30 juillet 2025

Trois grands romans : I. Dostoïevski : Les Frères Karamazov

Dostoïevski : Les Frères Karamazov

Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« Je n’aime pas beaucoup les romans, me dit-il. Je t’avoue que j’ai du mal à les finir, en général ils me tombent des mains. Mais il y a trois grands romans que j’ai lus et relus, et que je considère comme les sommets du genre. Ils font vraiment partie de ma vie, et la proximité est telle que j’ai presque l’impression qu’ils émanent de moi, plus encore que de leurs auteurs.
« Le premier de ces romans, c’est Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Ce qui fait la richesse de ce roman, c’est l’extraordinaire profondeur des personnages. Fiodor Karamazov est sans doute le personnage le plus fascinant de toute la littérature romanesque. Par certains côtés il ressemble à Schopenhauer : c’est une sorte de vieux cynique rempli de désirs salaces, intelligent, calculateur, froidement égoïste, et en même temps un vrai bouffon. Comme toujours chez Dostoïevski, les personnages sont revêtus d’une signification sociologique : Fiodor Karamazov représente le siècle parvenu à maturité, les mauvais penchants intégrés et rationalisés après les débordements spontanés de la jeunesse, le mal du monde qui s’installe et qui dure. Il y a plusieurs couches derrière son œil malicieux : c’est un damné qui se sait damné, qui en a pris son parti, et qui ne manque pas d’un certain savoir-vivre, d’un certain charme. Il arrive à susciter la sympathie du lecteur malgré tous ses défauts. Et il y a Ivan Fiodorovitch, peut-être plus fascinant encore. C’est autour de lui que se noue en fin de compte le drame de cette histoire. C’est lui le véritable meurtrier en définitive. Ivan Fiodorovitch c’est toute l’angoisse métaphysique de Dostoïevski, mais sans la foi comme lumière au bout du tunnel. C’est la nuit qui recouvre tout, dans la lucidité la plus complète, dans la pleine conscience morale, dans l’intelligence et la maîtrise de soi. Le chapitre "Révolte" dans lequel Ivan ouvre son cœur est extraordinaire, inoubliable.
« Je t’ai cité ces deux personnages, mais tous sont remarquables, y compris les femmes, Katerina Ivanovna et Grouchenka. Et que dire de Smerdiachtchaïa, la folle, la vagabonde, qui est aussi à l’origine du drame d’une certaine façon ?
« C’est vraiment un roman unique. Dans un certain sens il est d’ailleurs frustrant : on a l’impression qu’il ne s’y passe rien, l’intrigue n’avance pas, le meurtre annoncé n’arrive jamais. Mais l’atmosphère du roman est telle qu’au fond cela ne compte pas vraiment. Et ce qui fait cette ambiance, c’est son cadre : une petite ville de province, un trou perdu, on ne sait trop où. Dostoïevski a renoncé à toutes les facilités romanesques que pouvaient lui procurer le cadre d’une mégalopole comme Saint-Pétersbourg. L’action se déroule dans un endroit où il n’y a rien à faire, où la seule animation est causée par un monastère orthodoxe rempli de vieillards exaltés (les fameux startsy). C’est comme une métaphore du désert du monde. Dès lors, toute l’attention se porte sur les controverses théologiques. Et à l’arrière-plan de toutes ces discussions, le mal rôde, rampe, et finit par éclater.
« Oui, je pense vraiment que Les Frères Karamazov est le plus grand roman jamais écrit. Ce n’est pas un roman parfait, pas du tout, mais c’est un roman habité, habité par l’Esprit, et peut-être aussi par le diable. »

16 juillet 2025

Une prophétie

Il faisait un soleil de plomb sur le bâtiment du FBI lorsque MacFarlane pénétra dans le bureau de son supérieur. La clim avait cessé de fonctionner et un grand ventilateur tournait nonchalamment ses pales dans la pénombre de la pièce, dont tous les stores avaient été baissés.
MacFarlane s’assit pesamment sur la chaise en face de Smith, et lui tendit une feuille de papier.
« Lisez ceci », lui dit-il.
Smith baissa les yeux sur la feuille de papier et lut les mots suivants : « Un homme gouvernera. Je ne connais pas son nom. Ce sera un homme d’expérience, d'une grande sagesse. Il viendra du sud, du sud-ouest. Ce sera un littéraire, un agrégé de Lettres. Mais ce sera aussi un homme de la terre, un paysan. Comme Moïse, il sera affecté d’un défaut d’élocution, et comme Moïse il réunira la nation. »
« Ces lignes, reprit MacFarlane, proviennent d’un blog français appelé "Le Goût des lettres", dont l’auteur est inconnu. Elles ont été publiées le 14 août 2024, dans un article intitulé "Un oracle". Quatre mois exactement avant la nomination de François Bayrou au poste de Premier ministre. C’est… Je ne sais pas quoi dire, John… Apparemment… » MacFarlane déglutit. « Apparemment il y a quelqu’un en France qui est capable de prédire l’avenir. »
Un silence pesant s’installa dans la pièce. Smith gardait les yeux fixés sur la feuille de papier.
« Ces lignes datent vraiment du 14 août 2024 ? finit-il par demander. Les gars de l’informatique ont vérifié ?
– Oui, répondit MacFarlane. Il n’y a pas de doute. »
Nouveau silence. Le ventilateur semblait murmurer une mélopée lascive. De grosses gouttes de sueur perlaient sur le front de Smith. Celui-ci restait immobile, comme pétrifié. Puis il leva les yeux sur MacFarlane, très lentement, et : « Tout ceci ne prouve rien, finit-il par dire. Il vient du sud-ouest, et alors ? Agrégé de Lettres ? Je suppose que Bayrou n’est pas le seul agrégé de Lettres en France, si ? Un paysan ? Mais bon Dieu MacFarlane, la moitié de la France est rurale ! Un défaut d’élocution ? Mais nous avons tous un défaut d’élocution ! Tout ceci ne prouve rien.
– Mais enfin John… tenta de répondre MacFarlane avec désespoir.
– Taisez-vous Farrel ! le coupa Smith. Tout ceci ne prouve rien. Écoutez, si le petit malin qui a écrit ces lignes avait pensé à François Bayrou, il aurait écrit : "François Bayrou gouvernera", noir sur blanc. Il ne l’a pas fait. Je ne sais pas ce qu’il avait en tête et je ne veux pas le savoir. Tout cela ce sont des putains de coïncidences, rien de plus ! Il n’y a pas d’affaire là-dessous, il n’y a rien. Maintenant, sortez ! »
MacFarlane ouvrit la bouche pour répliquer, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Il se leva prestement, fit demi-tour et sortit de la pièce en claquant la porte derrière lui.