16 janvier 2020

Jésus-Christ était-il gentil ?



La christologie est le parent pauvre de la théologie moderne. Par un souci d’œcuménisme sans doute, de rapprochement avec l’islam et le judaïsme, pour promouvoir une conception de Dieu susceptible d’être partagée par le plus grand nombre, on a effacé petit à petit la figure du Christ des discours religieux. Or il est absolument capital pour le chrétien de se faire une conception juste du Christ, puisque c’est en Christ que nous ressusciterons (1 Co 15, 22). Le flou n’est pas permis en cette matière, sous peine de passer à côté de tous les fruits de la Révélation. C’est seulement en voyant le Christ tel qu’il est que nous pourrons voir le Père (« Qui m’a vu a vu le Père », Jn 14, 9). Or, en examinant les représentations modernes du Christ, on constate ce qu’il faut bien appeler un contre-sens complet quant à sa personne. Qu’est-ce que le Christ pour nos contemporains ? Le Christ, pour nous, c’est Jim Caviezel dans La Passion du Christ de Mel Gibson : un homme incroyablement bon, parfaitement innocent, par ailleurs beau, noble, etc. En deux mots : une vision purement anthropocentrique. (Je me souviens qu’en voyant le film en 2004 j’avais instinctivement senti combien il était foncièrement anti-biblique dans son contenu.) Voilà ce qu’est le Christ pour nous : une version améliorée de nous-mêmes. Mais est-ce bien là ce que nous disent les textes ? Le Christ était-il gentil, tout simplement ? Au commencement de cet article, j’aimerais citer un passage de l’évangile de Matthieu (Mt 15,21, mais il y en aurait beaucoup d’autres du même genre). Jésus était alors hors de Judée, dans la région de Tyr et de Sidon, lorsqu’il est abordé par une Cananéenne : « Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David : ma fille est fort malmenée par un démon. » Jésus ne répond pas. Ses disciples l’interpellent : « Fais-lui grâce, car elle nous poursuit de ses cris.  » Jésus leur dit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la tribu d’Israël.  » La Cananéenne insiste, supplie, se jette à ses genoux. Jésus poursuit son chemin, inflexible : « Il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » La Cananéenne rétorque : « Oui, Seigneur ! et justement les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ! » Alors Jésus lui répondit : « Ô femme, grande est ta foi ! Qu’il t’advienne selon ton désir ! » Et nous pourrions citer d’innombrables passages des évangiles dans lesquels Jésus se montre dur (Lc 11, 23), menaçant (Mt 11, 21), violent (Mt 21, 12), insultant (Mt 17, 17), vindicatif (Mc 11,12), etc. Nous laissons au lecteur le soin de vérifier par lui-même pour ne pas alourdir la démonstration.
Tout ceci n’est pas accessoire, la « méchanceté » de Jésus est un des attributs fondamentaux de sa divinité, selon la conception biblique. Nous sommes en grande partie tributaires d’une vision grecque de l’idéal divin (ordre, harmonie, calme, etc.), car les Pères de l’Église étaient imprégnés de platonisme, de néo-platonisme et de stoïcisme, bref, de philosophie grecque. Mais telle n’est pas la conception biblique de Dieu. Jésus est « fils de David », issu de la tribu de Juda, il est le « nouveau Moïse » (He 3, 2), le « nouvel Abraham » (Rm 4). Or, le point commun de tous ces prédécesseurs et ancêtres du Christ, c’est bien ce que nous appelons, dans notre langage, la « violence », et ce que les auteurs bibliques, plus réalistes, considéraient tout simplement comme la réalité de la vie dans le monde tel qu’il est. Abraham nous est d’abord présenté comme un guerrier (cf. l’épisode de la campagne contre les quatre rois, Gn 14), Moïse et David commencent leur carrière par un meurtre (Ex 2, 12 ; 1 S 17, 50), Juda, dont est issu le Christ, est présenté comme « un jeune lion » (Gn, 49, 9). C’est très précisément parce qu’ils étaient capables de transgresser la frontière entre le bien et le mal que tous ces hommes ont été choisis par Dieu. Le mot « bien », le mot « vertu » ne figurent quasiment jamais dans le Nouveau Testament, encore moins dans les évangiles. C’est nous qui sommes obsédés par la morale, mais le Christ ne se définit pas comme bon, il rejette explicitement cette dénomination : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul » (Mc 10, 18). Pour comprendre le rôle du Christ, il ne faut pas considérer ses actions, ses paroles, volontairement paradoxales et contradictoires, ni même ses miracles. Ce n’est pas parce qu’il fait des miracles que Jésus est le Christ, nous sommes appelés nous aussi à opérer des miracles, et même de plus grands encore que ceux du Christ (Jn 14, 12). Non, Jésus est le Christ parce qu’il est le fils de Juda, le fils de David, parce qu’il transgresse les règles humaines et religieuses, parce qu’il est le dépositaire unique de la volonté divine, parce qu’il impose sa volonté par sa seule parole (« Viens, suis-moi »). Il possède dans sa plénitude l’attribut premier de la divinité biblique, qui n’est pas la gentillesse, mais l’autorité. Quand Jésus parle on se tait, on écoute, on obéit.
Ceci posé, quel doit être le positionnement du chrétien contemporain à l’égard du Christ ? L’homme moderne n’agit que par imitation, et le comportement instinctif du chrétien moderne à l’égard du Christ est donc ce que l’on a appelé, depuis longtemps déjà, l’imitation de Jésus-Christ. C’est là une attitude certes louable, nécessaire sans doute, mais nullement suffisante. Il faut bien comprendre le sens de la venue du Christ : c’est la reconnaissance que le « Tout-Autre », le transcendant absolu, Celui que l’on ne pouvait pas voir sans mourir (Ex 33,20), a assumé notre nature, dans toutes ses dimensions, y compris celle de la mort ignominieuse, et qu’il nous a en cela ouvert le chemin de la réconciliation avec le Père. Le Christ est un don du Père, il est la manifestation définitive de la miséricorde divine, le seul chemin d’accès à Dieu dans nos vies étouffées par le péché. C’est cela qui compte, c’est cela que saint Paul ne cesse de répéter dans ses épîtres, et non ses actes, ses paroles ou ses miracles, dont Paul, c’est suffisamment extraordinaire pour le souligner, ne dit jamais rien dans ses textes, pas une seule fois. Réduire le Christ à sa morale, c’est donc passer complètement à côté du salut qu’il nous offre, et qui consiste dans le don de l’Esprit, nullement dans les œuvres, insuffisantes en elles-mêmes (Ep, 2, 8). Le Christ n’est pas gentil, admirable, il n’est pas une version meilleure de nous-mêmes. Il est autre, tout autre, nous ne devons pas le juger selon nos critères, mais accepter sa venue dans nos vies, répondre à son appel, le suivre pour recevoir ses dons et l’accompagner dans sa destination ultime : la Gloire future, le Royaume des Cieux.

3 commentaires:

  1. Bonjour, Je ne publie ni commente plus sur Avox.
    Mon pseudo a d'ailleurs un peu changé par l'anagramme de celui qui y existait. Mai mon blog existe toujours.
    Mécréant pour à peu près tout ce que je ne peux vérifier, je ne peux citer la citer Jean-François Kahn : une religion est une secte qui a réussi

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    1. Ah putain, cher Marginal, vous sautez sur tout ce qui bouge…

      Bonjour, et merci pour votre commentaire. Je me souviens de vous sur Agoravox, avec l’avatar qui représentait une espèce de coccinelle.

      Votre phrase : « Une religion est une secte qui a réussi », me semble, permettez-moi de vous le dire franchement, une absurdité complète. Le sacré a accompagné l’homme tout au long de son histoire. L’humanité n’a pas commencé au dix-huitième siècle. Si tant de gens sont plongés aujourd’hui dans le désarroi le plus complet, ne sachant ni ce qu’ils pensent ni ce qu’ils font, vivant littéralement comme dans un rêve, c’est bien du fait de la disparition de toute structure intellectuelle supra-individuelle.

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