pas les avantages de cette machine, mais j’aurais honte de m’en servir. »
N’est-ce pas là l’histoire de ma vie, de toutes nos vies ?

4 commentaires:

  1. Ah, cher Laconique, un peu de sagesse ne fait pas de mal ! Surtout par les temps qui courent...

    Cette petite histoire est finalement un éloge de la simplicité et on peut se dire qu'on n'a rien inventé depuis trois mille ans : on avait déjà tout en notre possession pour être heureux ! Certains de vos innombrables lecteurs pourront penser légitimement que le mieux est l'ennemi du bien.

    PS: Pour une fois une petite coquille s'est glissée au deuxième paragraphe, ce qui est plus que rare chez vous.

    RépondreSupprimer
  2. Oui, un peu de simplicité ne fait pas de mal, cher Marginal, c’est la clé du bonheur. Ne rien faire et profiter de la liberté et de la noblesse de son esprit, c’est ce qu’il y a de mieux, depuis l’origine. Mais bon, y a un peu de mauvaise foi dans tout ça, il faut le reconnaître : quand je peux je mate des dvd, je vais sur internet… Je prends la technologie quand ça m’arrange, mais dès qu’on met le doigt dedans les effets pervers se font sentir. Dur dur !

    Merci pour la coquille ! J’avais un pressentiment, j’ai relu le texte trois fois, le cerveau humain est vraiment bizarre…

    RépondreSupprimer
  3. Franchement, Laconique, votre anti-modernisme chronique m'irrite et m'attriste à la fois.
    Comment peut-on prétendre opposer technologie et spiritualité, alors que la technique est l'un des produits les plus éminemment remarquables de l'esprit humain ?
    Et si votre paysannerie chinoise était si contente de se casser le dos dans les rizières, croyez-vous qu'elle se serait précipitée, depuis des décennies, dans les nouvelles villes du sud-est du pays ? Il faudrait peut-être envisager que
    les villes ne soient pas d'essence satanique...

    Personnellement, j'ai passé une partie de l'après-midi à désherber un jardin, et je peux vous dire que ma paix intérieure aurait été bien moindre en l'absence d'outils ! Sans parler des vêtements appropriés, vous savez, ces choses atroces que l'on fabrique en masse dans les usines...

    RépondreSupprimer
  4. Eh, ne soyez pas triste, cher Johnathan Razorback ! Et d’abord ce n’est pas un texte revendicatif que ce petit billet, c’est juste que j’ai été très amusé par le texte de Tchouang-tseu, qui montre que le discours anti-technologique ne date pas d’hier, et qu’on peut parfaitement le transposer à notre époque, après plus de deux mille ans. Il eût été dommage, en effet, que vous vous écorchassiez les doigts à biner sans gants adaptés…

    J’ai lu le petit article sur la ville. Le moins que l’on puisse dire est que la cause citadine y est vigoureusement défendue… On ne va pas relancer ici le débat sur la ville (Rousseau, Sans feu ni lieu d’Ellul), etc. On peut tout accorder aux défenseurs de la vie urbaine, sauf le fait que ce soit un milieu propice à la méditation, au calme et à la quête spirituelle. Il n’y a pas de monastères en ville. La ville s’oppose frontalement à tous les instincts spirituels et élevés de l’homme. Un texte particulièrement emblématique à cet égard, ce sont les Petits poèmes en prose de Baudelaire (également intitulés Spleen de Paris). Lisez le texte intitulé A une heure du matin par exemple. Qui n’a pas éprouvé ceci après une journée en ville ? Mais bon, je ne veux pas trop épuiser le sujet, je compte peut-être écrire un billet sur ce recueil un jour ou l’autre.

    RépondreSupprimer