23 mai 2019

Trois idoles philosophiques



Je discutais l’autre jour avec un ami catholique.
« Je comprends tout à fait que l’on rejette la foi chrétienne, me dit-il, mais ce qui est vraiment risible, à la fois prétentieux et vain, c’est de croire pouvoir démolir la foi à coups d’arguments philosophiques. J’ai discuté mille fois avec des intellectuels sur ces sujets, et c’étaient toujours les trois mêmes philosophes qui revenaient, encore et encore : Descartes, Spinoza, Nietzsche, Descartes, Spinoza, Nietzsche. Les athées n’ont aucune originalité, ils sont d’un conformisme atterrant, pire que des vieilles bigotes avec leur rosaire. Laisse-moi donc te dire, une fois pour toutes, ce que je pense de cette fameuse Trinité : Descartes, Spinoza, Nietzsche.
Descartes tout d’abord. C’est un grand philosophe, un philosophe authentique, je n’aurai pas le ridicule de le nier. Il a eu l’immense mérite de sortir la philosophie de l’ornière scolastique. Il a engendré toute une lignée de penseurs vigoureux, jusqu’à notre époque. Mais enfin, quand on loue Descartes, on sélectionne avec soin les textes, et on n’en retient à la vérité que trois : le Discours de la méthode, les Méditations métaphysiques et la première partie des Principes de la philosophie. Tout cela a une apparence austère et rigoureuse propre à séduire les esprits athées, fort influençables et désireux de trouver un terrain solide sur lequel s’appuyer. Mais ceci n’est que l’introduction de la pensée de Descartes, et tout le reste on n’en parle jamais. As-tu lu le traité des Passions de l’âme ? C’est plus fantasmagorique que la Genèse, crois-moi. On y parle d’« esprits animaux » qui s’enflamment dans le cœur ou dans la rate, je ne me souviens plus, et qui en passant au cerveau causent le désir, ou la pitié, ou la colère. Et ça se développe sur des pages et des pages, un matérialisme primaire dont il ne reste rien de nos jours. Et tout est à l’avenant chez Descartes : la théorie des tourbillons, l’animal-machine qui ne se distingue en rien d’une horloge bien réglée, etc. Alors Descartes est un grand philosophe, d’accord, mais qu’on ne prétende pas détruire la subtilité rabbinique de la Bible, affutée sur des générations et des générations, au milieu des guerres, des catastrophes et des persécutions, à l’aide d’arguments de cet ordre. Il suffit de retourner la prétendue rigueur des cartésiens contre eux-mêmes pour en venir à bout.
Mais ce n’est pas là le plus grand tort de Descartes. Ce que je ne pardonne pas à Descartes, c’est qu’il est à l’origine de l’individu contemporain, enfermé dans sa subjectivité et ses émotions, ne cherchant qu’une seule chose : « se sentir bien », à n’importe quel prix, aveugle et obtus à tout le reste. En enfermant l’individu dans sa conscience personnelle, Descartes s’est coupé de la rude et virile objectivité biblique et romaine. Ce n’est plus le monde qui précède l’individu, c’est l’individu qui génère le monde. Dès lors plus de politique, plus de lois, plus de rites, plus de communauté humaine, mais seulement ce qu’une de mes connaissances appelle plaisamment « la branlette narcissique du consommateur bobo ». L’intersubjectivité est tout ce qui reste, d’où les passions tristes, névroses, harcèlements, frustrations, etc. L’horreur moderne dans toute sa splendeur. Permets-moi de préférer les chants des lévites, les danses des vierges au son du tambourin tandis que l’on amène le bœuf consacré à l’autel du Dieu dont on ne doit pas prononcer le nom.
Passons à Spinoza. Il est frappant de constater avec quel empressement, quelle unanimité les athées se rabattent sur L’Éthique, comme si l’alpha et l’oméga de la Création y étaient contenus. Les croyants ne considèrent pas la Bible avec plus de vénération, plus de servilité. On se barricade derrière Spinoza pour dissimuler son absence totale de conception personnelle quant au monde et à la vie de l’homme. Et tout y passe : le panthéisme, le déterminisme, le désir comme essence de l’homme, etc. Tous les clichés rebattus un millier de fois. On se sent tellement supérieur quand on déclame qu’on ne croit pas à la liberté individuelle, que le bien et le mal n’existent pas, etc. Il n’y a plus rien à rétorquer après ça. Mais quand on creuse un peu, à quoi renvoient ces belles formules ? Tout d’abord, et c’est proprement incroyable, sans équivalent peut-être dans l’histoire de la philosophie, on ne trouve pas une seule idée originale chez Spinoza. C’est une reprise pure et simple des théories de la nature des stoïciens. Spinoza n’aurait pas existé, on aurait pu reconstruire son ouvrage phrase par phrase à partir des fragments de Chrysippe, Posidonios, etc. Mais Spinoza en impose grâce à sa « méthode géométrique » et à sa terminologie obscure. Descartes avait eu le grand mérite de mettre fin au jargon scolastique, et celui-ci revient en force avec Spinoza : substance, essence, accident, etc. On revient au pédantisme des docteurs et à leur savoir verrouillé. Et comme tout cela flatte l’orgueil des agnostiques, qui n’ont pas eu l’occasion de s’initier à l’humilité chrétienne ! Tous ceux qui se piquent de philosophie ont écrit leur livre ou leur étude sur Spinoza : André Comte-Sponville, Michel Onfray, Frédéric Lenoir, Alain Minc, Jacques Attali, etc. Quand je te parlais du conformisme des athées. Et tout le monde s’en fiche, ces ouvrages ne se vendent pas, le moindre livre du pape se vend dix fois plus. C’est que tout le spinozisme est purement verbal. J’ai longtemps cherché un homme habité par la fameuse « béatitude » de Spinoza, je n’en ai jamais vu. Par contre j’ai souvent vu des vieilles femmes malades, la Bible à leur chevet, rayonnantes, souriant tout le temps. Qui peut se réclamer vraiment, authentiquement, de Spinoza ? Personne. Goethe peut-être, mais qui lit encore Goethe ?
Ce qui plaît à l’homme moderne chez Spinoza, c’est au fond sa conception de la nature. La paresse de l’homme moderne était flattée par le subjectivisme de Descartes, sa superficialité et son vide spirituel seront flattés par le « deus sive natura » de Spinoza. On est ému par les forêts, les oiseaux, on a peur de mourir, on ne conçoit rien au-delà de ce que perçoivent les sens, alors on est tout content de se réfugier dans le grand Tout de Spinoza, on se raccroche au moins à ça. Mais ce n’est pas le grand Tout qui nous sauvera, et ce n’est pas le grand Tout qui nous incitera à nous montrer un peu plus patient et plus tolérant à l’égard de nos semblables. Je préfère encore l’athéisme sarcastique et blasphématoire d’un Cioran à ces intellectuels crispés qui se cachent toujours derrière L’Éthique de Spinoza, au moins c’est plus franc et plus amusant.
Passons maintenant à Nietzsche. Franchement j’aime bien Nietzsche. Je n’ai pas envie d’en dire du mal. C’est une sensibilité très délicate, un poète, et un vrai philologue, il savait de quoi il parlait, ce n’était pas de l’esbrouffe. Mais quand les athées le présentent comme le destructeur impitoyable et sanguinaire de la morale et de la religion, c’est risible. Il faut voir le rôle qu’il a joué dans le trio avec Paul Rée et Lou Andreas-Salomé, ou encore avec Richard et Cosima Wagner. C’est l’éternel dindon de la farce. Et il faut lire ses lettres à sa sœur : il a la maturité émotionnelle d’un garçon de quinze ans. Récriminations et jérémiades, délire de grandeur et de persécution. Les apôtres, les Pères de l’Église avaient des communautés à gérer, des luttes politiques à soutenir, ils mettaient leur vie en jeu, on est quand même à un autre niveau d’exigence existentielle. Mais ne considérons pas les données biographiques, restons-en à l’œuvre. Ce qui est caractéristique chez Nietzsche, c’est qu’il n’y a pas le moindre point de contact direct avec la vie chez lui. Seulement avec les livres. Nietzsche ne voyageait pas sans emporter des malles de livres, c’est révélateur. Alors on trouve tout chez Nietzsche, des analyses pénétrantes et des formules saisissantes sur Eschyle et Montaigne, Shakespeare et Mozart. Mais, contrairement à Descartes, Nietzsche ne s’est jamais posé dans la solitude originelle de l’homme pour étudier les données premières de son expérience et de sa conscience. Même un ouvrage comme Ainsi parlait Zarathoustra n’aborde jamais la vie de front, ce ne sont que des clés qui renvoient à Wagner, au christianisme, aux obsessions érudites de Nietzsche. Et quel est le fruit d’une authentique culture nietzschéenne ? Des individus péremptoires, agressifs, misanthropes, solitaires, fous. À comparer avec la qualité humaine d’un Louis-Marie Grignion de Montfort, auteur d’un Traité de la vraie dévotion à la vierge Marie.
- Mais si tu détruis ainsi nos philosophes les plus profonds et les plus renommés, vers quel penseur me tournerai-je ? m’écriai-je.
- Lis la Bible, c’est là le dépôt le plus riche, le plus authentique et le plus salutaire concernant l’expérience humaine, me répondit-il. Mais si tu veux absolument lire un philosophe, lis Sénèque. C’est un vrai philosophe, qui s’est jeté dans la quête de la sagesse de toutes ses forces (et elles étaient grandes), et qui philosophait encore au moment de mourir. Les questions cruciales de l’existence y sont abordées franchement, sans intellectualisme, sans esprit de système : la solitude, la douleur, la vieillesse, la mort. Bien sûr il y a chez Sénèque du pédantisme, des formules outrancières, c’était le tour de sa personnalité. Mais la matière du discours y est, c’est ça qui compte, cette volonté acharnée de revenir toujours au centre du problème, de se couper de toutes les entraves matérielles et émotionnelles, d’accéder à la vraie liberté du sage, indépendamment des circonstances. Crois-moi, c’est moins brillant, mais ça vaut largement Descartes, Nietzsche et Spinoza. »

2 commentaires:

  1. Je me demande si votre "ami" fréquente vraiment des athées, cher Laconique. Parce que la plupart des athées ne recourent pas à un usage subtil d’œuvres philosophiques ardues, ils piochent beaucoup plus naturellement dans de la littérature athée. On a écrit des contre-cathéchismes entier, les anarchistes notoirement. Pas besoin d'aller beaucoup plus loin.

    D'ailleurs, la plupart de nos contemporains n'ont nullement l'énergie d'être athée (comme l'avait déjà remarqué Nietzsche), ils sont "sans-religion", ou agnostiques. Dieu, c'est un peu comme les programmes des partis politiques, il n'ont même pas envie de se pencher sur la question.

    Et ce n'est pas la foi chrétienne que l'on peut démolir avec des arguments philosophiques ("on ne réfute pas une maladie des yeux" disait l'auteur du Crépuscule des Idoles) ; c'est le déisme qu'on peut réfuter (soit une forme beaucoup plus générique et d'allure plus rationnelle du phénomène religieux. On réfute Voltaire ou Rousseau, on ne réfute pas les apôtres et les prophètes).

    Quant à écrire que Descartes est à l'origine du narcissisme individualiste contemporain, c'est d'une bêtise... Je ne vais pas défendre outre mesure un philosophe que je n'aime guère, mais si vous lisez les Méditations métaphysiques jusqu'au bout, vous verrez qu'on n'en reste pas à l'ego isolé hors du monde (ou du moins c'est le terme qu'aurait atteint Descartes si sa réflexion avait été valide). Quant à sa fameuse "morale par provision", c'est du néo-stoïcisme sacrificiel ; pas le moindre individualiste là-dedans. Descartes était tellement insoupçonnable d'individualisme que des réactionnaires purs et durs comme Joseph de Maistre ou Maurras le considéraient comme un penseur chrétien tout à fait convenable. Ce n'est que sous le régime de Vichy que le ministre de l'Education nationale a inventé l'épouvantail d'un Descartes révolutionnaire (pour se démarquer des communistes, qui avaient inventé la légende alternative d'un Descartes pré-marxiste...).

    Vous devriez plutôt lire la note de Péguy sur Descartes (son dernier texte). Probablement ce qu'on a écrit de plus beau et de plus juste sur son compte.

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  2. Eh bien, vous savez, cher Johnathan Razorback, ce texte est avant tout de nature polémique, pamphlétaire presque, et j’assume ici les exagérations.

    Malgré tout, je ne suis pas d’accord avec vos objections. Vos contre-catéchismes anarchistes, vous me les faites découvrir aujourd’hui. En revanche, on m’a cité mille fois Descartes, Spinoza et Nietzsche, vous le premier. Ce sont vraiment des références de la pensée athée, voyez quel cas quelqu’un comme Onfray en fait, et c’est pour ça que je me suis attaqué à eux, ils sont vraiment emblématiques. L’homme de la rue ne cite pas Nietzsche, mais encore moins Sébastien Faure…

    On réfute le déisme et non la foi, dites-vous, et là je suis tout à fait d’accord avec vous, un papier sur ce thème devrait d’ailleurs normalement paraître ici très bientôt.

    Quant à Descartes, c’est sans doute plus votre domaine que le mien, mais je l’ai lu, et – plus important – je l’ai apprécié. Des trois c’est celui que je préfère, de loin. Vous me citez Maurras et Joseph de Maistre et c’est très caractéristique : ce sont des intellectuels, des penseurs. La position de l’Église sur Descartes est beaucoup plus proche de ce que j’énonce. Que vous le vouliez ou non, Descartes a opéré une rupture décisive avec le thomisme. C’est l’individu qui est désormais au centre. Le jeune Sartre, individualiste, anticonformiste, libertaire, ne s’y est pas trompé, qui se réclamait de Descartes plus que de tout autre philosophe. Je suis désolé, mais pour moi le lien entre le cogito et l’individualisme contemporain relève de l’évidence, et c’est faire dans le paradoxe que de prétendre le contraire. C’est très exactement la position du plus autorisé des représentants de l’orthodoxie catholique, à savoir Jean-Paul II.

    Vous savez, j’ai beaucoup de lectures sur ma liste, et Gide détestait Péguy, donc j’ai un a priori plutôt négatif. Mais je note la Note de Péguy.

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