24 février 2022

Jules César et les Juifs



Dans la lutte acharnée qu'il a menée contre le parti aristocratique et les instances conservatrices de Rome, Jules César a trouvé un appui déterminant auprès d'un peuple marginalisé et méprisé par les élites romaines, le peuple juif. Le ferment révolutionnaire que le peuple juif a toujours représenté au milieu des nations, de Judas Maccabée à Marx, Lénine et Trotsky, a pleinement bénéficié à la révolution de grande ampleur accomplie par César, laquelle a abouti au remplacement de la vieille République sénatoriale et conquérante par le Principat, apolitique, universel, annonciateur des libertés individuelles et de l’État de droit. Comme pour tout ce qui concerne la vie de César, la matière est abondante. Cet article se propose de recenser certains éléments factuels et néanmoins troublants de cette alliance qui a fait basculer le destin de l'Occident.
L'hostilité des Juifs à l'égard de Pompée, l'ennemi de César et le chef du parti patricien lors de la guerre civile déclenchée en 49 av. J.-C., remonte à une quinzaine d'années plus tôt, lorsque Pompée, lors de sa campagne d'Orient, en 63 av. J.-C., assiégea Jérusalem et investit le Temple de façon sanglante (12 000 victimes) (1). Non seulement Pompée avait lâchement profité du repos hebdomadaire que leur Loi impose aux Juifs pour mener les travaux du siège et s'emparer de la place, mais il se rendit coupable de la profanation suprême en pénétrant dans le lieu interdit par excellence, le Saint des Saints. L'écrivain Patrick Banon a retracé la scène de façon saisissante dans son ouvrage Flavius Josèphe, Un juif dans l'Empire romain :
 
« Pendant que les légionnaires égorgeaient les sacrificateurs sur le parvis du Temple, les survivants imperturbables continuaient les rituels de purification dans l’espoir de protéger le sanctuaire des turpitudes de la mort. (…)
L’épée à la main, Pompée n’hésita pas à contempler l’invisible. Avec l’inconscience des vainqueurs, il souilla de ses yeux impurs l’obscurité de la pièce sans fenêtres et viola de sa voix le lieu sans parole. Espérait-il trouver dans le Saint des Saints le secret de la foi des juifs pour leur Dieu invisible ?
Toujours est-il que lorsque l’épée encore sanglante il foula le sable d’où fut créé le premier homme et qu’il réapparut sur le parvis, abasourdi par cette absence qui remplit le cœur des Judéens, il n’était plus qu’un misérable vaincu. (...)
Pompée avait mis le feu à l’âme juive, et plus jamais le brasier ne s’éteindrait. » (2)
D'après certains auteurs, il faut donc faire remonter à cet événement le soutien des Juifs en faveur de César lors des guerres civiles : « Une des premières causes de la popularité de César parmi les Juifs, c'est qu'il vengeait, lui l'instrument du Dieu puissant, une profanation coupable. » (3)
Vaincu par César à Pharsale, Pompée sera finalement assassiné sur l'ordre de Pothin, l'eunuque du jeune pharaon Ptolémée XIII, au large de Péluse, en Égypte, lieu symbolique entre tous, « fournaise pour le fer » d'après la Torah (Dt 4, 20).
Outre l'inimitié personnelle à l'égard de Pompée, on peut sans doute trouver des causes plus structurelles à ce soutien des Juifs envers César. L'Antiquité grecque et romaine faisait preuve d'un antisémitisme assez marqué (4), dont le Pro Flacco de Cicéron est un témoin caractéristique. L'aristocratie conservatrice romaine en particulier, dont Pompée s'était fait le champion, se montrait sans doute peu favorable à leur cause, à l'inverse d'un Jules César, esprit plus tolérant et moins lié par les vieilles coutumes traditionnelles : « Les Juifs à qui le vieil esprit romain était éminemment défavorable (car ils n'en pouvaient attendre ni la sécurité des consciences ni le libre exercice du culte) sentaient instinctivement que leur cause était liée à celle de César, intelligence ouverte, sceptique, positive et par conséquent libérale. Pour cette seule raison, les Juifs, aussi bien à Rome qu'en Palestine, firent des vœux pour la défaite de Pompée ; ils y contribuèrent dans la limite de leurs ressources. » (5)
Après la mort de Pompée, c'est sans doute aux trois mille hoplites juifs d'Antipater que César dut son salut lors de la guerre d'Alexandrie. L'épisode est rapporté au livre XIV des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe. L'appui d'Antipater, administrateur de Judée et père d'Hérode le grand, a été décisif, puisque que celui-ci, sur instructions du grand-prêtre Hyrcan II, a mobilisé une grande partie de l'Asie en faveur de César (notamment Mithridate de Pergame) : « Ce fut grâce à lui que de toutes les parties de la Syrie arrivèrent des renforts, personne ne voulant se laisser distancer en empressement à l'égard de César. » Antipater n'a pas économisé ses efforts et a joué un rôle de premier plan lors de la prise de Péluse et de la bataille dite du « camp des Juifs » : « Mithridate écrivit à César à ce sujet, déclarant qu'il devait la victoire et son propre salut à Antipater ; aussi César envoya-t-il à celui-ci des éloges et l'employa-t-il pendant toute la guerre dans les missions les plus périlleuses. » (6) Fidèle a sa réputation, César sut se montrer à la hauteur lorsqu'il fallut récompenser les bons services de ses alliés. Flavius Josèphe retranscrit les édits de César en faveur des Juifs, lesquels contrastent évidemment avec les souvenirs laissés par Pompée puis Crassus sur les mêmes terres. Citons quelques mesures emblématiques : liberté de culte et de réunion, exemptions d'impôts, respect de l'année sabbatique, autorisation de relever les murailles de Jérusalem, confirmation d'Hyrcan et de sa descendance dans les dignités de grand-prêtre et d'ethnarque de Judée, octroi de la citoyenneté romaine et du titre de procurateur à Antipater, etc.
Joseph-Antoine Hild souligne le caractère révolutionnaire de ces mesures, et y voit une étape fondatrice dans la mise en place de la notion moderne de séparation des sphères politique et religieuse : « Ces faveurs octroyées par le gouvernement de César aux communautés juives de l'empire, faveurs qui furent précieuses, importantes, fécondes à Rome plus que partout ailleurs, prouvent que les Juifs avaient prévu juste en abandonnant des premiers la cause de l'ancienne République, personnifiée par les aristocrates du parti pompéien. Elles démontrent non moins clairement que César, rompant en matière de politique religieuse avec toutes les vieilles traditions, au risque de se rendre impopulaire, devançait de beaucoup non pas seulement les politiques les plus clairvoyants de son temps, mais les plus avisés des âges à venir. (…) Dans leur ensemble elles sont l'application d'un véritable système de politique religieuse au sens moderne du mot ; elles organisent l’Église libre au sein de l’État romain (…). Cette Église obtient du législateur tous les privilèges indispensables à son existence, dans les conditions où elle-même l'a définie. (...) À la prétention hautement et énergiquement proclamée par les adorateurs du Dieu unique, de n'obéir à la constitution de Rome que jusqu'à un certain point et non au-delà, César, le réformateur de cette constitution, l'organisateur d'un nouvel état de choses, répond par la plus large tolérance dont jamais minorité religieuse ait joui chez aucun peuple. » (7)
De façon plus mystérieuse, César semble avoir été persuadé de bénéficier d'une protection spéciale venue d'en haut. Les références à la « Fortune » de César sont innombrables dans La Guerre des Gaules et La Guerre civile. D'un simple point de vue factuel, César aurait dû perdre la bataille de Pharsale ( 22 000 hommes et 1 800 cavaliers du côté de César, 45 000 hommes et 7 000 cavaliers du côté de Pompée). Il aurait surtout dû perdre la bataille de Munda (40 000 hommes du côté de César, 70 000 hommes du côté de Pompée le Jeune), bataille qui fut si acharnée que César dut se jeter au premier rang de la mêlée, ainsi que le rapporte Plutarque : « Ce ne fut que par des efforts extraordinaires qu'il parvint à repousser les ennemis (…). En rentrant dans son camp, après la bataille, il dit à ses amis qu'il avait souvent combattu pour la victoire, mais qu'il venait de combattre pour la vie. » (8) Et pourtant, en ayant l'ensemble du monde antique contre lui, César n'a jamais été vaincu, et il a fini au plus haut degré de pouvoir auquel jamais homme libre soit parvenu. Contre le monde ancien et les traditions séculaires, César a su s'appuyer sur les forces du monde à venir, les forces méprisées à son époque : les cavaliers gaulois et germains qui lui ont prêté main-forte à Pharsale, les troupes judéennes d'Antipater lors du siège de Péluse.
Le Dieu d'Israël a le sens de la fidélité, une fidélité qui, selon l'Écriture, « s'étend sur mille générations » (Ex 20, 6). Un siècle exactement après la naissance de César, une nouvelle ère commençait, celle, précisément, de J.-C.
 
Références
2) Patrick Banon, Flavius Josèphe, Un juif dans l'Empire romain, Presses de la Renaissance, 2014.
3) Joseph-Antoine Hild, Les Juifs à Rome devant l'opinion et dans la littérature, Revue des études juives, 1884.
4) Odile Benoît, Histoire de l'antisémitisme, Bulletin de psychologie, 1952.
5) J.-A. Hild, op. cit.
6) Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, livre XIV.
7) J.-A. Hild, op. cit.
8) Plutarque, Vie de César.

10 février 2022

Considérations sur la vocation philosophique de Platon



On se représente souvent Platon comme un philosophe emblématique, le « pur philosophe », celui qui a dédié sa vie à la philosophie sans le moindre partage, le moindre scrupule. Pourtant, ce n'est pas tout à fait ce que nous apprennent les biographies anciennes de l'élève de Socrate. Dans la fameuse Lettre VII, Platon revient lui-même sur son itinéraire. Il semble que, comme tout jeune Athénien de sa génération, d'origine aristocratique de surcroît, ce soit d'abord vers la chose publique, vers le gouvernement de la cité, que se soient tournées ses aspirations : « Au temps de ma jeunesse, j'ai effectivement éprouvé le même sentiment que beaucoup d'autres. Aussitôt que je serais devenu mon propre maître, m'imaginais-je, je m'occuperais sans plus tarder des affaires de la cité. » Pourtant, assez rapidement, une inflexion assez radicale s'opère : « Moi qui, bien sûr, observais ces choses et les hommes qui faisaient de la politique, plus j'approfondissais mon examen des lois et des coutumes, et plus j'avançais en âge, plus il me paraissait difficile d'administrer correctement les affaires de la cité. (…) À la fin je compris que, en ce qui concerne toutes les cités qui existent à l'heure actuelle, absolument toutes ont un mauvais régime politique ; car ce qui en elles se rapporte aux lois se trouve dans un état pratiquement incurable, faute d'avoir été l'objet de soins extraordinaires aidés par la chance. Et je fus nécessairement amené à dire, en un éloge à la droite philosophie, que c'est grâce à elle qu'on peut reconnaître tout ce qui est juste aussi bien dans les affaires de la cité que dans celles des particuliers » (Lettre VII 324 b-325 e).
Le propos est clair : la vocation philosophique de Platon n'est pas originelle, c'est un pis-aller, une compensation, un renoncement douloureux à ce qui semblait vraiment fait pour répondre à ses aspirations : l'administration politique de la cité. La plupart des spécialistes s'accordent sur l'authenticité de la Lettre VII. Néanmoins, même si elle était apocryphe, on retrouve les mêmes déclarations quant à l'universalité de la corruption politique et à la reconnaissance de la philosophie comme seul remède aux maux communs dans des dialogues incontestablement authentiques, et en premier lieu dans la République.
Ce qui est troublant, c'est qu'on constate la même position de prise de recul par rapport à une société considérée comme pervertie, au profit d'une culture individuelle et marginale de la sagesse, chez d'autres penseurs de la même époque, appartenant à d'autres sphères culturelles, comme par exemple Siddhartha Gautama en Inde : « Celui qui ne trouve pas de compagnon qui soit prudent, et de bonne et sage conduite, il faut, comme un roi quittant un pays conquis, qu'il aille en solitaire, tel l'éléphant dans sa forêt. Mieux vaut vivre dans la solitude : il n'y a point de société avec les sots. En solitaire on doit mener sa vie, sans faire le mal, loin des soucis, comme l'éléphant dans sa forêt » (Dhammapada, 329-330). En Chine, Confucius, qui a connu de nombreuses pérégrinations et de longues périodes d'exil : « On peut accepter un salaire dans un pays qui suit la Voie ; mais on doit en avoir honte dans un pays qui s'en écarte » (Entretiens 14, 1). On peut également citer le taoïste Tchouang-tseu, contemporain de Platon : « Quand le monde est en ordre, le saint accomplit sa mission. Quand le monde est en désordre, le saint préserve sa vie » (Tchouang-tseu IV).
Tous ces penseurs appartiennent à l'époque que Karl Jaspers a définie, dans une formule qui a fait date, comme étant « l'âge axial » (800 à 200 av. J.-C.). Il s'agit d'une période de remise en cause universelle des structures établies, familiales, politiques, religieuses et rituelles. Tout autour du monde, des penseurs indépendants, constatant l'effondrement de la société traditionnelle, ont entrepris parallèlement de refonder l'éthique sur de nouvelles bases. La philosophie n'est donc pas une impulsion originelle de l'homme, elle est une réponse à une situation désespérée. Ce que l'être humain souhaite spontanément, ce n'est pas d'être sage, c'est d'être intégré dans une société harmonieuse qui lui permet d'exprimer tout son potentiel, de déployer toutes ses dimensions. Lorsque les rites et les sacrifices sont abandonnés, lorsque le rapport avec le transcendant s'estompe, lorsque les liens sociaux et politiques se dissolvent, lorsque les antagonismes gagnent les cités et les familles, alors l'âge de la philosophie advient. Cette conjonction entre la chute de la société traditionnelle et l'avènement de la philosophie a été mise en évidence par plusieurs auteurs, notamment par René Guénon dans La Crise du monde moderne : « Au VIe siècle avant l'ère chrétienne, il se produisit, quelle qu'en ait été la cause, des changements considérables chez presque tous les peuples. (...) C'est ainsi que prit naissance ce que nous pouvons appeler la philosophie "profane", c'est-à-dire une prétendue sagesse purement humaine, donc d'ordre simplement rationnel, prenant la place de la vraie sagesse traditionnelle, supra-rationnelle et "non-humaine". »
On peut observer que cette conception, qui a prévalu pendant un demi-millénaire, est l'opposé exact de la situation actuelle : l'homme de l'âge axial se plaçait en retrait de la politique, et se mettait en quête d'un savoir objectif, indépendant des circonstances, des lieux et des époques. C'est la fameuse objectivité de la science chez Platon, du Dharma chez Gautama, de la Voie du Ciel chez Confucius et les taoïstes. Il s'agit d'un effort sublime, héroïque, pour se hisser à la hauteur d'une vérité transcendante, effort lié à un élitisme très affirmé chez tous nos penseurs (d'où l'isolement, le rassemblement d'un nombre limité de fidèles, la longueur et l’exigence de l'enseignement, etc.). À notre époque, au contraire, on prône un égalitarisme intransigeant ; on se passionne pour la chose publique, comme si elle constituait l'unique voie d'accès à un changement réel ; on ne conçoit plus de vérité objective, supra-individuelle, mais c'est la subjectivité de chacun qui fait loi. L'agitation stérile du pugilat médiatique nous semble aller de soi, et nous ne concevons même pas que certains hommes, à une époque désormais éloignée, aient pu nourrir des aspirations d'un tout autre ordre.
 
Sources
- Platon, Lettre VII
- Bouddha, Dhammapada
- Confucius, Entretiens
- Tchouang-tseu, Œuvres