21 septembre 2016

André Gide : La Porte étroite


       Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui les trouvent.    
        Matthieu 7, 13.

       Relu La Porte étroite d’André Gide. Livre unique, à peu près incompréhensible pour notre époque. Livre volontairement morne, terne, dans lequel il ne se passe rien, et qui retrace la trajectoire d’une âme d’exception, la jeune Alissa, laquelle préfère Dieu à l’amour terrestre, et finalement à la vie. Et ce qui est extraordinaire dans cet ouvrage, c’est qu’il constitue tout à la fois la peinture exaltée du mysticisme le plus héroïque (avec le Journal d’Alissa), et une très subtile et très cruelle dénonciation des excès de ce même mysticisme. Les deux lectures sont possibles, de la première à la dernière ligne, et aucune n’est exclusive de l’autre. C’est que le lecteur ne peut pas ignorer que l’auteur de La Porte étroite est aussi celui des Nourritures terrestres, de L’Immoraliste, le futur auteur des Caves du Vatican. Quel esprit divers et ondoyant que celui de Gide, un esprit si vaste qu’il ne peut être contenu tout entier dans un seul ouvrage et qu’il a besoin de plusieurs miroirs pour se refléter pleinement, à la manière du paysage dans un kaléidoscope. Et quelle intelligence, quelle maîtrise de soi, quel sens de la retenue, quel sens inné de l’art enfin a-t-il fallu à Gide pour donner une telle perfection à chacune de ses œuvres particulières, sans jamais se livrer complètement dans aucune d’elles, si bien que ce n'est que dans l'ensemble formé par ses œuvres complètes que chacune prend tout son sens. Je cherche une personnalité plus complexe et plus riche dans notre littérature, et je n’en trouve pas.
    

2 septembre 2016

Réflexions sur Moïse

      
       De tous les grands législateurs de l’Antiquité, un seul pourrait se targuer de voir sa Loi exister encore de nos jours et régenter le quotidien de millions d’individus. Les célèbres législations de Lycurgue, de Solon, de Numa, qui suscitèrent l’admiration de l’univers et donnèrent naissance à des civilisations brillantes, sont retombées dans l’oubli ; la Loi du Sinaï, elle, continue de propager sa dureté et sa pureté presque insoutenables dans le monde entier. Ce constat mérite que l’on se pose la question : qu’avait donc Moïse de si particulier pour que son enseignement soit revêtu d’une telle autorité ? En se penchant d’un peu plus près sur le texte sacré, on peut relever quelques éléments très intéressants.
       1. Moïse n’a pas de parents. C’est un cas presque unique dans l’Ancien Testament, qui accorde une telle importance aux généalogies. (La généalogie d’Exode 6, 20 est manifestement un ajout postérieur, d’ailleurs placé à l’écart, bien après le récit des origines de Moïse.) Il est seulement précisé qu’il est issu de « la maison de Lévi ». Moïse est donc un homme sans passé, sans racines, comme il sied à celui qui devait opérer un tournant si prodigieux dans l’histoire de l’humanité. Avant Moïse, il n’y a rien. Il est la cause première en deçà de laquelle on ne peut pas remonter.
       2. Moïse est un assassin. C’est même l’une des toutes premières choses que l’on apprend sur lui. Le premier acte qu’il accomplit de son propre chef est un meurtre : « Il tua l’Egyptien et le cacha dans le sable » (Exode 2, 12). C’est là un détail qui a toute son importance. On ne plaisante pas avec Moïse. Il n’est pas là pour composer. Ce n’est pas un théoricien ni un rêveur, il a conquis son autorité dans le sang et mènera son peuple vers la terre promise d’une main de fer.
       3. Moïse est bègue. Il a « la bouche et la langue pesantes » dit la Bible (Exode 4, 10), et c’est la raison pour laquelle il demande à Dieu de le dispenser de sa mission. « N’y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite ? C’est lui qui parlera pour toi au peuple ; il te tiendra lieu de bouche », lui répond Yahvé (Exode 4, 14-16). Là encore, il s’agit d’un détail hautement significatif. Il pose tout de suite le personnage, qui ne se distingue ni par son charisme ni par son éloquence, mais par sa probité exceptionnelle et par la foi presque inhumaine qui l’habite. Moïse n’est pas là pour plaire ou pour séduire. Il est là pour voir Dieu et soumettre les hommes à son joug. Les prestiges du langage ne lui sont d’aucune utilité, seule la clarté de sa vision et la fermeté de sa volonté comptent.
       Ainsi, ces différents éléments se complètent et contribuent à tracer un portrait d’une indéniable cohérence. Ils permettent également de comprendre pourquoi l’œuvre d’un tel homme a pu perdurer. Nul doute que ce qu’il faudrait à la France, en ces temps d’extrême désarroi, ce serait un nouveau Moïse, un homme capable de donner à la nation un nouveau départ, un homme avec lequel on ne transigerait pas, un solitaire aux principes chevillés au corps, un homme qui serait à la fois inflexible, orphelin et bègue. Un tel homme existe-t-il en France ?

17 août 2016

Stephen King : Joyland

      
       Lu Joyland de Stephen King, avec beaucoup de plaisir et d’intérêt. Jamais sans doute depuis mon adolescence je n’avais éprouvé un tel sentiment d’immersion à la lecture d’un roman de Stephen King. Il y a dans Joyland une grâce particulière, qui tient en partie à sa mince épaisseur par rapport aux autres romans du maître (quatre cents pages au lieu des huit cents habituelles), mais aussi à toute une alchimie savamment agencée par l’auteur : la tonalité un peu mélancolique du récit d’un homme mûr qui se retourne vers sa jeunesse et ses amours perdues, le cadre singulier d’un parc d’attraction de seconde zone en Caroline du Nord au début de la décennie la plus sordide du vingtième siècle, en 1973. On retrouve ici cette atmosphère d’abandon et de solitude qui imprègne si souvent les œuvres de Stephen King. Et la narration est menée avec un savoir-faire achevé, avec ce mélange d’improvisation et de rigueur qui est la marque des grands romanciers. Chaque page obéit parfaitement à la double fonction d’un texte romanesque : présenter suffisamment d’intérêt en lui-même pour captiver le lecteur ; s’intégrer avec précision dans un ensemble plus vaste par un jeu subtil d’anticipations et de résonances.
       Oui, lire un roman de Stephen King, lire Joyland en tout cas, procure ce doux sentiment de se débarrasser de tout ce qu’il y a de factice dans la vie sociale, d’envoyer tout le clinquant par-dessus bord, et de revenir à l’authenticité de ce que nous sommes tous, des êtres un peu paumés, qui boivent des bières et font des feux sur la plage en été, qui cherchent des boulots minables pour payer leurs études, et qui se retrouvent tout à coup confrontés à des forces qui les dépassent. Tout cela est à l’image de Stephen King, un type simple qui porte des lunettes de myope, des casquettes de baseball et des tee-shirts trop grands pour lui, qui n’a jamais quitté son Maine natal, qui est marié à la même femme depuis toujours, qui se sert de Twitter pour poster des photos de son chien ou pour traiter Donald Trump d’« asshole », et qui publie sans faillir huit cents pages infernales et traumatisantes tous les ans depuis quarante ans.

29 juillet 2016

Guillaume Musso : Central Park


        Lu Central Park, de Guillaume Musso. C’est le troisième roman de cet auteur que je lis, quelque chose me pousse toujours à y revenir en été. Ce qu’il y a de fascinant chez Guillaume Musso, c’est la pureté absolue de sa vision du monde. Il n’est encombré par aucun idéal, par aucune considération d’ordre moral, social ou métaphysique. Son univers est régi par des lois primaires, seuls les plaisirs des sens émergent à la surface de la vie et lui donnent sa signification. C’est le moins ascète des romanciers. Il suffit d’ailleurs de noter les emplois exercés par ses personnages masculins pour avoir une idée des préoccupations fondamentales de cet auteur : ceux-ci sont cuisinier (L’Appel de l’ange), gynécologue (Central Park), etc. Quand on lit un livre de Guillaume Musso, tout devient plus simple, on n’a qu’une envie : s’installer à la terrasse d’un café de Manhattan ou de San Francisco, déguster des « huîtres et des langoustines » (mais en aucune façon les « graines pour oiseau » ou le « quinoa dégueulasse » des végétariens), boire des « Bacari Mojitos », des « Bombay tonics » ou des « Château-Margaux 2000 », manger des « cheesecakes » ou des gâteaux au chocolat de « Pierre Hermé » avant de surfer sans fin sur son « smartphone » ou de peloter des « fesses rebondies »… Par contre, on se sent pris d’une haine et d’un dégoût infinis pour les pauvres, les « drogués », les « prostituées », les vieux, les malades « bouffant de la compote les yeux dans le vague », etc., on a juste envie que tous ces gens indésirables cessent d’exister et de nous empêcher de profiter comme il se doit des couchers de soleil sur la baie californienne.
       Je crois que ce qui peut expliquer le succès de Guillaume Musso, c’est qu’il est merveilleusement représentatif de la mentalité de notre époque, une époque où la conscience politique n’existe pas et où, pour se consoler d’avoir laissé élire sans réagir un psychopathe et un demeuré, on accompagne le déclin inexorable en buvant des cocktails et en surfant ad nauseam sur son « smartphone ». Mais l’antique Justice Divine veille, et les soubresauts actuels indiquent que ce moment fangeux touche à sa fin, que l’ère des nihilistes jouisseurs s’achève, et que le grand Renouveau séculaire approche enfin.

6 juillet 2016

Lumen in nocte


La brume s’étendait sur l’abîme sans fond.
Mon esprit s’enfonçait dans un rêve profond,
Et les flots murmuraient à mon âme pensive
Ces mots évocateurs qui montent de la rive.
Je tentais de saisir cet ultime secret
Que Dieu a recouvert sous l’auguste alphabet
Du jour et de la nuit, des rayons et des ombres.
Des nuées se pressaient au cœur des gouffres sombres.
La terre était sans bruit, l’horizon était noir,
Et je sentais en moi ressusciter l’espoir,
Quand mon regard tomba sur un épais ouvrage
Dont j’avais, étant jeune, adulé chaque page.
Je déchiffrai, tremblant, empli d’émotions,
Ce titre terrifiant : Les Contemplations.
Et je compris alors que ces obscurs mystères
Que j’avais cru percer en mes veilles austères
Avaient déjà trouvé, du fait de cet auteur,
Une solution empreinte de grandeur.

Victor ! Victor ! Victor Hugo ! Toi qui révèles
Aux siècles effarés les choses immortelles
Et les transcris pour nous dans un langage pur,
Ah ! que ton nom est grand, et que te suivre est dur !
Tu m’as pris mon destin, tu as écrit mon livre,
Tu as vécu la vie que seul j’aurais dû vivre !
Et lorsque je demande aux étoiles des cieux
Quel est l’usurpateur qui, au festin des dieux,
Est entré avant moi et occupe ma place,
C’est ton front monstrueux qui surgit de l’espace !