
L’Objectivité à travers les âges, de Jérôme Bottgen, est un essai consacré au « rapport objectif à l’existence dans la pensée et la fiction ». C’est un ouvrage transdisciplinaire, en ce qu’il couvre à la fois les champs philosophique, littéraire et religieux. L’auteur part d’un constat assez simple : de nos jours c’est la subjectivité qui est la souveraine absolue, les comportements individuels ne sont plus dictés par autre chose que par les réactions émotionnelles immédiates. D’où la question : qu’en était-il avant, dans le patrimoine écrit de l’Occident ? L’enquête couvre à vrai dire l’ensemble du champ culturel : de la Bible et des tragiques grecs à Philip K. Dick et Michel Houellebecq (envers lequel l’auteur ne se montre pas tendre). Les grands jalons de l’émergence de la subjectivité dans le paradigme moderne sont Descartes, qui fonde toute sa philosophie sur l’expérience immédiate du sujet, et surtout Rousseau, chantre de la sensibilité, pour qui la validité morale d’un comportement ou d’un précepte est immédiatement et infailliblement évaluée par le sentiment intérieur. Face à ce déferlement de l’irrationalité se dresse Kant, le théoricien de l’impératif catégorique et des facultés a priori de l’être humain, Kant pour qui l’on sent que l’auteur a une dilection particulière, et auquel il consacre un chapitre fort étayé.
L’ouvrage est original par sa définition de l’objectivité : l’auteur entend par là tout ce qui est susceptible de s’opposer aux impulsions immédiates de la subjectivité, ce qui englobe à la fois la tradition immémoriale (dont on trouve encore des traces chez Hérodote et Euripide), certains aspects de la Bible (dont le cas est complexe), la tradition platonicienne, Jules César, le stoïcisme d’un Sénèque, Jean Racine, Kant, Lovecraft, l’objectivité thomiste de Jean-Paul II. Face à cela, les représentants de la subjectivité sont donc Descartes, Rousseau, puis les grands romanciers du XIXe siècle : Flaubert (avec la névrose d’Emma Bovary), Dostoïevski (avec la folie de Raskolnikov). Plus on avance dans l’ouvrage, plus on voit la pieuvre du délire universel étendre ses tentacules sur tous les comportements humains. Un chapitre est également consacré à Nietzsche, pourfendeur des catégories philosophiques classiques et fossoyeur de l’objectivité platonicienne ou kantienne.
L'Objectivité à travers les âges est un écrit fluide, concis, très documenté, doté d’un champ d’observation à la fois vaste et personnel (on peut reconnaître les goûts et les préférences de l’auteur). L’éclairage jeté pat cette étude (inspirée semble-t-il par le célèbre Mimésis d’Erich Auerbach, dont elle reprend la structure) est cruel à l'égard de notre modernité, du moins si l’on adopte le parti de l’objectivité. Il est certain que la mise en perspective opérée ici n’est pas à l’avantage de la spontanéité subjective et peut sembler quelque peu réactionnaire. Même si l'on peut donc reprocher à l'auteur une certaine approche conservatrice, voire misogyne (aucune autrice n'est citée me semble-t-il), il s'agit néanmoins d'une lecture stimulante et enrichissante sur les plans littéraire, philosophique et culturel.
- Jérôme Bottgen : L’Objectivité à travers les âges, étude sur le rapport objectif à l’existence dans la pensée et la fiction.
Hum, un chef-d'œuvre il me semble. Et je sais de quoi je parle, j'ai eu le privilège de le feuilleter. Quelle érudition, quelle finesse d'analyse chez cet auteur !
RépondreSupprimerVous me faites marrer, cher Marginal ! Je suppose que le bénéficiaire d'un tel commentaire, de la part de quelqu'un d'aussi avisé et exigeant que vous, ne pourrait que se sentir grandement flatté. Mais oui, vous avez raison, cet essai n'est pas dénué d'une certaine élégance un peu désuette et il mérite d'être apprécié par ceux qui en sont dignes.
SupprimerNon mais vraiment, cher Laconique, quelle plume, quel esprit délié chez cet auteur ! Je n'en reviens toujours pas. Je déplore toutefois que ce magnifique ouvrage d'un niveau intellectuel supérieur soit uniquement accessible aux heureux possesseurs d'une liseuse Kindle. Combien de vos innombrables lecteurs et autres curieux de découvrir ce joyau livresque seront privés de son acquisition sous sa forme tangible, c'est-à-dire brochée ! Oui, sans exagérer, on peut parler de drame, cher Laconique.
SupprimerEh bien décidément cet ouvrage semble vous avoir fait forte impression, cher Marginal. Mais vous avez raison, c’est subtil, profond, très délié. Que voulez-vous que je vous dise, moi je suis à peu près passé au « tout numérique » en matière de lecture… D’ailleurs il n’est pas indispensable de posséder une liseuse Kindle pour profiter de cet ouvrage, puisqu’on trouve des applications gratuites qui permettent de lire les ouvrages Kindle sur PC ou smartphone. Vous allez me dire : « L’écran c’est pas pareil ». Le problème avec un livre broché, c’est qu’il faut un ISBN. Cela revient à livrer son travail à Amazon, cela limite grandement les possibilités d’évolution ultérieure du texte, ou d’accord ultérieur avec des éditeurs. Cela fait rentrer dans l’irréversible. Même en « dépubliant » l’ouvrage, la référence restera à jamais visible sur Amazon. La solution numérique est très adéquate en ce qu’elle permet d’allier une certaine visibilité et accessibilité avec la pleine possession de son texte et des possibilités illimitées d’amendement (ou de suppression) de celui-ci. Même si cela fait perdre quelques centaines (allez, disons milliers) de lecteurs (bien mérités effectivement pour cet ouvrage), je peux comprendre qu’on choisisse cette option. Et d’ailleurs, pour les fétichistes du papier, on trouve plein de sites qui permettent d’éditer facilement un ouvrage broché à partir d’un fichier-texte.
SupprimerBonjour Laconique, je vois que votre recension recoupe en partie le thème de mon dernier billet sur l'évolution théologique du 20ème siècle.
RépondreSupprimerSur le plan de l'histoire de la philosophie, il est exact que les courants dominants, de Descartes à la phénoménologie, sont idéalistes, ou sceptiques (Montaigne, Hume, Nietzsche). Depuis la Renaissance, tout se passe comme le scepticisme ressurgissait toujours, et pour s'en arracher, ne reste plus, pour bien des esprits, que la certitude du MOI (le cogito de Descartes à Husserl). D'ailleurs, l'idéalisme de Kant, s'il est plus modéré et nettement moins métaphysique que celui des cartésiens, se situe pourtant du même côté de la ligne de démarcation : le monde "en soi" est inconnu, le sujet ne connaît que les représentations qu'il élabore du monde... C'est la fameuse "révolution copernicienne" de Kant, une théorie de la connaissance qui fait graviter les catégories autour du sujet, tout de même... Il suffit ensuite de soutenir que les catégories ne sont pas celles d'un sujet "transcendantal", "éternel", mais purement celle d'un individu empirique et historique, pour en arriver au relativisme de Nietzsche ("à chacun sa perspective, il n"y a pas de vérité", etc.). La destruction de l'objectivité de la connaissance ne peut pas être déliée du naufrage intellectuelle de l'Allemagne au 20ème siècle ("si autrui et moi n'avons pas de catégorie commune, comment pourrions-nous faire société ?", etc. Rajouter la dessus une couche de racisme biologique et on arrive finalement à la dénonciation de la "science juive d'Einstein"... ou, dans un autre style, à la soi-disant science de l'histoire stalinienne, supérieure à la société "bourgeoise", etc.).
Etant de sensibilité réaliste, je pourrais donc être tenté de médire du monde moderne pour ces tendances sceptiques, subjectivistes et anti-scientifiques. Mais il y a quand même dans la modernité le contraire de ça, des doctrines réalistes et scientifiques (Bacon, Marx, Durkheim, Simondon...) ou monistes (Spinoza, Hegel, Jaurès) qui n'admettent aucunement de réduire la réalité à la conscience subjective ! Et selon les époques et les pays, ce sont des influences à peu près aussi fortes que le premier bloc que j'ai groupé.
Il y a donc modernité et modernité... Et puis, le scepticisme existait déjà dans l'antiquité ; dans une certaine mesure ce n'est ni un courant traditionnel (fondé sur une révélation religieuse ou une métaphysique) ni un courant moderne (car incompatible avec le développement des sciences). C'est autre chose, et quelque chose dans lequel nous baignons à nouveau en France depuis 50 ans, car le postmodernisme n'est rien d'autre qu'un renouveau du scepticisme, du pessimisme vis-à-vis de la connaissance...
Merci à vous pour ce commentaire, cher Johnathan Razorback. Je partage ce que vous dites, la synthèse me semble exacte. Je pense aussi que de Kant à Nietzsche et finalement au national-socialisme il y a une indubitable continuité. De là d’où je me situe, je la vois dans la volonté acharnée de ne rien avoir à faire avec l’humanisme classique, et en particulier biblique. Kant rejette radicalement tout recours à la révélation biblique, Schopenhauer détestait la Bible et le monde juif, le cas de Nietzsche est bien connu, et tous les hauts dignitaires allemands étaient d’anciens catholiques farouchement opposés à la vision biblique du monde. Vous allez dire que je reviens à mes obsessions mais c’est un fait. Quant au scepticisme post-moderne, il me semble que les causes ne sont pas seulement intellectuelles et théoriques, mais que l’environnement (technicien) dans lequel nous baignons joue un grand rôle dans l’évolution des comportements et dans la perte de patience à l’égard de tout savoir inutile, contemplatif, solitaire, abstrait, etc.
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