8 octobre 2025

L'Objectivité à travers les âges



L’Objectivité à travers les âges, de Jérôme Bottgen, est un essai consacré au « rapport objectif à l’existence dans la pensée et la fiction ». C’est un ouvrage transdisciplinaire, en ce qu’il couvre à la fois les champs philosophique, littéraire et religieux. L’auteur part d’un constat assez simple : de nos jours c’est la subjectivité qui est la souveraine absolue, les comportements individuels ne sont plus dictés par autre chose que par les réactions émotionnelles immédiates. D’où la question : qu’en était-il avant, dans le patrimoine écrit de l’Occident ? L’enquête couvre à vrai dire l’ensemble du champ culturel : de la Bible et des tragiques grecs à Philip K. Dick et Michel Houellebecq (envers lequel l’auteur ne se montre pas tendre). Les grands jalons de l’émergence de la subjectivité dans le paradigme moderne sont Descartes, qui fonde toute sa philosophie sur l’expérience immédiate du sujet, et surtout Rousseau, chantre de la sensibilité, pour qui la validité morale d’un comportement ou d’un précepte est immédiatement et infailliblement évaluée par le sentiment intérieur. Face à ce déferlement de l’irrationalité se dresse Kant, le théoricien de l’impératif catégorique et des facultés a priori de l’être humain, Kant pour qui l’on sent que l’auteur a une dilection particulière, et auquel il consacre un chapitre fort étayé.
L’ouvrage est original par sa définition de l’objectivité : l’auteur entend par là tout ce qui est susceptible de s’opposer aux impulsions immédiates de la subjectivité, ce qui englobe à la fois la tradition immémoriale (dont on trouve encore des traces chez Hérodote et Euripide), certains aspects de la Bible (dont le cas est complexe), la tradition platonicienne, Jules César, le stoïcisme d’un Sénèque, Jean Racine, Kant, Lovecraft, l’objectivité thomiste de Jean-Paul II. Face à cela, les représentants de la subjectivité sont donc Descartes, Rousseau, puis les grands romanciers du XIXe siècle : Flaubert (avec la névrose d’Emma Bovary), Dostoïevski (avec la folie de Raskolnikov). Plus on avance dans l’ouvrage, plus on voit la pieuvre du délire universel étendre ses tentacules sur tous les comportements humains. Un chapitre est également consacré à Nietzsche, pourfendeur des catégories philosophiques classiques et fossoyeur de l’objectivité platonicienne ou kantienne.
L'Objectivité à travers les âges est un écrit fluide, concis, très documenté, doté d’un champ d’observation à la fois vaste et personnel (on peut reconnaître les goûts et les préférences de l’auteur). L’éclairage jeté pat cette étude (inspirée semble-t-il par le célèbre Mimésis d’Erich Auerbach, dont elle reprend la structure) est cruel à l'égard de notre modernité, du moins si l’on adopte le parti de l’objectivité. Il est certain que la mise en perspective opérée ici n’est pas à l’avantage de la spontanéité subjective et peut sembler quelque peu réactionnaire. Même si l'on peut donc reprocher à l'auteur une certaine approche conservatrice, voire misogyne (aucune autrice n'est citée me semble-t-il), il s'agit néanmoins d'une lecture stimulante et enrichissante sur les plans littéraire, philosophique et culturel.
 
- Jérôme Bottgen : L’Objectivité à travers les âges, étude sur le rapport objectif à l’existence dans la pensée et la fiction.

24 septembre 2025

Fragments, septembre 2025


– La musique de Philip Glass : il est significatif que cette musique, la première de l'ère véritablement technicienne, possède toutes les caractéristiques de la technique : le côté répétitif, prévisible, impersonnel, mécanique, etc. Ses contemporains lui ont fait un triomphe, parce qu'ils ont instinctivement reconnu en elle l'univers dans lequel ils évoluent de leur naissance à leur mort.

– Ce qui est fascinant avec Thaïs d'Escufon, c'est que c'est un cas exemplaire d'immoralisme de droite parfaitement assumé. – Il y a toujours une certaine tendance moralisatrice du langage, les gens qui ont beaucoup lu savent qu'il est très rare de voir loués par écrit l'appétit des richesses, la superficialité, l'égoïsme, etc. On peut le penser, on peut le dire même, mais le langage écrit répugne généralement à de tels aveux (pour des raisons constitutives : le langage renvoie à la généralité, à l'abstraction, à la logique, etc.). Eh bien avec Thaïs d'Escufon tout cela est assumé : elle écrit à longueur de tweets que les femmes doivent avant tout soigner leur apparence pour attirer des hommes riches, que l'argent est le facteur central dans une relation, que le couple est une espèce de troc (argent et sécurité contre jeunesse et attractivité). En cela elle s'oppose frontalement à tout le patrimoine de la sagesse humaine, à toute la tradition écrite, montrant par là qu'elle se moque éperdument de cette tradition et de ce patrimoine. C'est donc à droite que l'on trouve – et cela peut sembler paradoxal – le plus grand mépris pour la tradition, et l'assentiment le plus franc aux tendances animales spontanées. C'est vraiment la droite (une certaine droite) qui a cédé le plus facilement aux multiples régressions de ce début de siècle.

– Le style de Jacques Ellul est complètement antiphilosophique. Dans les énoncés philosophiques, il y a toujours des termes chargés d'une puissance propre, autonome, des pôles sémantiques qui irradient sur tout le reste et autour desquels tout s'articule. C'est par exemple le cas du « devoir » ou de la « raison » chez Kant, de l’« âme » chez Platon, etc. Cela facilite la lecture, la rend plus agréable, car on sait qu'on retombe toujours périodiquement sur ces jalons. Mais on ne trouve rien de tel chez Ellul, il n'y a aucun terme saillant chez lui, pas même les mots « Dieu », « Christ », « Loi », etc. Il a une autre appréhension du monde et du langage, une appréhension synthétique pourrait-on dire, dans laquelle tout est lié à quelque chose d'autre, interdépendant, et où tout est mouvant, dynamique, susceptible d'évolution ou de régression, différent selon la perspective d'où on l'envisage. C'est vraiment une autre vision du monde, basée sur le refus de charger certains éléments de la réalité d'une valeur en quelque sorte sacrée, comme les intellectuels ont toujours tendance à le faire, sur le refus d'isoler arbitrairement quelque élément que ce soit (concret ou abstrait) du reste de la trame de la vie, et, en définitive, sur le refus de se fixer de façon idolâtrique sur quelque concept ou idée que ce soit. Cela donne un style particulier, un peu ingrat, très antiphilosophique, antibiblique même à certains égards, mais très approprié pour saisir synthétiquement la complexité des choses.

10 septembre 2025

Considérations sur le culte dans la Nouvelle Alliance


Je discutais l’autre jour avec un ami protestant.
« Je pense que vous autres protestants, vous attachez trop d’importance à l’Ancien Testament, lui dis-je. Qu’importe la Loi, le culte du Temple ? Pour nous, chrétiens, ce qui compte c’est Jésus-Christ, c’est la liturgie de la messe. Le reste est dépassé, aboli par l’Alliance Nouvelle. Nous n’avons pas vraiment à nous en occuper. »
Mon ami garda un moment le silence, puis :
« Je pense que tu te trompes, me dit-il. Il y a une chose que vous autres catholiques avez parfois du mal à comprendre, c’est qu’il y a entre l’Ancien et le Nouveau Testaments un rapport d’analogie. Toutes les réalités du Nouveau Testament sont déjà signifiées dans l’Ancien, mais de manière beaucoup plus concrète, matérielle, détaillée. Si bien que pour comprendre le Nouveau Testament, c’est en définitive vers l’Ancien qu’il faut se tourner, car c’est là que se trouve le contenu de la foi, la Loi, et le détail du culte qui plaît à Dieu. Laisse-moi t’énumérer tous les éléments de la Première Alliance qui trouvent une correspondance exacte dans la Nouvelle.

- Le Prêtre : Dans le Nouveau Testament, il n’y a qu’un seul prêtre, c’est le Christ. C’est là l’exposé bien connu de l’Épître aux Hébreux : « Jésus, lui, parce qu’il demeure pour l’éternité, possède un sacerdoce qui ne passe pas » (He 7, 24). « C’est bien le grand prêtre qu’il nous fallait : saint, innocent, immaculé ; séparé maintenant des pécheurs, il est désormais plus haut que les cieux » (He 7, 26). Le Christ n’est donc pas seulement le Fils de Dieu, c’est aussi une entité sacerdotale, qui joue un rôle éminemment sacerdotal. Le Christ est Prêtre, prêtre de l’ordre de Melchisédech, et suivre le Christ signifie donc s’engager dans une aventure de nature liturgique.

- Le Temple : Le livre de l’Exode décrit précisément ce doit être la Tente d’assignation, ou la Demeure, destinée à abriter la Gloire de Yahvé. Le Temple fait de pierre (absent, tu le noteras, de la Torah proprement dite) a été détruit, mais cela ne signifie pas qu’il ait pour autant disparu de la vie du chrétien. Contrairement à ce que vous autres catholiques avez tendance à penser, la manifestation du Temple dans la vie chrétienne ce ne sont pas les églises matérielles, mais c’est l’Église vivante et spirituelle, en tant que rassemblement des élus : « Nous sommes le temple du Dieu vivant, comme Dieu l’a dit : J’habiterai et je marcherai au milieu d’eux » (2 Co 6, 16). Mais on trouve aussi une dimension individuelle à cette survivance du Temple, puisque c’est le corps de chaque fidèle qui est le Temple appelé à abriter Dieu : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez point à vous-mêmes ? » (1 Co 6, 19).

- Le sacrifice et la victime : La vie chrétienne est une vie entièrement sacrificielle. Les sacrifices tiennent une large place dans la Loi juive, ils y sont décrits en détail quant à leur nature et leurs modalités diverses. Le sacrifice pour le chrétien c’est bien sûr avant tout celui du Christ : « Il s’est livré lui-même à Dieu pour nous, en offrande et en sacrifice d’agréable odeur » (Eph 5, 2). Le Christ est donc à la fois prêtre et victime : « Il est lui-même la victime expiatoire pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier » (1 Jn 2,2). Cet aspect est bien connu puisqu’il constitue pour ainsi dire le cœur de la foi chrétienne. Mais il y a d’autres dimensions du sacrifice dans l’enseignement du Nouveau Testament. Le sacrifice que le fidèle doit offrir, c’est avant tout celui de ses penchants mauvais : « Ceux qui sont au Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs » (Ga 5, 24). Mais cela ne suffit pas, puisqu’en définitive c’est lui-même que le chrétien doit offrir à Dieu en sacrifice d’agréable odeur : « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu : c’est là pour vous la juste manière de lui rendre un culte » (Rm 12, 1).

« Comme tu le vois, contrairement à ce que la plupart des gens pensent spontanément, le christianisme n’est pas avant tout une morale, une religion toute spirituelle. C’est un culte rendu à Dieu, un culte assez précis et qui reprend tous les éléments du culte révélé au peuple juif dans la Torah : le Prêtre, le sacrifice, les victimes, le Temple. À cet égard, c’est donc bien vers le culte du peuple d’Israël, non pas vers sa morale, non pas vers sa spiritualité, non pas vers ses prières, mais bien vers son culte que le chrétien doit se tourner, c’est ce culte qu’il doit étudier minutieusement, s’il veut apprendre quelle doit être l’incarnation de sa foi, au-delà des formules pieuses. Il n’y a pas abolition de la liturgie juive dans la Nouvelle Alliance, mais au contraire son absolutisation, puisque qu’elle recouvre désormais toute la vie du chrétien. C’est cette vie du chrétien qui constitue désormais la liturgie voulue par Dieu, c’est là que l’on doit trouver l’actualisation du culte, et non à la messe comme beaucoup de gens pieux ont tendance à le penser. En toute rigueur, la vie chrétienne n’est pas autre chose que cela : que l’actualisation dans sa propre existence du culte juif révélé par Dieu à Moïse au désert du Sinaï. »

27 août 2025

Trois grands romans : III. Philip K. Dick : SIVA

« Le monde phénoménal n’existe pas : c’est une hypostase de l’information traitée par l’Esprit. »

Mon ami regarda sa montre.
« Il se fait tard, me dit-il. Je t’ai pourtant promis de te parler de trois grands romans qui m’ont marqué. Il est temps de passer au troisième. Il s’agit de SIVA (VALIS en anglais) de Philip K. Dick. C’est un des derniers romans de Dick, écrit en 1978 et publié en 1981, un an avant sa mort. SIVA est l’acronyme de "Système Intelligent Vivant et Agissant". Il s’agit d’un roman de science-fiction, mais aussi d’un texte autobiographique, et d’un essai théologico-philosophique. C’est en réalité un texte d’une ambition immense, et Dick aurait déclaré, après l’avoir remis à son éditeur : "Mon travail est terminé".
« Tout part d’un événement réel. En mars 1974, après l’extraction d’une dent de sagesse, Dick souffre le martyre, à s’en taper la tête contre les murs. Il demande à sa femme (sa troisième) de téléphoner à la pharmacie pour lui faire livrer un calmant. On sonne, il va ouvrir et tombe sur la livreuse, une jeune femme brune avec un pendentif autour du cou. Dick, à moitié délirant, lui demande ce que représente le pendentif. Celle-ci lui répond que c’est un poisson vu de profil, "un symbole qu’utilisaient les premiers chrétiens". Alors le temps s’arrête. Dick se retrouve brusquement plongé en l’an 70 de notre ère, à Rome, parmi les premiers chrétiens. La vision ne dure que le temps d’un flash, mais dans les semaines qui suivent des phénomènes étranges se produisent. La radio se met à proférer des phrases bizarres. Il devient capable de comprendre le grec de l’Antiquité. Il communique avec un mystérieux Thomas, son double de l’époque apostolique. Il voit régulièrement un rayon de lumière rose qui lui injecte des informations dans le cerveau. Ce rayon de lumière lui apprend des choses vraies et impossibles à deviner, comme la maladie congénitale de son fils, traitée à temps grâce à cela. Dick apprend également que le vrai temps s’est arrêté en l’an 70 et n’a repris qu’en mars 1974. Tout l’intervalle entre les deux dates n’est que du faux temps, une interpolation imaginaire créée par un esprit malin. Le délire dure des semaines et Dick se met à rédiger fiévreusement des notes, huit mille pages de notes, auxquelles il donne le titre d’Exégèse (ouvrage publié pour la première fois en français, en deux tomes, il y a une dizaine d’années).
« SIVA est le fruit direct de ces événements. C’est Dieu qui parle dans ce livre. À travers les épisodes de la vie de Dick, ses addictions à la drogue, son divorce, la mort de deux de ses amies, ses tentatives de suicide, ses internements dans des établissements psychiatriques, à travers tout cela Dick consigne ce qui lui a été révélé quant à l’origine de l’univers. À l’origine, l’Un donna naissance à deux jumeaux. Mais l’un des jumeaux, né prématurément, a projeté un univers holographique défectueux, marqué par l’entropie, la souffrance et la mort. C’est l’univers que nous habitons. Le jumeau sain s’est efforcé dès lors d’injecter dans cet hyperunivers malade le soin adéquat, afin de le guérir. Ce fut le Christ, puis le rayon de lumière rose.
« Je vois que tu lèves les yeux au ciel. Il est tard et nous allons nous séparer. Mais je ne pouvais pas te laisser repartir sans te parler de SIVA. C’est un roman extraordinaire, marqué par une angoisse métaphysique bouleversante, un sentiment poignant de la finitude, une urgence vitale de salut universel. Dick sait qu’il va mourir, la mort est partout autour de lui, mais il a vu Dieu, Dieu lui parle, et il sait qu’Il va venir, de façon imminente. "Il est quelque part. Je le sais. Je n’abandonnerai jamais." Et SIVA est le recueil de tout cela. Il y est question de maladie mentale, de jeunes filles suicidaires, de la Californie des années soixante-dix, d’un groupe de rock qui fait un film cryptique, d’une petite fille (Sophia) qui est l’incarnation de la sagesse divine, du troisième œil, des gnostiques, de Parménide, de Schopenhauer, de Wagner. C’est un roman total, ultime, dans lequel les frontières entre les genres sont complètement abolies. Mais le propos n’est pas du tout confus, pas du tout nébuleux. Dick a conservé une capacité d’auto-analyse, une lucidité complètes, et un sens de la narration affûté par les dizaines de romans qu’il a écrits avant celui-là.
« Dick ne mourra pas tout de suite. Il écrira encore deux chefs-d’œuvre, L’Invasion divine, peut-être le plus grand roman théologique jamais écrit, et La Transmigration de Timothy Archer, un chef-d’œuvre d’intelligence et d’ironie amère. Mais de toute façon tout était déjà dans SIVA : "La Déité-Apollon est sur le point de revenir. La Sophia va renaître, elle n’était pas propice jusqu’à présent. Le Bouddha est dans le parc. Siddharta est endormi (mais va bientôt se réveiller). Le temps que tu espérais est venu." »

13 août 2025

Trois grands romans : II. Stephen King : Simetierre



« En dépit de tout, elle était mortellement attirante, cette idée. Belle, noire, avec un beau lustre morbide.  »

« Le second roman qui m’a marqué à vie, c’est Simetierre, de Stephen King. Si tu t’intéresses un peu aux romans de Stephen King, tu verras qu’il s’est développé une aura tout à fait particulière autour de ce roman. Sur les forums, sur les sites de vente en ligne, il a des fans indéfectibles, qui le considèrent comme le chef-d’œuvre ultime de King, qui n’imaginent même pas qu’un autre titre puisse entrer en concurrence avec lui. Et ce qui est toujours associé à Simetierre, c’est une noirceur absolue, le plus noir de tous les romans de Stephen King. Les deux vont ensemble : la noirceur et la fascination.
« Et ce qui est amusant, c’est que c’est précisément le sujet du livre : le lieu maléfique, qui attire dans la proportion même où il est néfaste. King a mis le doigt sur une tendance très profonde et souvent cachée de la nature humaine : la fascination de l’abîme, l’impossibilité de s’arrêter une fois que l’on a descendu d’une marche vers les ténèbres, la volonté au contraire d’accélérer le mouvement. Ce sentiment est rendu de manière viscérale dans la plupart des grands écrits de King, qui luttait lui-même à l’époque contre des addictions diverses (alcool, drogues). Le lecteur s’identifie à Louis Creed, le personnage principal : il veut franchir la limite, voir ce qu'il y a derrière, quel que soit le prix à payer. On sent l’influence de Lovecraft dans ce lieu maudit : un endroit d’une antiquité immémoriale, préhumaine, habité par des forces quasi originelles et pour lesquelles l’histoire humaine n’est qu’une péripétie sans conséquences. King a situé ce lieu dans les bois, un endroit hautement symbolique, à la fois familier et mystérieux. Et ce "simetierre" agit comme une "matrice à histoires" : à travers lui c'est tout le passé de la ville de Ludlow qui se raconte de génération en génération.
« Comme toujours avec King, sa grande force réside dans la proximité qu’il arrive à établir avec les vies mêmes de ses lecteurs. Quiconque a perdu un animal de compagnie sait que c’est là une occasion de toucher la mort du doigt, avec tout ce qu’elle inspire de sentiments troubles, de tristesse, de remords d’une certaine façon. Aussi King n’a-t-il aucune difficulté à entraîner son lecteur dans son périple à partir d’un incident aussi banal que la mort d’un chat. Oui, à partir de là, le lecteur se dit : « Je suis passé par là, je suis prêt à te suivre. » Et pour un périple, c’est un sacré périple, on peut dire que le lecteur est servi. Le vrai sujet du roman, comme tous dans les classiques de Stephen King, ce n’est d’ailleurs pas tant le surnaturel que la force des liens familiaux, pour le meilleur et pour le pire. Ce sont ces liens, que nous connaissons tous, liens à la fois doux et insupportables, qui font vivre ses personnages, qui les font agir, et qui finalement les entraînent à leur perte. Comment ne pas être pris dans les rets d’un roman qui nous atteint ainsi au plus intime de nos vies ? Oui, dès la première page, dès la première ligne, on est embarqué, ce roman est une spirale dont il est impossible de s’extraire jusqu’à sa fin glaçante. (Je me souviens du soir où j’ai lu la dernière page. Je devais avoir douze ans. Je me souviens du lieu où je me trouvais. Je me souviens de tout ce qui m’entourait alors, comme si une poinçonneuse glaciale avait enfoncé cette terreur électrique jusqu’au plus profond de mon cerveau.)
« Le roman n’est pas parfait, non. Il y a des longueurs, beaucoup de longueurs, mais c’est le parti qu’a choisi King, et c’est un pari gagnant. Plutôt que de représenter une succession de scènes horrifiques, il a préféré mettre en place une ambiance particulière, pesante, lourde de craintes familiales et de menaces surnaturelles. Les quatre cinquièmes du roman ne sont au fond qu’une longue exposition, l’horreur proprement dite est concentrée sur quelques dizaines de pages au plus, mais c’est ce qui fait la force du livre : cette espèce d’émanation continue du mal qui rode sans frapper, qui imprègne tout, qui attend son heure avec la patience des puissances immémoriales.
« Simetierre est un grand roman, un classique à tous égards. Il est mené du début à son terme avec un savoir-faire, une dextérité hors pair. L’expérience qu’il procure représente la quintessence de la puissance de la littérature, une expérience de la durée qu’aucune autre forme d’art ne peut atteindre. C’est un classique de la littérature fantastique, qui repousse les limites de ce que l’on croyait pouvoir imaginer en termes de tristesse, de douleur, de peur, de noirceur et d’horreur absolue. »