24 août 2018

Jacques Ellul : La Parole humiliée


Le combat contre les images est le combat de ma vie. Toujours je serai du côté de la liberté contre les aliénations sensitives et émotionnelles de tous ordres qui nous entourent. Aussi, c’est avec un très grand intérêt que j’ai lu l’ouvrage que Jacques Ellul a consacré précisément à ce problème du statut de l’image dans le monde moderne : La Parole humiliée.
Ellul n’est pas un littéraire. Ce n’est pas un philosophe. Sa lecture est donc ardue pour moi à deux titres : il n’a pas l’élégance de style à laquelle je suis accoutumé dans ma lecture des auteurs français ; il rejette radicalement les catégories philosophiques avec lesquelles je me suis formé (Platon en particulier). Issu du marxisme et des théories du droit, par ailleurs historien et théologien, et avant tout cela chrétien, une seule chose l’intéresse : la vérité, sans s’encombrer des formes. Ceci explique peut-être son relatif insuccès dans une nation éminemment littéraire comme la France.
Il n’entre pas dans mes ambitions de paraphraser ici un ouvrage aussi dense que La Parole humiliée. Le constat est néanmoins accablant : nous vivons une ère sans précédent (et le livre date de 1978, que dirait-il aujourd’hui !) dans laquelle la parole, qui a été de tout temps l’instance privilégiée de l’homme pour communiquer dans un cadre de liberté et de respect de l’autre, est remplacée par l’image, puissance aliénante, univoque, stérilisante, et en définitive creuse. Deux causes à cette situation : le développement de la technique d’une part, qui bouleverse les usages et s’impose à tous sans relever d’une quelconque décision consciente de l’homme ; le mépris de la parole de l’autre, dont l’ambiguïté constitutive, gage de liberté, est incompatible avec les exigences binaires de la société techniciste et scientiste dans laquelle nous vivons.
Or, l’image ne nous apprend rien, parce qu’elle relève du monde réel, concret (le seul qui existe pour l’homme moderne), et qu’elle est incapable de communiquer la vérité, laquelle est existentielle, au-delà de nos limitations multiples. C’est pourquoi Dieu a choisi cet outil apparemment fragile et modeste de la parole pour se révéler : « Bibliquement tout se ramène à la parole. (…) La parole est tout dans cette révélation. Rien n’est laissé à la vue » (p. 109). Le Dieu qui libère est un Dieu qui s’insinue entre les mailles de fer des représentations idolâtriques, qui ne s’impose pas aux sens, qui exige une écoute, et une réponse.
Depuis que Jacques Ellul a écrit La Parole humiliée, quarante ans se sont écoulés. Aujourd’hui, avec la prolifération des écrans, la situation a empiré de façon exponentielle, au point que c’est la valeur même de liberté qui est devenue incompréhensible, écrasée par les injonctions d’utilité, de pragmatisme, par les envoutements sensoriels de tous ordres. L’issue de combat semble scellée. Pourtant, à ma place, avec mes moyens, je poursuivrai la lutte. Je sais que je ne verrai pas la victoire de mon vivant. Mais je sais aussi que toutes les forces d’oppression, si séduisantes qu’elles paraissent, si hégémoniques qu’elles soient à un moment donné, sont destinées à s’effacer devant l’immémoriale aspiration à la liberté que le Créateur a gravée au fond de nos cœurs.

Citations

Lorsque [le discours] utilise le haut-parleur, lorsqu’il écrase les autres par la puissance des appareils, lorsque la TV parle, il n’y a plus de parole, parce qu’il n’y a aucun dialogue possible. p. 39.

L’image est du domaine de la réalité. Elle ne peut absolument pas transmettre quoi que ce soit de l’ordre de la vérité. Elle ne saisit jamais qu’une apparence, qu’un comportement extérieur. p. 48.

La parole est expression de ma liberté, suppose la liberté, appelle l’interlocuteur à s’affirmer lui aussi libre en parlant. p. 93.

La Bible lie étroitement, expressément la convoitise à la vue. p. 159.

Les psychologues et les médecins s’accordent pour reconnaître que le cinéma ne laisse pas l’homme intact. Le choc émotif est trop puissant. (…) Le choc des images se produit bien au-delà des quelques heures de projection. Profitant de ce que la tension mentale s’est relâchée, le contrôle des sentiments et des émotions a été moins efficace à cause de l’obscurité, un certain renoncement au monde réel s’est produit, l’impressivité de l’image atteint son maximum. Non seulement la pensée ou le corps mais la totalité de l’être participent à l’émotion provoquée par le film qui possède une puissance jusqu’alors obtenue par aucun autre instrument. Le spectateur se trouve placé dans un état de disponibilité affective qui l’ouvre tout grand aux influences, aux formes, aux mythes. Grâce aux images qui le font entrer dans la fiction, il se trouve libéré du frein de certains de ses instincts, il projette sur le monde ses désirs personnels, sous le masque d’émotions banales. Or, cette situation se reproduit périodiquement, et ses effets sont durables. Le cinéma habituel crée une nouvelle personnalité et aboutit à une certaine toxicomanie tout en accroissant des déséquilibres internes, imaginatifs ou sentimentaux. p. 188.

L’appareil commande. On ne voit plus, on regarde et on cherche ce qu’il faut photographier. Et quand la bonne photo est enfin prise, vous voyez tous ces voyageurs se désintéresser subitement de tout : le boulot à faire a été fait. Que pourraient-ils donc faire de plus au milieu des ruines du Parthénon ? On se demande soudain ce que l’on fait là. p. 192.

Il est presque impossible à l’enfant, mais aussi à l’homme d’aujourd’hui de fixer son attention sur autre chose que des images. p. 205.

Mais voici que dans l’univers des images artificielles où nous sommes plongés, il y a stérilisation, blocage de l’action. Nous constatons une opposition complète entre l’image et la réalité, l’image transmis par le cinéma ou la télévision. Elles ne portent à aucune action, elles ne font pas sortir l’homme de son fauteuil. Au contraire, elles l’enfoncent dans son atonie. L’homme voit mais reste passif, parce que sur la représentation qui lui est offerte, il sait qu’il n’a aucune prise. p. 227-228.

Qu’on le veuille ou non, la profusion des images, la beauté des cérémonies, le triomphe visuel des liturgies, la symbolique purement visuelle, tout cela fut la source majeure de toutes les erreurs médiévales et postérieures, dans l’Église romaine et orthodoxe. p. 286-287.

Nous arrivons ici à la plus grande mutation que l’homme ait connue depuis l’âge de pierre. L’équilibre subtil entre la vue et l’ouïe, la parole et le geste s’est rompu au profit du signal et de la vue. L’homme occidental n’entend plus, tout passe par sa vue, il ne sait plus parler, il montre. p. 319.

Là où il y a exclusion ou subordination de la parole, il y a élimination de la liberté. Quand l’homme est subjugué par les images, il est situé dans un monde nécessaire et de nécessité. (…) Il accepte la nécessité en même temps que l’image. p. 346.

L’homme des images est finalement un homme qui a perdu sa liberté profonde en pénétrant dans ce milieu des images produites par la technique. p. 347.

Les yeux voient le réel et non la vérité. (…) L’homme se réfère sans cesse à la vue comme critère dernier, et celle-ci est aveugle sur les choses dernières. p. 390.

L’ordre iconoclaste doit fermement s’attaquer d’abord à l’audiovisuel dont nous avons dénoncé le mensonge, et dont il faut dire l’extrême danger. (…) Iconoclasme indispensable à l’égard de cette effroyable machine de guerre antihumaine qu’est l’audiovisuel, en tout point comparable aux idoles anciennes pour qui le sacrifice humain était la condition de leur vérité montrée. p. 402-404.

17 août 2018

Émile Faguet et Voltaire, ou les limites de la posture critique

J’ai toujours beaucoup aimé Émile Faguet (1847-1916). C’est vraiment le critique que j’ai le plus lu, une intelligence extraordinairement déliée, un style d’une souplesse et d’une mobilité sans égales. On a l’impression de l’entendre parler en le lisant, c’est une sensation sans équivalent, qui m’a plus d’une fois tenu éveillé tard dans la nuit durant mes jeunes années. Mais j’ai relu récemment son étude sur Voltaire dans son Dix-huitième siècle et j’ai été désagréablement surpris par le grand nombre de formules péremptoires et très sévères que j’ai pu y trouver. Faguet écrit, à propos de Voltaire : « C’était un homme très primitif en son genre : il ignorait la distinction du bien et du mal profondément. C’était le cœur le plus sec qu’on ait jamais vu, et la conscience la plus voisine du non-être qu’on ait constatée. » Ou encore : « Un esprit léger et peu puissant qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines ni les grands hommes. »
Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur la personne et l’œuvre de Voltaire. Au cours de ma vie, à chaque fois que j’ai cité le nom de Voltaire dans une conversation, le résultat a été le même : une moue dédaigneuse, voire hostile, de la part de mon interlocuteur. C’est une expérience qui n’a jamais souffert d’exception. Voltaire est méprisé par notre époque pour une raison simple, c’est qu’il est aux antipodes de nos modes de pensée. Nous vivons dans l’ère de l’ego, de l’individualisme, de la quête du sensoriel et de l’éphémère. Voltaire incarne tout le contraire : il ne parle jamais de lui, sa personne ne l’intéresse pas, il se situe toujours au niveau de l’universel et des grandes abstractions (la justice, la vertu, Dieu, etc.). D’où l’ennui non dissimulé qu’il suscite.
Et ce qu’il y a d’étonnant, à propos de Voltaire, c’est cette propension à le résumer d’une phrase, d’un mot (« sec », « superficiel », « intolérant »), lui qui a produit des volumes et des volumes sur à peu près tous les sujets. C’est précisément cette propension que je retrouve chez Faguet, et c’est un travers qui menace à vrai dire tous les critiques. Le critique occupe par définition une position de surplomb par rapport à son objet, qui est, justement, un « objet », une masse inanimée et close, manipulable à sa guise. La tentation est grande, dès lors, d’abuser de cette position dominante et de verser dans le définitif, dans le péremptoire. Quand cette attitude touche un esprit aussi vaste, aussi désintéressé et aussi éclairé que celui de Voltaire, on peut facilement basculer dans le ridicule. Les jugements se retournent contre leur auteur. C’est là une limite redoutable de la critique (qui fait qu’il est en définitive plus facile de louer que de blâmer), et malgré toute l’admiration que j’ai pour Faguet, je ne peux pas ne pas constater qu’il y tombe bien souvent.

Citations

Il n’aimait pas ; il était égoïste, et voilà pourquoi ce génie universel a été étroit ; universel par dispersion, étroit, borné et sans profondeur sur chaque objet.

Il a été miraculeux dans l’usage des dons secondaires de l’esprit.

Quand on a lu vraiment tout Voltaire, on sait qu’il y a relativement peu d’idées et peu de questions dans cette encyclopédie. Il y en a plus dans Diderot et beaucoup dans Sainte-Beuve.

C’était simplement un homme très instruit, se tenant au courant, bien renseigné, qui réfléchissait très vite, qui a vécu longtemps, et qui écrivait deux pages par jour, ce qui est très considérable, non pas stupéfiant.

10 août 2018

Woody Allen : Broadway Danny Rose


Il y a quelques mois, j’ai revu Broadway Danny Rose de Woody Allen. C’est un de ses films les moins connus. Un film de 1984, en noir et blanc, avec Mia Farrow. J’ai passé un moment délicieux. Le plaisir que j’ai ressenti alors, pourtant, m’apparaît comme la quintessence même du mensonge inhérent à l’art cinématographique. Confrontons donc le rêve avec la réalité :
Brice a vu le film en 1984, à sa sortie, alors qu’il avait dix-sept ans. Il en est ressorti dans un état d’euphorie. La vie qui l'attendait lui apparaissait comme une aventure merveilleuse : il aurait de l’esprit, comme Woody Allen dans le film, il serait mêlé à des situations à la fois palpitantes et cocasses, il aurait des conversations drôles et spirituelles avec des impresarios véreux, des artistes excessifs mais attachants, des créatures plantureuses, névrosées et sentimentales. Toutes les aspirations esthétiques et romantiques qui sommeillaient au fond de son être seraient comblées.
Aujourd’hui Brice est célibataire divorcé à Cergy-Pontoise. Il perd ses cheveux. Il fume trop. Les gosses en bas de son immeuble font du bruit tous les soirs jusqu’à minuit. Quand il allume sa télé, il voit Emmanuel Macron et Booba.
Prenons maintenant Woody Allen. Les promesses ont-elles été tenues ? En 1984, Woody Allen était un artiste brillant, au sommet de son art, il tournait des chefs-d’œuvre avec la femme qu’il aimait, il avait Hollywood à ses pieds. Aujourd’hui, sa carrière est derrière lui, c’est un demi-paria à Hollywood, Mia Farrow le tuerait si elle en avait la possibilité, et rien n’a guéri l’angoisse de la mort qui transparaît dans ses films.
Le cinéma réveille nos sentiments les plus profonds, il nous fait miroiter une existence pleine de contrastes et de paroxysmes, il nous remplit d’une émotion d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur l’art, c’est-à-dire sur la maîtrise totale de la matière. Mais au bout du compte, il s’agit d’un mensonge, le plus terrible et le plus pernicieux des mensonges, car il affaiblit l’être et le paralyse au lieu de l’affranchir de la tyrannie des sens.
La vérité est pourtant simple. Elle a été exprimée par tous les sages, à toutes les époques, sur tous les continents :

Quand il a pris une retraite solitaire,
Apaisé son esprit, et de la Loi reçu une vision claire,
Le bhikku connaît une joie inaccessible aux hommes. (Dhammapada, 373).