Je discutais l’autre jour avec un ami catholique.
« Je me suis toujours efforcé d’être un bon chrétien, me dit-il. J’ai suivi les recommandations du Magistère en matière d’autorités intellectuelles, et j’ai étudié les deux plus grands docteurs de la Tradition, saint Augustin et saint Thomas d’Aquin. Je n’oublie pas que Jean-Paul II a vivement recommandé, dans son encyclique Fides et ratio (1998), l’étude de saint Thomas d’Aquin, qualifié de « maître de pensée et [de] modèle d’une façon correcte de faire de la théologie » (43), ou que Léon XIII, dans son encyclique Æterni Patris (1879), le qualifiant « d’homme incomparable », exhorte le peuple chrétien, pour échapper à « l'immense péril dans lequel la contagion des fausses opinions a jeté la famille et la société civile », « à remettre en vigueur et à propager le plus possible la précieuse doctrine de saint Thomas ».
Je reconnais, chez Augustin, chez Thomas, une pensée ferme, abondante, un amour sincère de la vertu, une recherche ardente de la vérité. Mais tout ceci, précisément, me semble plus grec, plus philosophique, que véritablement chrétien. Dans sa Somme théologique, Thomas d’Aquin professe par exemple que « la volonté de Dieu est immuable » (I, 19, 7). Mais ce n’est pas du tout ce que nous dit la Bible ! Dieu change tout le temps d’avis dans la Bible, il change d’avis sur le sort de Sodome et Gomorrhe quand Abraham plaide en faveur des « dix justes » (Gn, 18, 32), il renonce à exterminer les Hébreux dans le désert après le veau d’or lorsque Moïse intercède pour eux (Ex, 32, 10), il change tout le temps d’avis chez les prophètes, frappant et bénissant tour à tour son peuple. Mais on comprend bien d’où saint Thomas a tiré sa proposition d’une « volonté immuable » : il était habité par l’idéal platonicien, néoplatonicien, plotinien, de l’Un, immuable, éternel, intangible, etc. C’est très grec, mais ce n’est pas du tout biblique.
Même chose chez Augustin. Augustin parle tout le temps d’« éternité », de « vertu », de « bien », de « mal », de « substances corruptibles », « incorruptibles », etc. Là aussi c’est un vocabulaire philosophique, qui ne figure presque pas dans la Bible.
À vrai dire, c’est la notion même de Dieu de ces penseurs qui me gêne. Leur Dieu est une abstraction, c’est le Dieu universel des philosophes. Or le Dieu biblique est un Dieu concret, personnel, inscrit dans l’histoire. C’est ainsi que Yahvé se révèle dans le buisson ardent : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob » (Ex, 3, 6). Ou encore : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude » (Ex, 20, 2). C’est ainsi que Dieu se définit dans la Bible, le Dieu d’un petit peuple, de certains hommes choisis, et pas une abstraction universelle.
Il en est de même pour le Nouveau Testament. Là aussi, c’est à partir du concret, de l’historique, que Dieu se révèle. Il n’y a pas de Dieu ineffable trônant dans les nuages dans le Nouveau Testament, il n’y a que le Fils, le Saint-Esprit et le Père. Le Fils qui est le seul chemin vers le Père et le seul dispensateur du Saint-Esprit. Si l’on va au-delà, si l’on conçoit un Dieu absolu, monolithique, immuable, on tombe dans le Dieu unique de l’islam, dans la substance de Spinoza, dans le Dieu horloger de Voltaire. Ce n’est plus du tout chrétien.
Encore une fois, je ne veux pas du tout faire preuve de subversion. Je reste et je resterai toujours humblement soumis à notre sainte Mère l’Église. Mais comprends-moi bien : c’est le Dieu d’Abraham, de David et de Jésus-Christ que je prétends suivre, et pas celui d’Aristote et de Platon. »