20 mars 2013

Platon et Thucydide

     
      Si je devais désigner les deux plus grands auteurs de l’Antiquité, je choisirais sans le moindre doute Thucydide et Platon. Nul mieux que ces deux auteurs n’a illustré la puissance absolue du langage. J’aime beaucoup Plutarque, avec lequel j’ai passé des heures innombrables, mais ce qui m’intéresse chez Plutarque c’est ce qu’il raconte, c’est la matière même de son œuvre : les traits de caractère et les exploits des hommes illustres. Tandis que Thucydide et Platon suscitent mon admiration indépendamment même de ce qu’ils relatent. Ce qui compte chez eux, ce n’est pas tant ce qu’ils disent, c’est cette mécanique souveraine du langage qui renverse tout sur son passage. Leur époque, ce fameux âge classique grec, représente à cet égard un moment unique dans l’histoire, le moment où l’on a accordé le plus de crédit à la puissance du verbe. Chez Thucydide, les discours décident du destin des peuples, établissent ou renversent les alliances, entraînent la guerre ou la paix. Chez Platon, les discours s’affranchissent de l’emprise de la matière, dévoilent l’invisible, ouvrent une porte sur l’infini. Heureuse époque où l’exercice du pouvoir, le cheminement vers l’idéal reposaient simplement sur l’usage des mots ! Les sophistes ont sans doute joué un rôle prédominant dans cet avènement de la parole ; Thucydide comme Platon les ont beaucoup pratiqués, et, ne serait-ce que pour cette raison, ils possèderont à jamais d’immenses titres à la reconnaissance de la postérité.
      Certes, il est un peu inexact, du point de vue du style, de mettre Thucydide et Platon sur le même plan. Le discours chez Thucydide est sobre, dépouillé, soumis à chaque instant à la tension de forces antagonistes ; il est l’expression même de cette tension des événements. Chez Platon en revanche, le discours a atteint une autonomie complète par rapport au réel, il s’étale librement, sans la moindre contrainte, au sein d’un espace vierge et éthéré (ce qui faisait dire à Nietzsche que, contrairement à Thucydide, « Platon est lâche devant la réalité, par conséquent il se réfugie dans l’idéal »). L’expression, chez Platon, est une jouissance en soi ; chez Thucydide c’est une arme. De ce fait, peut-être faudrait-il placer Thucydide plus haut encore que Platon, du moins en ce qui concerne l’art d’écrire, le sens de l’équilibre et des proportions. Thucydide se soumet toujours à la mesure, tandis qu’il y a chez Platon quelque chose de surdimensionné, d’excessif et, reconnaissons-le, parfois d’un peu rébarbatif. Mais qu’importe ! par la foi qu’ils ont l’un et l’autre manifestée envers le langage et sa puissance illimitée, ces deux piliers de notre culture classique constitueront toujours la plus revigorante, la plus exaltante des lectures.

2 commentaires:

  1. C'est à un discours d'initiés auquel vous nous conviez là, cher Laconique ! N'avez-vous pas peur de faire fuir vos innombrables et fidèles lecteurs en devenant trop pointu ? Mais sans doute visez-vous là la crème cher Laconique, vous êtes en quelque sorte la nourriture des Dieux... Bref, votre article est encore une fois impeccable sur le plan du style, mais est-ce vraiment encore utile de le souligner ?

    Je ne connais absolument pas Thucyldide, aussi ne puis-je que vous faire confiance les yeux fermés et souscrire à ce que vous dites. La seule chose que je peux confirmer concerne Platon : effectivement il est parfois "rébarbatif", peut-être parce qu'il s'affranchit justement un peu trop souvent de "l’emprise de la matière". Et pour ce que l'on trouve de surdimensionné chez lui, vous tendez à mon esprit malicieux et grivois une perche trop facile à saisir, aussi me conterait-je de souligner que Le Marginal Magnifique possède lui aussi quelque chose de surdimensionné comme en témoigne son magnifique éloge au seul Dieu qu'il vénère : "Le Priape Magnifique".

    Vous avez sans doute remarqué que j'ai tardé à commenter cet article, cher Laconique, car Le Marginal Magnifique s'éloigne un peu du net ces derniers temps, il se frotte à la vie réelle, lassé de passer trop de temps devant son écran, s'imaginant être d'une autre trempe que tous ces geeks drogués de l'internet qui se tapent des branlettes à répétition sur Youporn. Le Marginal Magnifique fait une pose en somme, mais peut-être reviendra-t-il plus puissant que jamais !

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  2. Peut-être n’avez pas tort de faire une pause du Net, cher Marginal. Le Marginal est entier, intègre, avec lui c’est tout ou rien ! Maintenant, la « vie réelle » est-elle plus saine que la vie virtuelle, c’est une autre question… Qui s’y frotte s’y pique comme on dit ! Mais je ne doute pas que l’authentique vocation littéraire qui vous anime ne vous rappelle bientôt dans la sphère numérique. Quand on écrit avec l’aisance et la liberté qui sont les vôtres, on est obligé de le faire partager au monde ! Vos lecteurs languiront après votre plume acérée, mais je n’imagine pas que vous fassiez durer leurs tourments trop longtemps.

    D’ailleurs, si vous avez envie de vous soumettre à une ascèse complète à l’égard du Net, ne vous sentez pas obligé de commenter à chaque fois mes petits articles. Je vais sans doute en poster un très prochainement, car on risque de couper ma connexion dans les jours qui viennent (changement d’opérateur, nouvelle « box », etc.), et je veux prendre les devants. Mais je ne me formaliserai jamais si vous avez envie de prendre un peu de champ par rapport à tout ça, le Net c’est du fun avant tout, et le Marginal trace sa propre voie que rien ne saurait dévier !

    Vous me connaissez, cher Marginal, j’écris avant tout pour moi-même, pour ne pas laisser rouiller ma plume, et je ne me soucie pas vraiment de mes lecteurs… Pour autant, je ne pense pas que mon petit texte sur Platon et Thucydide soit si pointu que ça. J’ai simplement voulu exprimer ma passion pour ces deux auteurs chez lesquels l’usage du langage des sommets de virtuosité. C’est tout de même beau de se dire qu’il y a eu une époque où l’on pensait que le langage avait tous les pouvoirs, dans l’ordre politique comme philosophique. C’est pour ça que c’est toujours stimulant de les lire ! Mais chez vous il n’y a pas que le langage qui atteigne des sommets de virtuosité, et je comprends bien que vos autres facultés demandent à se déployer dans toute leur amplitude elles aussi ! Comme disait Sade, « foutez, foutez », cher Marginal Magnifique , mais revenez vers la muse de temps en temps, elle aussi est friande de vos outrages !

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