24 septembre 2025

Fragments, septembre 2025


– La musique de Philip Glass : il est significatif que cette musique, la première de l'ère véritablement technicienne, possède toutes les caractéristiques de la technique : le côté répétitif, prévisible, impersonnel, mécanique, etc. Ses contemporains lui ont fait un triomphe, parce qu'ils ont instinctivement reconnu en elle l'univers dans lequel ils évoluent de leur naissance à leur mort.

– Ce qui est fascinant avec Thaïs d'Escufon, c'est que c'est un cas exemplaire d'immoralisme de droite parfaitement assumé. – Il y a toujours une certaine tendance moralisatrice du langage, les gens qui ont beaucoup lu savent qu'il est très rare de voir loués par écrit l'appétit des richesses, la superficialité, l'égoïsme, etc. On peut le penser, on peut le dire même, mais le langage écrit répugne généralement à de tels aveux (pour des raisons constitutives : le langage renvoie à la généralité, à l'abstraction, à la logique, etc.). Eh bien avec Thaïs d'Escufon tout cela est assumé : elle écrit à longueur de tweets que les femmes doivent avant tout soigner leur apparence pour attirer des hommes riches, que l'argent est le facteur central dans une relation, que le couple est une espèce de troc (argent et sécurité contre jeunesse et attractivité). En cela elle s'oppose frontalement à tout le patrimoine de la sagesse humaine, à toute la tradition écrite, montrant par là qu'elle se moque éperdument de cette tradition et de ce patrimoine. C'est donc à droite que l'on trouve – et cela peut sembler paradoxal – le plus grand mépris pour la tradition, et l'assentiment le plus franc aux tendances animales spontanées. C'est vraiment la droite (une certaine droite) qui a cédé le plus facilement aux multiples régressions de ce début de siècle.

– Le style de Jacques Ellul est complètement antiphilosophique. Dans les énoncés philosophiques, il y a toujours des termes chargés d'une puissance propre, autonome, des pôles sémantiques qui irradient sur tout le reste et autour desquels tout s'articule. C'est par exemple le cas du « devoir » ou de la « raison » chez Kant, de l’« âme » chez Platon, etc. Cela facilite la lecture, la rend plus agréable, car on sait qu'on retombe toujours périodiquement sur ces jalons. Mais on ne trouve rien de tel chez Ellul, il n'y a aucun terme saillant chez lui, pas même les mots « Dieu », « Christ », « Loi », etc. Il a une autre appréhension du monde et du langage, une appréhension synthétique pourrait-on dire, dans laquelle tout est lié à quelque chose d'autre, interdépendant, et où tout est mouvant, dynamique, susceptible d'évolution ou de régression, différent selon la perspective d'où on l'envisage. C'est vraiment une autre vision du monde, basée sur le refus de charger certains éléments de la réalité d'une valeur en quelque sorte sacrée, comme les intellectuels ont toujours tendance à le faire, sur le refus d'isoler arbitrairement quelque élément que ce soit (concret ou abstrait) du reste de la trame de la vie, et, en définitive, sur le refus de se fixer de façon idolâtrique sur quelque concept ou idée que ce soit. Cela donne un style particulier, un peu ingrat, très antiphilosophique, antibiblique même à certains égards, mais très approprié pour saisir synthétiquement la complexité des choses.

10 septembre 2025

Considérations sur le culte dans la Nouvelle Alliance


Je discutais l’autre jour avec un ami protestant.
« Je pense que vous autres protestants, vous attachez trop d’importance à l’Ancien Testament, lui dis-je. Qu’importe la Loi, le culte du Temple ? Pour nous, chrétiens, ce qui compte c’est Jésus-Christ, c’est la liturgie de la messe. Le reste est dépassé, aboli par l’Alliance Nouvelle. Nous n’avons pas vraiment à nous en occuper. »
Mon ami garda un moment le silence, puis :
« Je pense que tu te trompes, me dit-il. Il y a une chose que vous autres catholiques avez parfois du mal à comprendre, c’est qu’il y a entre l’Ancien et le Nouveau Testaments un rapport d’analogie. Toutes les réalités du Nouveau Testament sont déjà signifiées dans l’Ancien, mais de manière beaucoup plus concrète, matérielle, détaillée. Si bien que pour comprendre le Nouveau Testament, c’est en définitive vers l’Ancien qu’il faut se tourner, car c’est là que se trouve le contenu de la foi, la Loi, et le détail du culte qui plaît à Dieu. Laisse-moi t’énumérer tous les éléments de la Première Alliance qui trouvent une correspondance exacte dans la Nouvelle.

- Le Prêtre : Dans le Nouveau Testament, il n’y a qu’un seul prêtre, c’est le Christ. C’est là l’exposé bien connu de l’Épître aux Hébreux : « Jésus, lui, parce qu’il demeure pour l’éternité, possède un sacerdoce qui ne passe pas » (He 7, 24). « C’est bien le grand prêtre qu’il nous fallait : saint, innocent, immaculé ; séparé maintenant des pécheurs, il est désormais plus haut que les cieux » (He 7, 26). Le Christ n’est donc pas seulement le Fils de Dieu, c’est aussi une entité sacerdotale, qui joue un rôle éminemment sacerdotal. Le Christ est Prêtre, prêtre de l’ordre de Melchisédech, et suivre le Christ signifie donc s’engager dans une aventure de nature liturgique.

- Le Temple : Le livre de l’Exode décrit précisément ce doit être la Tente d’assignation, ou la Demeure, destinée à abriter la Gloire de Yahvé. Le Temple fait de pierre (absent, tu le noteras, de la Torah proprement dite) a été détruit, mais cela ne signifie pas qu’il ait pour autant disparu de la vie du chrétien. Contrairement à ce que vous autres catholiques avez tendance à penser, la manifestation du Temple dans la vie chrétienne ce ne sont pas les églises matérielles, mais c’est l’Église vivante et spirituelle, en tant que rassemblement des élus : « Nous sommes le temple du Dieu vivant, comme Dieu l’a dit : J’habiterai et je marcherai au milieu d’eux » (2 Co 6, 16). Mais on trouve aussi une dimension individuelle à cette survivance du Temple, puisque c’est le corps de chaque fidèle qui est le Temple appelé à abriter Dieu : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez point à vous-mêmes ? » (1 Co 6, 19).

- Le sacrifice et la victime : La vie chrétienne est une vie entièrement sacrificielle. Les sacrifices tiennent une large place dans la Loi juive, ils y sont décrits en détail quant à leur nature et leurs modalités diverses. Le sacrifice pour le chrétien c’est bien sûr avant tout celui du Christ : « Il s’est livré lui-même à Dieu pour nous, en offrande et en sacrifice d’agréable odeur » (Eph 5, 2). Le Christ est donc à la fois prêtre et victime : « Il est lui-même la victime expiatoire pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier » (1 Jn 2,2). Cet aspect est bien connu puisqu’il constitue pour ainsi dire le cœur de la foi chrétienne. Mais il y a d’autres dimensions du sacrifice dans l’enseignement du Nouveau Testament. Le sacrifice que le fidèle doit offrir, c’est avant tout celui de ses penchants mauvais : « Ceux qui sont au Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs » (Ga 5, 24). Mais cela ne suffit pas, puisqu’en définitive c’est lui-même que le chrétien doit offrir à Dieu en sacrifice d’agréable odeur : « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu : c’est là pour vous la juste manière de lui rendre un culte » (Rm 12, 1).

« Comme tu le vois, contrairement à ce que la plupart des gens pensent spontanément, le christianisme n’est pas avant tout une morale, une religion toute spirituelle. C’est un culte rendu à Dieu, un culte assez précis et qui reprend tous les éléments du culte révélé au peuple juif dans la Torah : le Prêtre, le sacrifice, les victimes, le Temple. À cet égard, c’est donc bien vers le culte du peuple d’Israël, non pas vers sa morale, non pas vers sa spiritualité, non pas vers ses prières, mais bien vers son culte que le chrétien doit se tourner, c’est ce culte qu’il doit étudier minutieusement, s’il veut apprendre quelle doit être l’incarnation de sa foi, au-delà des formules pieuses. Il n’y a pas abolition de la liturgie juive dans la Nouvelle Alliance, mais au contraire son absolutisation, puisque qu’elle recouvre désormais toute la vie du chrétien. C’est cette vie du chrétien qui constitue désormais la liturgie voulue par Dieu, c’est là que l’on doit trouver l’actualisation du culte, et non à la messe comme beaucoup de gens pieux ont tendance à le penser. En toute rigueur, la vie chrétienne n’est pas autre chose que cela : que l’actualisation dans sa propre existence du culte juif révélé par Dieu à Moïse au désert du Sinaï. »