13 août 2025

Trois grands romans : II. Stephen King : Simetierre



« En dépit de tout, elle était mortellement attirante, cette idée. Belle, noire, avec un beau lustre morbide.  »

« Le second roman qui m’a marqué à vie, c’est Simetierre, de Stephen King. Si tu t’intéresses un peu aux romans de Stephen King, tu verras qu’il s’est développé une aura tout à fait particulière autour de ce roman. Sur les forums, sur les sites de vente en ligne, il a des fans indéfectibles, qui le considèrent comme le chef-d’œuvre ultime de King, qui n’imaginent même pas qu’un autre titre puisse entrer en concurrence avec lui. Et ce qui est toujours associé à Simetierre, c’est une noirceur absolue, le plus noir de tous les romans de Stephen King. Les deux vont ensemble : la noirceur et la fascination.
« Et ce qui est amusant, c’est que c’est précisément le sujet du livre : le lieu maléfique, qui attire dans la proportion même où il est néfaste. King a mis le doigt sur une tendance très profonde et souvent cachée de la nature humaine : la fascination de l’abîme, l’impossibilité de s’arrêter une fois que l’on a descendu d’une marche vers les ténèbres, la volonté au contraire d’accélérer le mouvement. Ce sentiment est rendu de manière viscérale dans la plupart des grands écrits de King, qui luttait lui-même à l’époque contre des addictions diverses (alcool, drogues). Le lecteur s’identifie à Louis Creed, le personnage principal : il veut franchir la limite, voir ce qu'il y a derrière, quel que soit le prix à payer. On sent l’influence de Lovecraft dans ce lieu maudit : un endroit d’une antiquité immémoriale, préhumaine, habité par des forces quasi originelles et pour lesquelles l’histoire humaine n’est qu’une péripétie sans conséquences. King a situé ce lieu dans les bois, un endroit hautement symbolique, à la fois familier et mystérieux. Et ce "simetierre" agit comme une "matrice à histoires" : à travers lui c'est tout le passé de la ville de Ludlow qui se raconte de génération en génération.
« Comme toujours avec King, sa grande force réside dans la proximité qu’il arrive à établir avec les vies mêmes de ses lecteurs. Quiconque a perdu un animal de compagnie sait que c’est là une occasion de toucher la mort du doigt, avec tout ce qu’elle inspire de sentiments troubles, de tristesse, de remords d’une certaine façon. Aussi King n’a-t-il aucune difficulté à entraîner son lecteur dans son périple à partir d’un incident aussi banal que la mort d’un chat. Oui, à partir de là, le lecteur se dit : « Je suis passé par là, je suis prêt à te suivre. » Et pour un périple, c’est un sacré périple, on peut dire que le lecteur est servi. Le vrai sujet du roman, comme tous dans les classiques de Stephen King, ce n’est d’ailleurs pas tant le surnaturel que la force des liens familiaux, pour le meilleur et pour le pire. Ce sont ces liens, que nous connaissons tous, liens à la fois doux et insupportables, qui font vivre ses personnages, qui les font agir, et qui finalement les entraînent à leur perte. Comment ne pas être pris dans les rets d’un roman qui nous atteint ainsi au plus intime de nos vies ? Oui, dès la première page, dès la première ligne, on est embarqué, ce roman est une spirale dont il est impossible de s’extraire jusqu’à sa fin glaçante. (Je me souviens du soir où j’ai lu la dernière page. Je devais avoir douze ans. Je me souviens du lieu où je me trouvais. Je me souviens de tout ce qui m’entourait alors, comme si une poinçonneuse glaciale avait enfoncé cette terreur électrique jusqu’au plus profond de mon cerveau.)
« Le roman n’est pas parfait, non. Il y a des longueurs, beaucoup de longueurs, mais c’est le parti qu’a choisi King, et c’est un pari gagnant. Plutôt que de représenter une succession de scènes horrifiques, il a préféré mettre en place une ambiance particulière, pesante, lourde de craintes familiales et de menaces surnaturelles. Les quatre cinquièmes du roman ne sont au fond qu’une longue exposition, l’horreur proprement dite est concentrée sur quelques dizaines de pages au plus, mais c’est ce qui fait la force du livre : cette espèce d’émanation continue du mal qui rode sans frapper, qui imprègne tout, qui attend son heure avec la patience des puissances immémoriales.
« Simetierre est un grand roman, un classique à tous égards. Il est mené du début à son terme avec un savoir-faire, une dextérité hors pair. L’expérience qu’il procure représente la quintessence de la puissance de la littérature, une expérience de la durée qu’aucune autre forme d’art ne peut atteindre. C’est un classique de la littérature fantastique, qui repousse les limites de ce que l’on croyait pouvoir imaginer en termes de tristesse, de douleur, de peur, de noirceur et d’horreur absolue. »

30 juillet 2025

Trois grands romans : I. Dostoïevski : Les Frères Karamazov

Dostoïevski : Les Frères Karamazov

Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« Je n’aime pas beaucoup les romans, me dit-il. Je t’avoue que j’ai du mal à les finir, en général ils me tombent des mains. Mais il y a trois grands romans que j’ai lus et relus, et que je considère comme les sommets du genre. Ils font vraiment partie de ma vie, et la proximité est telle que j’ai presque l’impression qu’ils émanent de moi, plus encore que de leurs auteurs.
« Le premier de ces romans, c’est Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Ce qui fait la richesse de ce roman, c’est l’extraordinaire profondeur des personnages. Fiodor Karamazov est sans doute le personnage le plus fascinant de toute la littérature romanesque. Par certains côtés il ressemble à Schopenhauer : c’est une sorte de vieux cynique rempli de désirs salaces, intelligent, calculateur, froidement égoïste, et en même temps un vrai bouffon. Comme toujours chez Dostoïevski, les personnages sont revêtus d’une signification sociologique : Fiodor Karamazov représente le siècle parvenu à maturité, les mauvais penchants intégrés et rationalisés après les débordements spontanés de la jeunesse, le mal du monde qui s’installe et qui dure. Il y a plusieurs couches derrière son œil malicieux : c’est un damné qui se sait damné, qui en a pris son parti, et qui ne manque pas d’un certain savoir-vivre, d’un certain charme. Il arrive à susciter la sympathie du lecteur malgré tous ses défauts. Et il y a Ivan Fiodorovitch, peut-être plus fascinant encore. C’est autour de lui que se noue en fin de compte le drame de cette histoire. C’est lui le véritable meurtrier en définitive. Ivan Fiodorovitch c’est toute l’angoisse métaphysique de Dostoïevski, mais sans la foi comme lumière au bout du tunnel. C’est la nuit qui recouvre tout, dans la lucidité la plus complète, dans la pleine conscience morale, dans l’intelligence et la maîtrise de soi. Le chapitre "Révolte" dans lequel Ivan ouvre son cœur est extraordinaire, inoubliable.
« Je t’ai cité ces deux personnages, mais tous sont remarquables, y compris les femmes, Katerina Ivanovna et Grouchenka. Et que dire de Smerdiachtchaïa, la folle, la vagabonde, qui est aussi à l’origine du drame d’une certaine façon ?
« C’est vraiment un roman unique. Dans un certain sens il est d’ailleurs frustrant : on a l’impression qu’il ne s’y passe rien, l’intrigue n’avance pas, le meurtre annoncé n’arrive jamais. Mais l’atmosphère du roman est telle qu’au fond cela ne compte pas vraiment. Et ce qui fait cette ambiance, c’est son cadre : une petite ville de province, un trou perdu, on ne sait trop où. Dostoïevski a renoncé à toutes les facilités romanesques que pouvaient lui procurer le cadre d’une mégalopole comme Saint-Pétersbourg. L’action se déroule dans un endroit où il n’y a rien à faire, où la seule animation est causée par un monastère orthodoxe rempli de vieillards exaltés (les fameux startsy). C’est comme une métaphore du désert du monde. Dès lors, toute l’attention se porte sur les controverses théologiques. Et à l’arrière-plan de toutes ces discussions, le mal rôde, rampe, et finit par éclater.
« Oui, je pense vraiment que Les Frères Karamazov est le plus grand roman jamais écrit. Ce n’est pas un roman parfait, pas du tout, mais c’est un roman habité, habité par l’Esprit, et peut-être aussi par le diable. »

16 juillet 2025

Une prophétie

Il faisait un soleil de plomb sur le bâtiment du FBI lorsque MacFarlane pénétra dans le bureau de son supérieur. La clim avait cessé de fonctionner et un grand ventilateur tournait nonchalamment ses pales dans la pénombre de la pièce, dont tous les stores avaient été baissés.
MacFarlane s’assit pesamment sur la chaise en face de Smith, et lui tendit une feuille de papier.
« Lisez ceci », lui dit-il.
Smith baissa les yeux sur la feuille de papier et lut les mots suivants : « Un homme gouvernera. Je ne connais pas son nom. Ce sera un homme d’expérience, d'une grande sagesse. Il viendra du sud, du sud-ouest. Ce sera un littéraire, un agrégé de Lettres. Mais ce sera aussi un homme de la terre, un paysan. Comme Moïse, il sera affecté d’un défaut d’élocution, et comme Moïse il réunira la nation. »
« Ces lignes, reprit MacFarlane, proviennent d’un blog français appelé "Le Goût des lettres", dont l’auteur est inconnu. Elles ont été publiées le 14 août 2024, dans un article intitulé "Un oracle". Quatre mois exactement avant la nomination de François Bayrou au poste de Premier ministre. C’est… Je ne sais pas quoi dire, John… Apparemment… » MacFarlane déglutit. « Apparemment il y a quelqu’un en France qui est capable de prédire l’avenir. »
Un silence pesant s’installa dans la pièce. Smith gardait les yeux fixés sur la feuille de papier.
« Ces lignes datent vraiment du 14 août 2024 ? finit-il par demander. Les gars de l’informatique ont vérifié ?
– Oui, répondit MacFarlane. Il n’y a pas de doute. »
Nouveau silence. Le ventilateur semblait murmurer une mélopée lascive. De grosses gouttes de sueur perlaient sur le front de Smith. Celui-ci restait immobile, comme pétrifié. Puis il leva les yeux sur MacFarlane, très lentement, et : « Tout ceci ne prouve rien, finit-il par dire. Il vient du sud-ouest, et alors ? Agrégé de Lettres ? Je suppose que Bayrou n’est pas le seul agrégé de Lettres en France, si ? Un paysan ? Mais bon Dieu MacFarlane, la moitié de la France est rurale ! Un défaut d’élocution ? Mais nous avons tous un défaut d’élocution ! Tout ceci ne prouve rien.
– Mais enfin John… tenta de répondre MacFarlane avec désespoir.
– Taisez-vous Farrel ! le coupa Smith. Tout ceci ne prouve rien. Écoutez, si le petit malin qui a écrit ces lignes avait pensé à François Bayrou, il aurait écrit : "François Bayrou gouvernera", noir sur blanc. Il ne l’a pas fait. Je ne sais pas ce qu’il avait en tête et je ne veux pas le savoir. Tout cela ce sont des putains de coïncidences, rien de plus ! Il n’y a pas d’affaire là-dessous, il n’y a rien. Maintenant, sortez ! »
MacFarlane ouvrit la bouche pour répliquer, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Il se leva prestement, fit demi-tour et sortit de la pièce en claquant la porte derrière lui.

18 juin 2025

Fragments, juin 2025


Oncle Vania de Tchekhov, La Transmigration de Timothy Archer de Philip K. Dick : amusant de voir comme ces deux œuvres, si éloignées dans l'espace et le temps, ont au fond un sujet similaire : celui du grand intellectuel, universitaire renommé, complètement enfermé dans la haute opinion qu'il a de lui-même, et dont la vie personnelle et familiale est un désastre. Dans les deux cas, pour Sérébriakov comme pour l'évêque Archer, c'est leur entourage qui pâtit de leur cécité émotionnelle, mais ils n'en persévèrent pas moins l'un et l'autre jusqu'au bout dans leur rôle, en personnages à la fois pathétiques et sublimes. Sujet semble-t-il intemporel, contemporain en tout cas de ce double phénomène caractéristique de l'époque moderne : la démocratisation (sécularisation) de la culture d'une part, et, d'autre part, le fait que celle-ci, pour la première fois de l'histoire de l'humanité, ne soit plus reliée à rien de vraiment important aux points de vue existentiel et social. Le grand intellectuel devient dès lors une sorte de Don Quichotte inapte à évoluer hors de sa sphère imaginaire.

– Kant : le simple fait qu'il établissait de façon absolue une corrélation entre la moralité et une béatitude d'ordre métaphysique (post mortem) suffit à faire de lui un philosophe et un être d'exception. C'est ce lien, à propos duquel il n'y avait aucun doute dans sa pensée, qui le distingue absolument de l'humanité commune, et qui le rend fascinant (par quoi on peut le rapprocher de Platon d'ailleurs).

– La philosophie vient toujours buter sur l'esthétique. Insuffisance dans ce domaine de Kant, Schopenhauer, Platon, si convaincants pour tout le reste... Les philosophes ont beau dire, l'œuvre d'art est toujours irrécupérable par la philosophie, irréductible à de simples concepts. L'impossibilité d'un accord universel autour d'une œuvre d'art quelconque ruine la prétention originelle de la philosophie à l'universalité. L'œuvre d'art représente l'irruption de la singularité dans le domaine abstrait, et donc au fond la réfutation de toute la discipline philosophique.

– La volonté historique de l'Église de concilier la Bible avec Platon et Aristote a fait passer l'Occident à côté du grand problème de la vérité elle-même. Comment expliquer la coexistence de ces deux gigantesques paradigmes ? L'un des deux est-il faux ? Mais alors comment tant d'hommes si remarquables ont-ils pu s'y épanouir, comment ont-ils pu donner naissance à des civilisations entières ? Comment l'erreur a-t-elle pu germer dans un cerveau humain ? Comment peut-on vivre en dehors de la vérité ? Comment la vie peut-elle être séparée de la vérité ? Comment la vérité peut-elle n’être pas évidente, n’être pas une ? Autant de questions fondamentales que la conciliation opérée par l'Occident ne lui a pas permis de se poser.

La vraie vie. – Non, je l'ai mal connu. Mais je pense que ce qui le touchait le plus au monde, c'était ces œuvres monumentales dans lesquelles il pouvait se perdre, et vivre en quelque sorte une vie de substitution. Quand il était jeune, il a passé plusieurs années, littéralement, à lire La Recherche du temps perdu de Proust. C'était la chose la plus importante pour lui à cette époque. Et ensuite son obsession pour les œuvres monumentales de Wagner : le Ring, Parsifal. Et plus tard encore, Twin Peaks de David Lynch. Je sais qu'il a écrit un article assez sévère et injuste (comme toujours avec lui) sur cette série, mais elle l'a profondément marqué, il n'a cessé d'y repenser par la suite. Ces dizaines d'heures de ressassement morbide, d'esthétisme décadent, accompagnées par le son lancinant du synthétiseur, cette quintessence de la fiction, ce monde parallèle dans lequel on pouvait se plonger, et où tout faisait sens, tout était signifiant, tout était revêtu de charge esthétique, ça le fascinait. Bien entendu, tout cela n'était d'aucune utilité sociale – il n'a jamais pu parler de Wagner avec quiconque par exemple –, mais c'était peut-être ce qui comptait le plus pour lui. Il repensait alors à la phrase de Nietzsche : « Le monde et l’existence ne peuvent paraître justifiés qu’en tant que phénomène esthétique. » Il lui suffisait de lire quelque part le nom de Wagner ou de Twin Peaks pour se sentir figé sur place, comme frappé par la foudre. C'était très étonnant.

21 mai 2025

Fragments, mai 2025

Mulholland drive
- David Lynch : derrière une apparence d'anticonformisme et de subversion, c'est en réalité l'art le plus moral qui soit. C'est un art moral en ce qu'il transfère de la valeur à certains topoï abstraits, qui sont automatiquement porteurs de charge religieuse (sacrée), et qui justifient l'œuvre entière : l'association entre une blonde tourmentée et une brune pulpeuse, que l'on retrouve dans quasiment chacune de ses œuvres (Twin Peaks, Lost Highway, Mulholland Drive, etc.), et qui vient directement du Vertigo d'Hitchcock, est le plus caractéristique de ces lieux communs esthétiques qui, comme tout ce qui est d'ordre moral, trouvent leur justification en eux-mêmes, et ne sont subordonnés à aucune valeur supérieure. Chez Lynch, la beauté féminine vénéneuse est porteuse de valeur esthétique en soi, elle se veut directement génératrice de la valeur esthétique de l'œuvre au sein de laquelle elle se trouve (ce qui n'était pas du tout le cas chez Kubrick par exemple). Et l'on voit donc que derrière l'apparence d'un art subversif et antibourgeois (toute cette violence, toute cette sexualité...), c'est vraiment de l'art moral à l'état pur dont il s'agit ici, puisque c'est un art porteur de valeurs (qui sont exactement celles de la société de consommation) considérées comme positives en soi, et qui, loin de devoir justifier leur légitimité en tant que valeurs (ce qui est normalement attendu de tout ce qui relève de l'axiologique), sont au contraire elles-mêmes à la base de l'échelle des valeurs, et dispensatrices de la justification pour les êtres et les œuvres au sein desquels elles se manifestent.

- Il est intéressant d'observer que Gide et Nietzsche ont tous deux exprimé leur dégoût (il n'y a pas d'autre mot) à l'égard de saint Augustin. Dans son Journal, Gide écrit à son propos : « Nausée mystique. C'est à vomir » (17 février 1945). Quant à Nietzsche, il qualifie saint Augustin d'« être malpropre » (Antéchrist, 59), dont « le manque de noblesse dans les attitudes et les désirs va jusqu'à devenir blessant » (Par-delà le bien et le mal, III, 50). Ce sont là des mots très forts, quasiment sans équivalents, chez l'un comme chez l'autre. Comment expliquer un tel rejet ? Ce n'est pas le christianisme qui est en cause, après tout l'un comme l'autre savaient apprécier la Bible, ou Pascal. Non, c'est spécifiquement saint Augustin qui est visé. L'explication est la suivante : Gide comme Nietzsche étaient des natures éminemment aristocratiques, des artistes jusqu'au bout des ongles. On peut dire que chez ces deux célibataires la dimension esthétique de l'existence prévalait sur tout le reste. Et saint Augustin est justement l'auteur le moins aristocratique qui soit : il est charnel, passionné, spontané, excessif, etc. Il ne s'agit donc pas là tant d'une question de théories, de croyances, que de tempérament : saint Augustin éveille chez ces deux esthètes l'horreur que leur causerait une brute, un animal, un porc qui prétendrait écrire. On ne peut guère s'empêcher de mesurer la distance qui sépare leur époque de la nôtre, et de penser que de leur temps le goût était sans doute bien plus développé que de nos jours, quand on voit la faveur nouvelle dont jouit saint Augustin chez les catholiques, qui le considèrent comme le plus grand génie de l'histoire et le summum de la distinction intellectuelle.

- Pourquoi la parole sur internet est-elle si dévalorisée ? – Parce qu'elle n'est rattachée à rien, pas même à une identité. – Ce qui donne du poids à la parole des personnages bibliques, ou à ceux de l'épopée, c'est qu'elle les engage. Quand Abraham ou Moïse parlent, ou Marie, ou Achille dans l'Iliade, c'est leur vie qu'ils engagent, et qui s'en trouve modifiée. Même dans notre vie quotidienne, notre parole est toujours liée à notre individualité, elle renvoie à notre être, nous ne pouvons pas faire n'importe quoi avec elle. Mais la parole sur internet ne renvoie à rien, n'engage à rien, n'a jamais de conséquences, elle flotte dans le vide et peut se permettre toutes les outrances impunément. C'est la disjonction ultime entre la parole et l'être, et donc finalement la mort de la parole, laquelle ne signifie plus rien, n'est plus reliée à rien de véritablement engageant.