28 décembre 2022

Midsommar ou la nostalgie de la société traditionnelle



Le film d’horreur Midsommar, du réalisateur Ari Aster, a obtenu en 2019 un beau succès, à la fois public et critique. Il raconte l’histoire de quatre amis américains, étudiants en anthropologie, qui se rendent dans une mystérieuse communauté autarcique de Suède, au moment de son grand festival d’été. C’est l’occasion d’assister aux danses, aux chants, aux banquets de la communauté, de se familiariser avec son mode de vie, en communion étroite avec la nature, jusqu’à ce que des événements traumatisants ne surviennent et ne plongent le groupe d’amis dans un capharnaüm horrifique.
Malgré de gros défauts (traitement superficiel, surtout visuel, de la communauté, bêtise et manque de caractère des personnages, etc.), Midsommar est un film passionnant, parce qu’il pointe très précisément le malaise de l’homme occidental. À de nombreux égards, la communauté de Harga dépeinte dans le film représente une société absolument idyllique pour la plupart d’entre nous. On peut relever les points qui correspondent à la mentalité actuelle :
- La communion avec la nature : c’est le premier aspect qui frappe dans le film, cette vie au milieu des couleurs verdoyantes de la forêt du grand nord. Comment l’homme urbain, qui vit dans la grisaille et la laideur, ne serait-il pas séduit par un tel mode de vie ?
- Le rejet de la technique : il n’y a pas d’écrans dans la communauté de Midsommar, pas de routes, pas d’usines, pas de machines. Ceci parle fortement au désir inconscient de l’homme contemporain, qui a bien intégré le fait que la technologie est avant tout une source d’aliénation et de contrôle.
- La cohésion de la communauté : la communauté de Harga est une communauté « holiste », dans le sens où elle forme un tout insécable, harmonieux, au sein duquel les individus ont relativement peu de marge d’autonomie. En cela, elle rejoint les sociétés traditionnelles, fortement structurées, antérieures à l’individualisme de nos sociétés modernes. Cette communauté est comme une matérialisation de toutes nos aspirations à la solidarité, à l’unité, etc.
- L’autarcie : La communauté est autarcique, elle se nourrit de ses propres productions et semble n’entretenir que des liens fort ténus avec le monde extérieur. Ceci parle à la tendance « survivaliste » qui sommeille au fond de chaque homme moderne.
- Une culture forte et partagée, qui fait sens : comme dans toute société traditionnelle, la vie des individus est régie par la culture du groupe, une culture riche, antique, diversifiée (lois, rites, fêtes, danses, chants, arts, métaphysique, croyances, etc.). Ceci répond entièrement à la quête de sens de l’homme moderne, qui n’est plus rattaché à rien de noble, d’esthétique, de transcendant, ou simplement de commun avec son voisin.
- Le matriarcat : la cheffe de la communauté, la doyenne, est une femme, ce qui entre bien sûr en résonnance avec l’anti-autoritarisme contemporain.
- Le bien-être et la sérénité : ce qui ressort en somme de cette communauté traditionnelle de Suède, au premier abord, c’est une impression de calme et de sérénité, une sorte de clip publicitaire pour la vie champêtre, avec l’aspect « intégration sociale » en plus. C’est la réalisation à peu près complète de tous les désirs conscients et inconscients de l’occidental affairé contemporain.
Bien entendu, la société traditionnelle holiste a un prix, à savoir qu’elle suppose la négation de deux valeurs prétendument chères à l’Occident : la liberté de l’individu, et sa dignité. À Harga, l’individu n’est pas libre, il ne mène pas une vie digne non plus, puisque celle-ci est prise en charge de la naissance (avec des accouplements strictement planifiés à des fins à la fois de renouvellement du patrimoine génétique, et de consanguinité dans le cas des « oracles »), à la mort (nous le verrons). Bien sûr, un Spinoza, un Voltaire auraient condamné la société traditionnelle au nom de la liberté, un Jean-Paul II l’aurait fait au nom de la dignité imprescriptible de l’homme, mais en 2022 nous ne croyons plus guère à tout cela. L’homme occidental semble plutôt empressé de fuir la liberté à tout prix, dans la famille, dans le couple, dans le divertissement. Quant à la dignité, il ne sait plus vraiment ce que c’est, il serait tenté de demander : « À quoi ça sert ? », le confort et la sécurité ont définitivement pris le pas sur tout le reste. Il ne s’agit pas là d’une formule, telle est bien la mentalité actuelle, même chez les intellectuels. Une illustration très frappante en est fournie par l’appréciation contemporaine du célèbre roman d’anticipation d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes. Huxley, on le sait, a brillamment dépeint une société totalitaire, dans laquelle la soumission de la population est opérée au moyen de diverses techniques de détournement du libre arbitre : divertissements, psychotropes, sexualité débridée, etc. Bien entendu, dans l’esprit d’Huxley, il s’agissait de condamner une telle société, et le héros du roman, le « Sauvage », est en quelque sorte son porte-parole à cet égard. Mais pour nos contemporains, la société du Meilleur des mondes est vraiment idyllique, au premier degré ! Nous sommes tout à fait prêts à échanger la liberté contre le bien-être, sans aucun scrupule, c’est même notre vœu le plus cher. Dans son célèbre roman Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq écrivait ainsi, à propos de cette société décrite par Huxley, que « c’est exactement le monde auquel aujourd’hui nous aspirons, le monde dans lequel, aujourd’hui, nous souhaiterions vivre ». Plus récemment, l’auteur Florian Mazé a publié, en avril 2021, un article sur AgoraVox dans lequel il affirme que « Brave New World constitue un monde où l’on s’amuse, où tout le monde s’amuse, même les castes de travailleurs inférieurs. (…) Je vais peut-être choquer les lecteurs intégristes et complotistes, mais je préférerais encore vivre dans ce Brave New World plutôt que dans la poubelle mondiale actuelle (sic) ». Cela a le mérite de la franchise. Le totalitarisme fun et soft plutôt que notre société déprimante.



Si le film s’en était tenu là, cela n’aurait pas eu grand intérêt, cela aurait été une peinture de plus de la société primitive idéale, après celle de Rousseau, les Hobbits de Tolkien, les Ewoks dans Star Wars, les Indiens dans Danse avec les loups, les Na’vi dans Avatar, etc. (la liste est infinie). Mais la grande intelligence d’Ari Aster consiste à dépasser ce stade idyllique, et à pousser la logique de la société traditionnelle jusqu’au bout, telle qu’elle fonctionne effectivement dans la réalité. Nous avons abordé le sujet du contrôle des naissances, lequel s’effectue dans le film par divers moyens de sélection des parents, d’altération de la volonté et du consentement, etc. (méthodes préconisées par Platon dans La République, rappelons-le, cf. livre V). Mais la mort elle aussi est au pouvoir absolu du groupe. Dans le film, les individus âgés de soixante-douze ans sont considérés comme ayant achevé leur parcours terrestre, ils sont tout bonnement éliminés, précipités du haut d’une falaise, achevés à coups de maillet au besoin. Rappelons qu’à Sparte ce sont les nouveau-nés malingres ou malformés qui étaient précipités du haut d’une falaise. La pratique dite de l’« exposition » était bien connue dans l’Antiquité. En ce qui concerne les adultes, Platon, une fois de plus, a tracé le programme dans La République, avec l’élimination des citoyens inutiles, malades, etc. (cf.  407d). Il ne s’agit pas de délires gores du réalisateur, mais bien de la logique de la société holistique, telle qu’elle a toujours existé, et dans laquelle la vie de l’individu compte peu par rapport à la cohésion du groupe. Ces scènes de mises à mort, ainsi que ce qui suit (perpétration de sacrifices humains et autres joyeusetés), plongent le spectateur occidental en plein dilemme, en pleine dissonance cognitive. D’un côté, il est fasciné par la société traditionnelle, l’existence contemporaine est tellement vide et déshumanisée qu’il est prêt à souscrire de tout son cœur à la régression vers une société holistique, laquelle lui semble combler toutes ses aspirations fondamentales ; de l’autre, certaines conséquences de ce mode de vie lui paraissent tout de même un peu dures à avaler, il est prêt à renoncer à sa liberté, pas de problème, mais lorsqu’on touche à sa vie certaines réticences finissent tout de même par se manifester. Notons bien que ce ne sont jamais les idéaux de la société traditionnelle qui sont mis en question ; encore une fois, l’occidental ne croit plus à rien donc il est tout à fait prêt à faire litière de toutes ses valeurs ; aucun jugement moral ou idéologique n’est jamais porté tout au long du film, les « valeurs » qui sont les nôtres ne sont jamais défendues par personne, ni même nommées. Non, c’est lorsqu’on menace son sacro-saint confort, lorsqu’on soumet son existence même à des impératifs supérieurs, c’est alors que l’instinct de l’occidental se réveille et se rebiffe.
Ce que Midsommar reflète admirablement, c’est le désarroi complet de l’homme moderne, sa totale perte de repères. Comme l’a écrit Jacques Ellul dans Les Sources de l’éthique chrétienne, « notre civilisation a rompu les attaches avec la civilisation traditionnelle, (…) nous sommes dans un monde nouveau, sans commune mesure avec les précédents ». C’est là une rupture définitive, et malgré toute la nostalgie du monde, il n’y a aucun retour en arrière possible. Tous les intellectuels traditionalistes, monarchistes, néopaïens, etc., sont des poètes avant tout, ils sont déconnectés de la vie réelle et de ses rudes déterminations. Mais l’arrachement à la société traditionnelle, le plus dur arrachement qui soit, l’Occident a pu l’effectuer parce qu’il obtenait en compensation des biens supérieurs à tout ce qu’il a perdu : la dignité de l’individu, lequel est unique et premier aux yeux de Dieu, la liberté, le primat de l’espérance par rapport aux contingences, le primat de la charité par rapport aux intérêts et à la tradition. On aura reconnu les valeurs chrétiennes, et ce n’est pas un hasard, car c’est bien le christianisme qui a opéré cette grande rupture et l’a propagée – au prix de beaucoup de souffrances et de malentendus – dans le monde entier. Seulement voilà, les conséquences du christianisme nous sont restées (l’individualisme), mais elles ont été coupées de leur source, de leur racine, du fait du grand mouvement de sécularisation et d’athéisme, puis de nihilisme, et tout simplement de bêtise, qui s’est développé depuis maintenant plusieurs siècles. Nous avons quitté la Tradition, mais nous nous sommes détachés de Celui qui nous a poussés à le faire et qui seul rendait cette situation vivable. C’est cela qu’illustre Midsommar, malgré tous ses simplismes et toute sa superficialité : la nostalgie d’un mode de vie perdu, l’attrait quasi hypnotique que l’Ancien Monde, le monde condamné par Dieu et cloué sur la Croix avec le Christ (cf. Col 2, 14), exerce encore, malgré toutes ses horreurs, sur nous tous, hommes de peu de foi.

8 décembre 2022

La Loi et la foi



Je discutais l’autre jour avec un ami catholique.
« La Nouvelle Alliance a aboli l’Ancienne, lui dis-je. Pour un chrétien, est-il vraiment nécessaire de prendre en compte les centaines de prescriptions rituelles contenues dans le livre de l’Exode ou du Lévitique ? Que nous importe-il de savoir que la Tente de la Rencontre doit comporter dix bandes d’étoffe de fin lin retors, de pourpre violette et écarlate et de cramoisi, de vingt-huit coudées de long et de quatre coudées de large chacune ? Que l’autel des holocaustes doit mesurer cinq coudées de large sur cinq coudées de long et trois coudées de haut ? Que la femme reste impure pendant quarante jours si elle accouche d’un garçon, et le double si elle accouche d’une fille ? Tout cela, ce sont des prescriptions dépassées, caduques, qui n’ont pas la moindre signification pour nous, dont il n’est même pas besoin de prendre connaissance à la vérité. Nous n’en avons pas besoin pour accomplir la volonté de Dieu. Nous avons le Christ, qui est le Chemin, la Vérité et la Vie, et nous avons la foi, qui seule sauve et seule justifie, comme l’a bien expliqué saint Paul. Laissons la Torah comme un vestige du passé, et concentrons-nous sur Jésus, notre Sauveur. »
Mon ami garda le silence pendant un certain moment, puis il me dit : « Ce n’est pas la première fois que j’entends ce genre de discours, et souvent, malheureusement, de la part de croyants très sincères et très bien intentionnés. Laisse-moi te dire qu’à mon avis tu te trompes, tu te trompes complètement. On peut bien sûr se revendiquer du Christ de façon simple, naïve, et mieux vaut sans doute se placer sous ce patronage que sous celui des puissances du monde. Mais le croyant sérieux, studieux, qui prétend à une certaine connaissance dans les choses de la foi, qui prétend donner aux autres un avis éclairé sur ces sujets, ne peut absolument pas faire l’économie d’une étude approfondie des multiples prescriptions de la Loi mosaïque. Il ne peut pas balancer tout cela par-dessus son épaule et déclarer que cela n’a aucune importance. Ce serait là une erreur grave, un vrai non-sens du point de vue théologique. La Révélation est une, et les volontés de découpage, de sélection des textes, des auteurs et des autorités, incessantes au cours de l’histoire de la chrétienté, sont la marque première et récurrente de l’hérésie, qui est une tentation constante de l’homme face à cette révélation.
« Il y a un auteur qui a parfaitement saisi et expliqué tout cela, c’est Jacques Ellul, en particulier dans la partie IV de l’introduction à son Éthique de la liberté, texte longtemps inédit et qui a été récemment publié aux éditions Labor et Fides sous le titre Les Sources de l’éthique chrétienne. Ellul pose bien le problème : « Si l’on dit que la grâce est le contenu de la loi, est-ce que cela ne conduit pas à penser que la loi n’a aucun contenu spécifique ? Elle n’est qu’une enveloppe. Et, le théologien ne sera-t-il pas tout près de négliger la singularité de chaque commandement au profit de cette vision globale de la loi ? Dès lors, ceci mènerait à dire que les exigences particulières des textes bibliques, dont beaucoup sont évidemment désuètes ou incompréhensibles, peuvent être laissées de côté, car, qu’il s’agisse de la façon de tisser les étoffes ou de soigner la lèpre, de toute façon, le contenu de ces paroles est la Grâce et il n’y a rien d’autre. » Une telle attitude, qui est celle sans doute de la plupart des chrétiens, est inacceptable : « Ceci nous semblerait extrêmement dangereux parce que sous prétexte d’élever la foi à la hauteur de l’Évangile et de l’unir étroitement à lui, cela reviendrait en fait à la volatiliser dans sa réalité concrète. » Ellul explique qu’il y a bien un contenu de la Loi, spécifique, déterminé, et, citant Oscar Cullmann, il rappelle que « le christianisme n’établit pas un commandement nouveau, mais il exige que l’ancien commandement, connu depuis longtemps, soit accompli en partant de cet indicatif (c’est-à-dire de ce que Jésus-Christ a déjà accompli lui-même ce commandement), c’est-à-dire qu’il soit observé rigoureusement ». Chaque prescription vétérotestamentaire doit donc être prise en compte : « Après tout, l’on comprend mal pourquoi Dieu s’est révélé au travers de ces histoires si elles sont sans importance, et pourquoi il s’est révélé comme le législateur au travers de ces prescriptions minutieuses si leur minutie n’a pas de valeur ». L’homme naturel est par lui-même incapable de tirer les conséquences pratiques, concrètes, de la révélation de Dieu, dans sa vie quotidienne. C’est là un travail qu’il nous était impossible de faire, d’où le caractère absolument pratique, appliqué, de la Loi révélée au peuple du Sinaï : « Le luxe de détails et de précautions qui y sont contenus est assurément la démonstration que nous sommes incapables par nos propres moyens et nos propres forces de déduire du Message central une éthique ou une loi. Ils sont vraiment commandements de Dieu, contenus dans la livre de la Révélation, et par là ils manifestent que c’est Dieu qui tire les conséquences concrètes pour nous de sa Grâce, que c’est Dieu qui formule une exigence ayant un contenu précis, et non pas une exigence abstraite, prise comme cadre, de contenus que nous-mêmes lui assignerions. Le fait que Dieu ait exprimé ces prescriptions-là veut dire qu’elles ne sont pas indifférentes. Nous devons donc prendre au sérieux chacun de ces textes et non pas seulement l’ensemble de la loi vue sous son aspect global. » Et Ellul cite, pour finir, la parole sans ambiguïté de Jésus dans l’évangile selon Matthieu : « Celui qui transgresse le plus petit des commandements transgresse toute la loi » (Mt 5, 19).

« Bien sûr, il ne s’agit pas de tomber dans un littéralisme obtus, et d’appliquer à la lettre chacun des six cent treize mitzvot de la Torah. C’est bien le propre du christianisme, en effet, d’opérer un dépassement dialectique de la Loi, accomplie par Jésus dans sa plénitude ; Jésus qui a fait œuvre d’obéissance parfaite et unique à la volonté du Père, œuvre d’obéissance à laquelle le croyant participe par sa profession de foi en la Seigneurie de Christ (cf. Rm 10, 9). Mais c’est précisément de l’obéissance à cette loi-là, bien spécifique, qu’il s’agit. (Ellul : « Chaque commandement devient totalement sérieux parce que Jésus-Christ a accompli ce commandement-là. ») Sur le pectoral qui recouvre l’éphod du grand prêtre, c’est bien une sardoine, une topaze, une émeraude, une escarboucle, un saphir, un diamant, une agate, une hyacinthe, une améthyste, une chrisolythe, une cornaline et un jaspe que l’on trouve, ces pierres-là et non pas d’autres. Si la chevelure du nazir est rendue impure par le contact d’un mort, c’est le huitième jour que celui-ci devra apporter deux pigeons ou deux tourterelles au prêtre pour les sacrifices de purification, le huitième jour et non le neuvième. C’est le vautour-griffon, le gypaète, l’orfraie, le milan noir, le milan rouge, l’autruche, le chat-huant, la mouette, le hibou, le cormoran, l’ibis, le pélican, la cigogne, le héron, la chauve-souris, ce sont ces volatiles-là qui sont impurs, et non pas d’autres. En ce qui concerne les sacrifices, c’est la graisse qui recouvre les entrailles, les deux rognons, la graisse près des lombes, ainsi que le lobe du foie qui seront consumés sur l’autel en parfum d’agréable odeur pour Yahvé. Le reste (la peau, la tête, les pattes, les entrailles, les excréments) sera brûlé hors du camp. Ce sont des animaux mâles sans défaut qui seront offerts en holocauste, et non des femelles. Pour vérifier si quelqu’un est affecté d’une dartre ou de la lèpre, c’est deux fois sept jours que le malade devra être séquestré avant d’être examiné par le prêtre, pour vérifier si la tache blanche est bien devenue mate et n’a pas proliféré, c’est cette procédure-là qu’il faut observer et non une autre. Et ainsi de suite.
« Ces détails ne sont pas vains, dans la mesure où l’Ancien Testament est prophétique du Nouveau, que ce soit sur le plan sacerdotal (cf. l’Épître aux Hébreux) ou sur le plan eschatologique (cf. l’Apocalypse). Ils sont comme la matière première dans laquelle les textes du Nouveau Testament vont puiser leur substance. Comment peut-on prétendre comprendre quelque chose aux notions de sacrifice, d’Alliance, d’intercession du Grand Prêtre, de Jour du Seigneur, si l’on ne se base pas sur le corpus au sein duquel elles ont été révélées ?
« La Loi est le fondement sur lequel doit s’appuyer la foi pour avoir quelque solidité, une assise concrète, sans quoi la tentation est grande de s’envoler directement dans les nuages, au mépris des réalités de ce monde (grande tentation mystique). Le détail minutieux des commandements bibliques nous montre avec quel soin, quelle application nous devons considérer les affaires de cette vie, qui doivent toutes être effectuées sous le regard et en vue du Seigneur. Il y a en effet des orientations globales que le croyant doit retirer de l’étude de la Loi mosaïque : reconnaître la transcendance absolue de Dieu (une chose que nous ne concevons absolument pas en général), placer le service de Dieu avant nos propres intérêts (alors que toute la mentalité contemporaine nous invite à faire le contraire), respecter la vie, œuvrer pour les forces de la vie et de l’avenir sans se laisser engluer par les puissances mauvaises du ressentiment et du désespoir, avoir une appréhension objective de la situation, connaître notre juste place par rapport à Dieu et aux autres, etc. C’est tout cela qui ressort de la Loi bien étudiée, et c’est cela qui manque souvent aux chrétiens, dont l’exaltation un peu vaine contraste avec le solide bon sens des juifs.
« Je vais finir sur une note un peu polémique. Sais-tu quel est l’auteur français qui, à mon avis, connaissait le mieux la Torah, ses centaines de prescriptions ? C’est Voltaire. Voltaire connaissait parfaitement la Bible, la Loi et les prophètes, bien mieux que la plupart des chrétiens actuels. Eh bien Voltaire avait beau passer son temps à dénigrer la Bible et le peuple juif, son étude de la Loi n’a pas été inutile, et l’on trouve chez lui précisément toutes les qualités que je viens d’évoquer : le bon sens, la lucidité, la conscience de notre place infime dans l’univers, le sens de la justice, la pitié envers les faibles, et surtout une appréhension extraordinairement objective de l’histoire humaine, dénuée de tout idéalisme, comme dans la Torah (son Essai sur les mœurs est à cet égard un monument inégalé). On peut soutenir, même si cela peut sembler paradoxal, que Voltaire était plus proche de la volonté du Dieu biblique que Thérèse de Lisieux par exemple, ou que tel autre mystique, focalisé sur un Jésus privé de tout contenu déterminé. Car Jésus n’est pas une entité abstraite ou sentimentale, Jésus c’est l’accomplissement de la Loi, et d’une Loi bien précise, celle du Sinaï.
« Je te prie donc de revoir ta conception des choses. Notre époque est prompte à juger du passé avec une certaine condescendance. Mais dans le cas de la Bible, c’est toute une civilisation, tout un art de vivre, extrêmement détaillé, qui nous ont été transmis. Comme l’écrit Ellul : « Cette loi qui était la loi des Juifs, devient la loi de tous ceux qui reconnaissent Jésus-Christ pour leur Seigneur, puisque c’est la loi acceptée par ce Seigneur même. Elle est maintenant une loi valable pour tous ceux que Dieu appelle parmi tous les peuples. » Le chrétien a le devoir de la considérer avec respect, avec vénération même, car il estime que c’est là la Parole de Dieu. Il en va du sérieux de notre foi. »

16 novembre 2022

Fragments, novembre 2022

Woody Allen : la grande ironie dans tout cela, c'est qu'on peut précisément attribuer au cinéma ce qu'il dit de la religion. L'illusion n'est pas forcément là où l'on pense. Lorsque l'on prie ou qu'on lit les Écritures, on est en phase avec la réalité ; la vraie foi est une école de lucidité ; le silence, le recueillement nous rapprochent de la véritable nature de l'existence, toutes les traditions spirituelles le professent. Lorsque l'on sort d'un film de Woody Allen au contraire, on est un peu étourdi, comme si on était légèrement ivre. C'est qu'on a été exposé à tous les enchantements du cinéma (musique sirupeuse, actrices, histoire touchante, etc.). Le cinéma de Woody Allen est précisément ce qu'il accuse la religion d'être : une illusion consolante. Les anticléricaux tombent presque toujours dans les excès que la vraie foi a justement pour but d'éviter : l'idolâtrie, l'étourdissement esthétique pour fuir la réalité, les doctrines métaphysiques consolantes, etc. C'est une fatalité. Et cela explique sans doute les attaques répétées de W. Allen à l'égard de la foi : c'est vraiment le domaine qui échappe à son emprise, et qui dévoile la nature profonde de son art : une illusion consolante. Il faut renverser l'accusation pour être dans le vrai.

Magic in the Moonlight illustre bien ceci : le film se propose de dénoncer la crédulité, la foi, l'espérance, etc., mais il s'achève, comme toujours, par une soumission à la grande idole et à la grande croyance de notre époque : l'amour romantique. Voilà la croyance qu'il aurait fallu attaquer pour faire vraiment acte de libre-pensée et d'iconoclasme, voilà le sacré et l'intouchable de notre époque !

Erreur fondamentale de d'Ormesson : « Il y a un univers visible, donc il y a un Dieu, donc je serai sauvé. » C'est précisément le contraire qui est vrai. L'univers visible est appelé à passer, et à passer seulement, c'est maintes fois répété dans les Écritures. La foi dans le salut repose sur le Christ, sur la Parole de Dieu, et non sur la Nature. D'Ormesson avait une formation philosophique, et sa vision des choses était typiquement philosophique.

Luc Ferry : sa vulgarité, sa bêtise crasse, sa soumission aux puissants, aux muscles (Poutine, Xi Jiping), en un mot son immoralité foncière peuvent être directement attribuées à l'influence de Kant (dont il a été le traducteur). La philosophie détruit tout sens du sacré, ramène tout à l'effectivité, à l'observable, à la pure force mécanique et matérielle. Toujours cette réduction au mécanisme opérée par la philosophie, cet arasement de toutes les autres dimensions de la vie, cette cécité à l'égard de tout ce qui est fin, esthétique. Alors, quand on fréquente les philosophes, puis qu'on les abandonne, une fois que leur influence immédiate s'estompe, il reste leur influence de fond, c'est-à-dire la régression à la brute, la destruction de tout ce qui fait l'homme un peu évolué. Le résultat, c'est Luc Ferry, un philosophe qui passe son temps à éructer contre tout et qui ne respecte que la force brutale (Poutine).

La philosophie repose toujours sur la négation de la culture humaniste, dès l'origine (Platon contre Homère). Il s'agit toujours d'interpréter le réel en dehors de toute grille préconçue, de toute référence à une culture partagée et héritée. Ainsi, il y a au fond de toute entreprise philosophique une part de nihilisme, d'inculture, revendiquée et prônée.

Mythologies de Roland Barthes : c'est l'expression de la prétention de la littérature à rester le discours explicatif suprême, apte à couvrir tout le champ de la réalité. En cela c'est un livre émouvant, mais aussi profondément ambigu, presque gênant : car enfin soit on veut expliquer les phénomènes de la culture de masse, dans leur réalité sociologique (et alors on fait de la sociologie, on explique la société), soit on se focalise sur le langage, sa transparence, son aptitude à saisir l'insaisissable, ses jeux diaprés, et on fait de la littérature (à la Proust). C'est le fait de vouloir jouer sur les deux tableaux qui rend toute l'entreprise de Barthes suspecte, comme impure, et qui donne à ses textes une certaine préciosité assez malvenue. Au fond, il veut toujours « faire des phrases », à propos de tout, c'est l'impression que cela donne (et les véritables enjeux sociologiques ne sont presque jamais saisis, le comble pour un penseur postmarxiste).

Chez Dostoïevski, l'homme est presque toujours possédé par une idée fixe (Raskolnikov, Ivan Karamazov, Kirilov) qui le sépare des autres et de la charité évangélique, jusqu'à la folie. Appréhension très juste de la nature masculine. La femme, elle, est davantage en prise avec la réalité et avec les autres, mais elle est aliénée elle aussi : presque toujours elle cède à un penchant autodestructeur pour le mauvais garçon, l'intriguant machiavélique, le bad boy : Nastasia dans L'Idiot, Lisa et Dacha dans Les Possédés, Lise et Katerina Ivanovna dans Les Frères Karamazov, etc. Il est frappant de voir à quel point, chez Dostoïevski, sont déjà présents les traits les plus caractéristiques (et souvent encore tabous) de la nature à la fois masculine et féminine. (Il y a des exceptions toutefois : Aliocha, Sonia, etc.)

19 octobre 2022

Trois problèmes bibliques

 


Comme tout grand texte sacré, la Bible est interprétée selon les grilles de lecture et les valeurs de chaque époque : lecture mystique au Moyen Âge, politique sous la monarchie absolue, puritaine au dix-neuvième siècle, sociale au vingtième, etc. Nous ne pouvons pas nous empêcher de lire le texte avec nos préjugés, ce qui conduit malheureusement à de nombreux contresens, gravement préjudiciables du point de la cohérence et de la rectitude de la foi. Cet article se propose de montrer de quelle manière, sur trois points précis, une lecture rigoureuse de la Bible se heurte à notre mentalité moderne, au lieu de la renforcer, contrairement à ce qu’ont tendance à penser bon nombre de croyants sincères et bien intentionnés.


1. La prière d’intercession dans les psaumes
 
Le christianisme est généralement perçu comme promoteur et défenseur de la famille traditionnelle. On ne compte plus les documents du Magistère de l’Église catholique qui promeuvent les valeurs familiales au sein d’un monde occidental en pleine déréliction (les plus importants du point de vue doctrinal dans la période récente étant sans doute Familiaris Consortio de Jean-Paul II (1981) et Amoris lætitia de François (2016)). Les lecteurs assidus de la Bible savent pourtant que le Nouveau Testament constitue l’une des plus violentes attaques jamais portées à l’encontre de la famille et des attachements familiaux. Inutile de rappeler les formules de saint Paul (« Il est plus avantageux de ne pas se marier » (cf. 1 Co 7) ou de Jésus dans les évangiles (« Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple » (Lc 14, 26)). Religion de l’affranchissement absolu de l’individu à l’égard de tout ce qui le sépare de Dieu, le christianisme ne pouvait pas ne pas s’attaquer aux liens du sang, si prégnants dans le monde juif du Ier siècle. Le lien conjugal, qui est redevenu central à notre époque pour d’autres raisons (le délitement des structures sociales ne laissant plus guère que le couple comme ultime îlot d’intersubjectivité au milieu d’un océan d’indifférence anonyme), ce lien conjugal est particulièrement relativisé par le Christ. On connaît la polémique avec les saducéens sur le devenir du couple marié dans le monde à venir, et la réponse sans ambiguïté de Jésus (« À la résurrection, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans le ciel » (Mt 22, 30)). On peut également observer que le lien conjugal est le seul qui ne soit pas favorisé d’une guérison miraculeuse dans les Évangiles : Jésus guérit la fille de Jaïre (Lc 8, 41) et celle du centurion (Mt 8, 5) ainsi que la belle-mère de Pierre (Mt 8, 14), il ressuscite Lazare, le frère de Marie et Marthe (Jn 11), mais il ne guérit ni ne ressuscite aucun époux, aucune épouse.
On pourrait croire que cette froideur un peu rude à l’égard des liens familiaux est le propre du Nouveau Testament (le Christ étant l’archétype de ceux qui ne prennent pas de femme « à cause du Royaume des Cieux » (cf.  Mt 19, 12)), et qu’il en est autrement dans l’Ancien Testament, compte tenu de l’accent mis sur les liens du sang dans la tradition juive. Il n’en est rien. Une illustration particulièrement éloquente de ceci ressort de l’examen du livre des psaumes. Avec le livre des psaumes, nous avons un corpus de cent cinquante prières, très variées, qui représentent une très grande diversité d’attitudes du croyant à l’égard de Dieu. On peut dire que les psaumes constituent un modèle indépassable de prière pour le croyant, qu’ils mettent en mots de façon adéquate et intemporelle tous les élans du cœur humain vers Dieu. Or il est frappant de constater que le livre des psaumes ne contient aucune prière d’intercession pour les proches du psalmiste. Celui-ci demande très souvent à Dieu de sauver sa propre vie (Ps 7, Ps 38, etc.), il lui rend grâce pour les bienfaits accordés, à la fois à titre individuel (Ps 30) et pour le peuple d’Israël (Ps 124). Mais il ne mentionne jamais l’épouse, les enfants, les proches, sinon à titre de leçon sapientielle (par exemple dans le psaume 128, dans lequel les proches ne sont absolument pas individualisés). Le psalmiste prie pour lui, pour son peuple, jamais pour sa femme, ses enfants, ses parents, ce qui contraste tout de même de façon assez radicale avec la prière telle qu’elle est pratiquée de nos jours chez les peuples qui la pratiquent encore (on peut penser au rôle central de la prière d’intercession chez certains chrétiens anglo-saxons par exemple).
On ne peut faire ici l’économie d’une réflexion d’ordre théologique. Le dur réalisme de l’Ancien Testament a été maintes fois relevé par les exégètes (nulle croyance consolante, pas de vie après la mort, rien que le dur destin Israël, exposé de façon réaliste, peuple élu et malmené par son Dieu jaloux). La Bible est une école de réalisme, et la famille, le couple, il faut bien le reconnaître même si c’est difficile pour notre mentalité moderne, constitue bien souvent un domaine idéalisé, idolâtré, le domaine du transfert de toutes nos lacunes et aspirations affectives, sentimentales, égoïstes (André Gide : « Familles, je vous hais ! Foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur »), ce qui n’a pas grand-chose à voir avec le service du Seigneur, unique objet de la révélation biblique. Dans la réalité, face à la souffrance, à la mort, l’individu est seul, seul face à Dieu. C’est cette expérience que nous transmettent les psaumes, et il faut avoir le courage de l’accepter, faute de quoi l’on retombe dans un idéalisme sentimental en définitive illusoire.
 

2. Le paradigme de l’élection divine dans la Bible



On constate un autre malentendu en ce qui concerne la notion d’élection divine. Nous sommes ici tributaires de nos pratiques démocratiques, pour lesquelles l’élection vise à faire ressortir le meilleur, l’élu, et de nos récits de science-fiction comme Matrix (Néo) ou Terminator (John Connor). La logique est rigoureusement inverse dans la Bible, ce que peu de personnes conçoivent, incompréhension qui conduit malheureusement à alimenter un antisémitisme résiduel. Dieu ne choisit pas le meilleur, le plus fort, le plus juste, mais le plus faible, uniquement, c’est là son seul critère. Et cela pour une raison bien simple : s’il choisit le plus fort, alors l’action de Dieu ne se manifeste pas aux yeux des hommes, il rentre dans les logiques du monde. C’est uniquement en faisant triompher le plus faible et le plus dédaigné que l’action de Dieu se révèle de façon indiscutable aux yeux du monde. C’est là un paradigme absolument récurrent dans toute la Bible. Dieu choisit Abraham et Sara parce qu’ils sont vieux, et que personne ne peut s’imaginer qu’ils vont donner le jour à une postérité innombrable. Il choisit Israël, non pas parce que c’est un peuple juste, pieux, craignant Dieu, le contraire est répété mille fois dans les Écritures (« Tu es un peuple à la nuque raide » (Ex 33, 5 ; Dt 9, 6)), mais parce que c’est le plus petit des peuples, le rebut des nations (« Si Yahvé s’est attaché à vous et vous a choisis, ce n’est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples : car vous êtes le moins nombreux d’entre tous les peuples » (Dt 7, 7)). Il choisit Moïse « à la langue pesante » pour parler face à Pharaon et conduire son peuple hors d’Egypte. Il choisit David, dernier né de Jessé, malingre, roux de surcroît, pécheur autant qu’un autre (cf. 1 S 11), mais qui justement est si faible qu’il ne peut s’appuyer que sur Dieu. Il donne l’onction à Jésus, le Christ, qui, étant Dieu, « s’est dépouillé, prenant la condition d’esclave » (Ph 2, 7). Tel est le Roi des nations et de l’Histoire, ce qui est en cohérence parfaite avec tout le reste de l’histoire sainte.
Ce qui ressort de ceci, c’est qu’il faut relativiser notre éternelle tendance à tout juger selon des critères moraux. Ce n’est pas au prix d’une ascèse, de qualités éminentes ou d’un perfectionnement moral que nous devons chercher à plaire au Seigneur (c’est là l’attitude pharisienne condamnée par Jésus). Le salut du Dieu biblique est offert de toute façon, quelles que soient les fautes commises et les infidélités à son égard (cf. Rm 3, 23 ; Ep 2, 5). Et c’est justement la reconnaissance de cette grâce, offerte contre toute logique humaine, qui doit déclencher chez le croyant l’attitude pieuse par excellence, « l’action de grâce ». L’Élu, l’Oint du Seigneur ne s’oppose pas aux réprouvés et aux rejetés : il est le moyen utilisé par Dieu pour que tous accèdent au salut (Dieu dit à Abraham : « Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre » (Gn 22, 18)). C’est là une logique divine limpide et qu’il faut faire l’effort de comprendre, faute de quoi on risque de retomber dans des mécanismes d’exclusion et d’autojustification trop présents dans le christianisme au cours de son histoire et aujourd’hui encore.
 

3. Le Christ et les Écritures



Il faut enfin lutter contre une tendance bien présente dans l’histoire du christianisme, tendance fort vivace encore à l’heure actuelle malheureusement, et qui consiste à opposer le « bon Jésus » du Nouveau Testament, charitable et miséricordieux, au Dieu terrible et colérique de l’Ancienne Alliance, qui ne respire que carnages et violences interraciales. C’est là une tendance ancienne (marcionisme), bien compréhensible étant donné la mentalité contemporaine (imprégnée de subjectivisme, horrifiée à la vue de la moindre violence physique, mais totalement aveugle à la destruction du sens même de la civilisation et de la culture sous les coups de boutoir d’un pragmatisme à courte vue bien autrement délétère en réalité), mais c’est une tendance qui ne repose sur aucun fondement scripturaire. Le « gentil Jésus » ne s’oppose pas au méchant Dieu des juifs. Bien au contraire, à chaque fois que Jésus est mis à l’épreuve, c’est vers l’héritage juif qu’il se tourne, et en particulier vers les Écritures.
Deux épisodes des évangiles sont à cet égard absolument révélateurs, et ne laissent aucune place à l’ambiguïté. Le premier épisode est celui des trois tentations du Christ, au désert. Il faut tout d’abord se garder de toute lecture morale de cette notion de « tentation ». Il ne s’agit pas de tentations sensuelles comme nous avons spontanément tendance à le penser (cf.  le fameux film de Scorcese, La Dernière Tentation du Christ). Il s’agit de la triple tentation du diable à l’égard du triple commandement divin : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir » (Dt 6, 5). « De tout ton cœur », c’est-à-dire en lui soumettant les désirs intérieurs (en l’occurrence la faim) ; « de toute ton âme », c’est-à-dire en étant prêt à lui soumettre son corps physique, sa vie ; « de tout ton pouvoir », c’est-à-dire au prix des biens terrestres, des richesses, etc. Or, face à cette triple tentation, que fait Jésus ? Il ne puise nullement dans un mérite qui lui serait propre, dans une vertu surhumaine et divine (« parce que c’est Jésus »). Non, mais il se tourne humblement vers l’Écriture, vers la Torah, et il cite trois versets du Deutéronome : « Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Dt 8, 3) ; « Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu » (Dt 6, 16) ; « C’est le Seigneur que tu adoreras, et à Lui seul tu rendras un culte » (Dt 6, 13). C’est bien la Loi juive qui permet à l’homme faillible de résister à Satan (cf. Ps 119 : « Ta Loi fait mes délices. Des chemins du mal, je détourne mes pas, afin d'observer ta parole »).
De même, au moment suprême, sur la croix, que fait, que dit Jésus ? Sur ses lèvres, ce sont une fois de plus des versets de l’Écriture qui se présentent, en l’occurrence des psaumes : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46, cf. Ps 22, 2) ; « En tes mains je remets mon esprit » (Lc 23, 46, cf. Ps 31, 6). Jésus n’est donc pas venu pour abolir l’Écriture, pour se substituer au méchant Yahvé, mais au contraire pour l’accomplir. Il n’apporte strictement rien de plus par rapport aux Écritures juives, si ce n’est qu’il les condense en une personne, lui le Fils qui offre l’Héritage promis à ceux qui le reconnaissent comme Seigneur (cf. Ga 4, 7).


Nous avons mentionné trois aspects des Écritures qui prêtent souvent au malentendu, compte tenu de la mentalité contemporaine. Non, la famille n’est pas la valeur suprême pour la Bible comme elle l’est pour nous. Non, l’élection divine n’est pas un signe de supériorité, mais au contraire de faiblesse. Non, le bon Jésus ne s’oppose pas au méchant Yahvé. On aurait pu en citer d’autres. Ce qu’il faut retenir de tout ceci, c’est que le croyant ne peut pas se contenter de plaquer sa mentalité moderne sur le récit biblique, en étant convaincu de connaître le Bien et le Juste indépendamment de l’Écriture elle-même. Un effort de lecture, de compréhension, d’herméneutique est indispensable, quitte à heurter notre bonne conscience, cette bonne conscience qui, comme le bon sens de Descartes, est sans doute la chose la mieux partagée du monde.

28 septembre 2022

Réflexions sur Euripide



Euripide est sans doute l’un des personnages les plus controversés de l’Antiquité. Accusé à la fois par Nietzsche et par Aristophane d’avoir perverti la jeunesse athénienne et précipité la décadence de la cité, il jouissait de son vivant d’un succès prodigieux, au point que, selon Plutarque, les prisonniers athéniens des latomies à Syracuse monnayaient leur libération contre la récitation de quelques-uns de ses vers. De fait, son œuvre a été mieux conservée que celles d’Eschyle et de Sophocle, puisque dix-huit de ses pièces nous sont parvenues, soit davantage que celles de ses deux prédécesseurs réunis.
On peut rappeler brièvement les griefs formulés à l’encontre Euripide : il s’agit, non d’un authentique artiste, mais d’un intellectuel (le premier particulier à avoir possédé une bibliothèque privée d’après la légende), sous influence de Socrate, pétri de dialectique, antimusicien, etc. Il est incontestable que l’on observe chez lui une invasion impressionnante de la dialectique, de la pensée abstraite, souvent liée à la remise en cause de la conception traditionnelle de la divinité (« Il n’est plus juste d’accuser les hommes, s’ils imitent les vices des dieux qui leur donnent de si funestes exemples », Ion). En cela, Euripide répondait au goût du public de son époque, ce qui est après tout la marque d’un artiste à part entière.
Mais ce qui est très étonnant chez lui, c’est que cette conception moderne et innovante sur le plan formel s’associe à la plus rigoureuse orthodoxie quant au fond, quant au propos de la fable et à la conception de la vie et des dieux qu’on y trouve (en dépit des piques polémiques qui frappent à la première lecture). À cet égard, Euripide est bien plus « religieux » que Sophocle par exemple, chez lequel les dieux n’interviennent presque jamais directement, tandis qu’ils sont omniprésents chez l’auteur d’Andromaque (au point qu’on lui a souvent reproché son usage abusif du deus ex machina). Mais cela va bien plus loin que cela. Euripide est par excellence le poète de la terreur sacrée, la plus grande qui soit. Ses tragédies représentent les terribles châtiments infligés par les dieux à ceux qui les négligent. C’est le sujet de la plupart de ses pièces : Les Bacchantes, Hyppolite, La Folie d’Héraclès, Médée, etc. Il met ainsi à jour la raison d’être de l’art dramatique : le spectateur, à travers le filtre protecteur de la mimesis, peut goûter le plaisir de contempler impunément la réalité effroyable de l’existence. Rien n’est donc plus faux que la lecture « naturaliste » que nous pouvons être tentés de faire de son œuvre (peinture des passions humaines, etc.). Il s’agit d’un théâtre religieux, et cela s’exprime aussi par la restauration divine que l’on observe à la fin de ses pièces, restauration miraculeuse qui n’a rien d’artificiel, mais qui donne au contraire son sens au drame auquel on vient d’assister.
Euripide est de plus, il ne faut pas l’oublier, le poète du sacrifice, de la vie offerte pour le salut de la communauté (Iphigénie à Aulis, Les Phéniciennes, Les Héraclides, etc.). Il touche en cela au cœur du mystère religieux de l’existence, et il a sans nul doute joué un rôle non négligeable dans la préparation de la mentalité occidentale au message évangélique (les auteurs de la Septante étaient imprégnés d’Euripide au moins autant que d’Homère, et on sait à quel point le Nouveau Testament est nourri de la Septante).
Il y a un troisième aspect de l’œuvre d’Euripide qu’il ne faut pas négliger, c’est son sens exceptionnel de la dramaturgie, sa très grande intelligence critique. Il est doté d’un sens proprement grec des proportions et de l’harmonie, auquel tout le récit est subordonné, et l’enchaînement des épisodes s’opère toujours chez lui de façon très satisfaisante, très divertissante, logique et instructive. Il s’agit là d’un instinct d’artiste auquel rien ne peut suppléer, et qu’il est difficile d’expliquer à ceux qui en sont totalement dépourvus. Ce n’est pas pour rien que Racine a puisé chez lui tant de sujets pour ses pièces, et Richard Wagner, qui ne l’aimait guère, le lisait néanmoins régulièrement et reconnaissait son influence à travers les siècles (« Nous revenons encore dans la conversation sur l’influence nuisible qu’Euripide a eue sur la poésie moderne, jusque sur Goethe et Schiller », Journal de Cosima Wagner, 2 avril 1874).
La contrepartie de cet agencement rigoureux de la pièce, et du style dialectique qui lui est propre, c’est une certaine raideur de son théâtre. Il est moins spontané qu’Homère, moins lyrique, moins sauvage qu’Eschyle, moins naturel que Sophocle. Chez lui le poète se double toujours d’un critique et d’un intellectuel, d’où l’effet un peu étrange produit par certaines ratiocinations aux moments les plus pathétiques. Son goût de la symétrie, très socratique, casse complètement l’identification naïve aux personnages lors des joutes rhétoriques auxquelles ils se livrent souvent. Il gagne à être lu, plus peut-être qu’à être joué, ce qui peut expliquer la fortune posthume de son théâtre. Mais c’est dans tous les cas un artiste absolument exceptionnel, composite, contradictoire, brillant, à la fois ambivalent et parfaitement maître de son art ; l’un des plus grands assurément qui aient animé la scène dramatique au cours des siècles.

7 septembre 2022

Considérations sur le platonisme en politique



Il n’est pas impossible que l’on ait mal interprété, jusqu’à nos jours, l’action des fameux « hommes illustres » de l’Antiquité classique. On a vu, chez tous ces généraux et hommes d’État grecs et romains, l’expression d’une civilisation à son apogée, une alliance unique et éblouissante de rationalité, de maîtrise de soi et d’énergie virile. Peut-être faudrait-il y voir au contraire, comme Nietzsche l’a fait en son temps, le signe d’une indéniable décadence par rapport aux vertus plus stables et plus discrètes de l’ère patriarcale grecque, dont Homère fournit l’archétype, et dont les tragiques (Eschyle, Sophocle, Euripide) constituent les tous derniers échos avant extinction. Le platonisme en particulier, philosophie abstraite s’il en est, lorsqu’il a été appliqué en politique, ne traduit-il pas un immense désarroi quant aux valeurs et au sens même de la vie ? Loin de mener à une maîtrise accrue de la situation, à une appréhension vraiment objective des choses, comme l’ont cru ses adeptes, n’a-t-il pas conduit, au contraire, de manière systématique, à des comportements aberrants, erratiques, et finalement à des résultats catastrophiques, conséquence naturelle d’une altération radicale de la conception saine de l’existence ? Ne faut-il pas faire le procès du platonisme en politique, et voir ce qu’il est vraiment : un signe de décadence et de désespoir ?
Tout cela commence à la vérité avec Socrate, et c’est un des grands mérites de Nietzsche d’avoir entrepris une véritable critique de la nature et des motivations de l’esprit socratique, dès son premier ouvrage, La Naissance de la tragédie (1872), et jusqu’à ses toutes dernières pages de 1888 (Ecce homo). Qu’est-ce que Socrate ? C’est avant tout l’expression d’une révolte contre le grand principe patriarcal traditionnel, bien oublié de nos jours, mais qui a modelé toute la civilisation pendant des millénaires, et dont on trouve des traces un peu partout, dans le Ramayana de l’Inde, dans L’Iliade, mais surtout dans les institutions archaïques du monde indo-européen traditionnel, telles que de nombreux historiens ont pu nous les décrire (voir par exemple J. Ellul, Histoire des institutions, t. 1, pour ce qui concerne la Grèce). « Achille, fils de Pélée », « Hector, fils de Priam », « Ulysse, fils de Laërte », mais aussi « Cimon, fils de Miltiade », « Périclès, fils de Xanthippe », etc. Une exposition détaillée du principe patriarcal mériterait une longue étude à part entière, étude sans doute nécessaire tant ce principe nous est devenu étranger, mais il faut en tout cas comprendre que pour la mentalité que nous qualifierons d’« antique » tout le rapport à l’existence, l’essence même de celle-ci à vrai dire, était strictement déterminé par la lignée paternelle. C’est de cette lignée que toutes les vertus individuelles découlaient, il n’y avait pas d’autre source. « Digne de mon sang » est une notion qui revient sans cesse chez les tragiques. Cette conception de l’existence avait fait la preuve de sa pérennité, comme si elle était inscrite dans l’ordre même des choses. Elle donnait à la vie un certain caractère de noblesse et de grandeur, elle fournissait aussi une base de stabilité et d’endurance aux entreprises individuelles et collectives, dont l’agitation stérile de la vie politique contemporaine fournit l’exact contrepoint. Or c’est ce principe qui, sans que l’on sache vraiment pourquoi, s’effondre tout d’un coup, en Grèce mais aussi en Inde, aux alentours du VIe siècle avant notre ère. Socrate n’est pas le responsable de cet effondrement, il en est le symptôme. La dialectique socratique est un effort désespéré pour faire face et tenir bon, lorsque tout le reste fout le camp. Nietzsche y voit le triomphe des instincts populaires (de ceux qui, justement, n’ont pas de lignée) sur les antiques valeurs aristocratiques des Grecs : « Avec Socrate le goût grec s’altère en faveur de la dialectique : que se passe-t-il exactement ? Avant tout c’est un goût distingué qui est vaincu ; avec la dialectique le peuple arrive à avoir le dessus. Avant Socrate on écartait dans la bonne société les manières dialectiques : on les tenait pour de mauvaises manières, elles étaient compromettantes. (…) On ne choisit la dialectique que lorsqu’on n’a pas d’autre moyen. On sait qu’avec elle on éveille la défiance, qu’elle persuade peu » (Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate »). Dans l’Athènes du Ve siècle, confrontée à la guerre du Péloponnèse qui lui sera fatale, ravagée par la peste, agitée par les démagogues comme Cléon, la dialectique socratique représentait une planche de salut, puisque de toute façon les principes naturels de la civilisation traditionnelle étaient en train de couler : « Le fanatisme que met la réflexion grecque tout entière à se jeter sur la raison trahit une situation de détresse : on était en danger, on n’avait que ce choix : ou couler à fond, ou être absurdement raisonnable… » (Ibid.).
Il faut donc bien comprendre, au seuil de cette réflexion, d’où vient le socratisme, et le platonisme qui en est la continuation théorique : il s’agit d’une construction artificielle, hors-sol pourrait-on dire, échafaudée en vue de récupérer le sens de la vie, lorsque celui-ci s’en est allé. Le refuge dans la vérité objective, « scientifique » dirait-on de nos jours (Nietzsche a des pages féroces dans lesquelles il assimile de façon très pertinente la mentalité scientiste de son époque à l’esprit socratique), ce refuge dans une « vérité » abstraite et universelle (conception qui gouverne encore notre monde aujourd’hui) est le fruit du désespoir, il ne peut séduire que des esprits coupés des valeurs ancestrales, des marginaux, des excentriques, des « sans-père », et il ne peut conduire qu’à des comportements dogmatiques, idéologiques, artificiels, absolument calamiteux sur le plan politique. C’est ce que nous essaierons de mettre en évidence dans cet article.
Nous disposons, pour étudier le platonisme en politique durant l’Antiquité gréco-romaine, d’un outil incomparable : les Vies des hommes illustres de Plutarque. Il s’agit, pourrait-on dire, d’une « Histoire platonicienne de l’Antiquité », puisque Plutarque est un philosophe platonicien qui étudie l’histoire selon des principes platoniciens. Sans surprise, il montre une certaine prédilection pour les hommes d’État qui se revendiquaient de la même école que lui, et nous avons donc dans son œuvre toute une galerie de portraits d’authentiques platoniciens en politique. C’est donc à travers Plutarque que nous pouvons tenter de mesurer l’efficacité réelle du platonisme appliqué.
Deux traits communs ressortent avec évidence de toutes les biographies que nous allons évoquer : 1.  Une incontestable lacune, dans tous les cas, du côté de la lignée paternelle ; 2.  Une propension à l’agitation politicienne, une tendance à vouloir appliquer des principes abstraits (souvent la « vertu », la « liberté ») à la situation, et ce au mépris des contingences, avec, dans quasiment tous les cas, une issue tragique.
Nous pouvons à présent passer à nos « hommes illustres » (toutes les citations sont de Plutarque)  :

- Alcibiade : Le père d’Alcibiade, Clinias, meurt à la bataille de Coronée (447 av.  J.-C.), lorsque celui-ci n’a que deux ans. Il semble qu’Alcibiade ait trouvé en Socrate, auprès duquel il a combattu à la bataille de Potidée (432 av.  J.-C.), une sorte de père de substitution : « Assiégé et amolli dès sa jeunesse par ceux qui ne cherchaient qu'à lui complaire (…), il sut néanmoins, par la bonté de son naturel, reconnaître le mérite de Socrate ; il l'attira auprès de sa personne, et en écarta tous les hommes riches et puissants qui lui faisaient la cour. Il eut bientôt formé avec ce philosophe une liaison intime, et il écouta avec plaisir les discours d'un ami dont l'attachement n'avait pas pour objet une volupté honteuse et de lâches plaisirs ; mais qui voulait, en lui faisant connaître les imperfections de son âme, réprimer son orgueil et sa présomption. (…) On était étonné de le voir souper et lutter tous les jours avec Socrate, loger à l'armée sous la même tente que lui ; au contraire, traiter avec dureté tous ceux qui le recherchaient, les insulter publiquement.  » Alcibiade est donc le premier homme politique proprement socratique. Or qu’est-ce que la carrière politique d’Alcibiade ? Une suite de trahisons (passant d’Athènes à Sparte, puis au Mède, avant de revenir à Athènes et d’en être à nouveau exilé, etc.). Ce qu’il faut noter, c’est que l’homme qui a été le plus proche de Socrate est sans doute, en même temps, celui qui est le plus directement responsable de la chute de l’empire athénien (on connaît son rôle à l’origine de la désastreuse expédition de Sicile). Ce bref miracle athénien, où la force s’appuyait sur la rationalité, où un sens quasi divin de la beauté et de l’équilibre éclatait dans toutes les productions humaines (qu’on songe à la tragédie, à l’architecture), a donc été brisé irrémédiablement par un homme politique socratique. Alcibiade, après une série de revers, aura une fin tragique et obscure, assassiné en Phrygie, au sortir du lit de sa concubine.
- Dion de Syracuse : Le père de Dion, Hipparinos, meurt alors que celui-ci n’est encore qu’un enfant. Il semble que Dion ait trouvé en Platon une sorte de père de substitution : « Dion était d'un naturel fier, magnanime et courageux. Ces qualités s'accrurent encore en lui dans un voyage que Platon fit en Sicile par un bonheur vraiment divin, et auquel la prudence humaine n'eut aucune part. Il faut plutôt croire qu'un dieu, qui jetait de loin le fondement de la liberté des Syracusains, et préparait la ruine de la tyrannie, amena Platon d'Italie à Syracuse, et ménagea à Dion le bonheur de l'entendre. Sa grande jeunesse le rendait plus propre à s'instruire, et plus prompt à saisir les préceptes de vertu donnés par Platon, qu'aucun des disciples de ce philosophe. C'est le témoignage que lui rend Platon lui-même, et ses actions en sont encore une meilleure preuve. Élevé dans le palais d'un tyran, formé à des mœurs serviles, à une vie lâche et timide, toujours entouré d'un faste insolent, nourri dans un luxe effréné, rassasié de ces délices et de ces voluptés dans lesquelles on place le souverain bien, il n'eut pas plutôt goûté les discours de Platon et les leçons de sa sublime philosophie, que son âme fut enflammée d'amour pour la vertu.  » Ce n’est pas ici le lieu de revenir en détail sur les relations complexes entre Dion, Platon et Denys de Syracuse. Retenons seulement que Dion, imprégné par l’idéal platonicien, s’engagea dans une opposition intransigeante à l’égard de Denys, et qu’il fut exilé de longues années sur le continent. Après une dernière entrevue avec Platon à Olympie, Dion s’embarque en 357 pour Syracuse avec ses partisans, et chasse Denys du trône. Il est accueilli en libérateur par les Syracusains, mais il échoue finalement à venir à bout des dissensions internes, et il meurt assassiné, après avoir perdu une grande partie de ses soutiens. Agitations, dissensions, fin tragique, et désordre politique, puisque après sa mort Syracuse retombe dans la guerre civile, tel est le triste bilan du platonicien Dion en Sicile.
Nous pouvons à présent passer aux hommes politiques romains :
- Caton d’Utique : Le père de Caton meurt alors que celui-ci n’est encore qu’un enfant, et il est élevé par son oncle maternel. Très vite, Caton semble compenser cette lacune familiale par un attachement assez rigoriste aux idéaux philosophiques : « Il se lia intimement avec Antipater de Tyr, philosophe stoïcien, et fit sa principale étude de la morale et de la politique. Épris d'un si grand amour pour toutes les vertus, qu'il y semblait porté par une inspiration divine, il préférait à toutes les autres la justice, mais cette justice sévère qui ne se prêtait jamais à la grâce ni à la faveur.  » Ce n’est pas ici le lieu de revenir en détail sur la carrière politique agitée de Caton le Jeune. Il est connu pour son opposition intransigeante à César, et ses revirements à l’égard de Pompée, qu’il finit par rejoindre lors de la guerre civile après l’avoir longtemps vilipendé. Caton meurt en platonicien, et, acculé à Utique par les victoires de César, il finit par se poignarder après avoir relu le Phédon. Agitations, dissensions civiles, mort tragique et vaine, puisqu’elle n’empêchera pas César d’accéder à la dictature, tel est le triste bilan de Caton en politique.
- Cicéron : Cicéron était ce qu’on appelle un homo novus, c’est-à-dire qu’il n’est pas issu d’une famille patricienne. Plutarque fait état des incertitudes qui entourent sa lignée paternelle. Comme pour compenser une lacune de ce côté-là, le jeune Cicéron s’adonne avec enthousiasme à l’étude des lettres et de la philosophie : « Il avait reçu de la nature un esprit né pour la philosophie et avide d'apprendre, tel que le demande Platon : fait pour embrasser toutes les sciences, il ne dédaignait aucun genre de savoir et de littérature.  » Il se forme en particulier auprès d’un maître platonicien : « Après avoir terminé ses premières études, il prit les leçons de Philon, philosophe de l'Académie, celui de tous les disciples de Clitomachus qui avait excité le plus l'admiration des Romains par la beauté de son éloquence, et mérité leur affection par l'honnêteté de ses mœurs.  » Cicéron conservera toute sa vie ce fort attachement à l’égard de la philosophie, comme en témoignent les nombreux traités qu’il a consacrés à ce sujet, et auxquels nous devons en partie ce que nous savons sur les philosophies hellénistiques (notamment le De Finibus et les Tusculanes). Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur la carrière agitée de Cicéron, sur ses nombreux revirements à l’égard de César et de Pompée. Après avoir prodigué son énergie dans de nombreux textes polémiques (Philippiques, etc.), il meurt finalement assassiné sur l’ordre d’Octave et d’Antoine, sans avoir réussi à empêcher la chute de la République et l’établissement du Principat. Agitations, dissensions civiles, fin tragique et vaine, tel est le triste bilan de Cicéron en politique.

- Brutus : L’incertitude règne autour des origines paternelles de Marcus Junius Brutus. Si, pour certains, il descend bien du premier consul de la république, Lucius Junius Brutus, pour ses ennemis, en revanche, « Marcus Brutus était de race plébéienne, fils d'un Brutus intendant de maison, et (…) il n'était parvenu que depuis peu aux dignités de la république ». Quoi qu’il en soit, c’est surtout du côté maternel que Brutus semble s’être tourné. Sa mère, Servilia, était la sœur de Caton (cf. supra), auquel il était fort attaché, au point de devenir son gendre. Tout comme Caton, Brutus était fort versé, dès son plus jeune âge, dans les lettres et la philosophie : « On peut dire qu'il n'y avait point de philosophe grec dont Brutus ne connût la doctrine ; mais il donna une préférence marquée à l'école de Platon. » La doctrine platonicienne semble avoir imprégné Brutus, et la droiture de son caractère ne passait pas inaperçue auprès de ses contemporains : « Brutus, aimé du peuple pour sa vertu, chéri de ses amis, admiré de tous les gens honnêtes, n'était pas même haï de ses ennemis. Il devait cette affection générale à son extrême douceur, à une élévation d'esprit peu commune, à une fermeté d'âme qui le rendait supérieur à la colère, à l'avarice et à la volupté. Toujours droit dans ses jugements, inflexible dans son attachement à tout ce qui était juste et honnête, il se concilia surtout la bienveillance et l'estime publique, par la confiance qu'on avait dans la pureté de ses vues.  » Le destin politique de Brutus est bien connu : l’assassinat de César (« La seule chose qui soit bien arrêtée dans mon esprit, c'est de n'être jamais esclave de personne »), le conflit avec ses héritiers (Octave et Antoine), la défaite dans la plaine de Philippes et le suicide final. Brutus n’aura pas réussi à sauver la République. Agitations, dissensions civiles, fin tragique et vaine, tel est le triste bilan de Brutus en politique.
La grande période classique de l’Antiquité occidentale, qui a vu la floraison de tant d’écoles philosophiques et en particulier du platonisme, est donc une période de crise sans précédent du principe fondamental de toute société humaine : l’ordre patriarcal. Ceci jette une lumière sans complaisance sur l’origine de la philosophie : celle-ci n’est ni une étape nécessaire et naturelle du progrès de l’esprit humain, ni un effort grandiose de l’homme pour atteindre on ne sait quel idéal de liberté et de béatitude. Elle est un effort désespéré et tragique pour faire face à la disparition du fondement même de l’existence. Les conflits incessants dans le monde méditerranéen entre l’époque de Socrate (guerre du Péloponnèse) et la bataille d’Actium sont l’expression et la conséquence directe de ce dérèglement global, que l’effervescence philosophique a grandement favorisé. Ce fut la fin de la paix, la fin du calme. Toutefois, cette crise a pris fin. Une génération après la mort de César, une voie grandiose a été rouverte à l’homme pour retrouver le chemin du Père, non pas le père selon la chair, mais le Père véritable, « de qui toute paternité au ciel et sur la terre tire son nom » (Éphésiens 3, 15).

17 août 2022

Considérations sur la trilogie lyrique de Stanley Kubrick



Le lyrisme est un sentiment qui a complètement disparu à notre époque. Quand on y pense, c'est tout de même un fait prodigieux. L'humanité, qui n'a vécu que de poésie et de beauté pendant sept mille ans, a basculé d'un seul coup dans le pragmatisme technique, et celui-ci a tout rasé, il ne reste rien, pas même des ruines, les gens ne conçoivent même pas ce qu'a pu être, un jour, la poésie. « C'est de la poésie », « c'est de la littérature », voilà des arguments imparables pour disqualifier son interlocuteur dans une discussion.
On pourrait s'interroger sur le rôle du cinéma dans cette évolution. Il est incontestable que le fait de passer de l'opéra au cinéma, de Nabucco à La Mort aux trousses, a sans nul doute largement contribué à cette extinction du sentiment lyrique chez nos contemporains. Mais c'est sur un cinéaste particulier que je souhaiterais revenir aujourd'hui, sur Stanley Kubrick et trois de ses films les plus célèbres.
Dans les années 50 et 60, Kubrick sort un certain nombre de films tout à fait honorables, Les Sentiers de la gloire, le péplum Spartacus, la comédie noire Lolita, la farce satirique Docteur Folamour. Puis, en 1964, il s'enfonce dans quatre années de silence, à l'issue desquelles sortent une série de films révolutionnaires, à commencer par le célébrissime 2001, l'Odyssée de l'espace en 1968. Tout à coup, après ses films caustiques en noir et blanc des années 60, c'est comme s'il ouvrait en grand les vannes d'un lyrisme exacerbé, avec trois films dotés d'une photographie superbe, et d'une bande-son qui va puiser chez les plus grands compositeurs occidentaux (Beethoven, Johann et Richard Strauss, Schubert, etc.). C'est précisément sur les ressorts du lyrisme de cette trilogie, composée de 2001, l'Odyssée de l'espace, d'Orange mécanique et de Barry Lyndon, que je souhaiterais revenir ici.



Le lyrisme de 2001, l'Odyssée de l'espace est principalement le fait de sa bande-son : l'introduction grandiose d'Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, et la quintessence de la valse viennoise avec Le Beau Danube Bleu de Johann Strauss. Dans ce film, le propos de Kubrick apparaît dans toute sa clarté : il s'agit de juxtaposer, à des fins esthétiques, deux éléments absolument inconciliables : la technique dans ce qu'elle a de plus avancé – et aussi de plus déshumanisé – (la conquête spatiale, l'intelligence artificielle) d'une part, et le sommet du lyrisme historique en Europe, avec la grande musique viennoise et post-wagnérienne d'autre part. Avec une grande intelligence et un sens artistique achevé, Kubrick injecte une dose massive de lyrisme musical dans un environnement qui, par définition, est censé l'exclure, celui de la haute technologie. Le lyrisme de 2001 est donc un lyrisme de contraste, le retour souverain, déstabilisant et subtilement ironique de la poésie et de la beauté dans un monde glacial et mécanique.

C'est ce même rôle de contrepoint que le lyrisme jouera dans son film suivant, Orange mécanique (1972), sauf qu'il s'agit cette fois d'associer des passages de la Neuvième symphonie de Beethoven avec des images d'« ultraviolence », de sexe et de défilés nazis. Le film causa un scandale considérable, au point que Kubrick lui-même, menacé, dut demander au distributeur de le retirer des salles obscures après quelques semaines de diffusion, fait à peu près unique dans l'histoire du cinéma. Ici encore, c'est au fond l'incompatibilité du lyrisme avec les mœurs modernes (libération sexuelle, délinquance urbaine, totalitarisme politique, État policier) qui est signifiée par le réalisateur, qui joue sur le même effet de contraste que dans son film précédent, en variant seulement les éléments du mélange. Le lyrisme (sonore, mais aussi visuel) convoqué par Kubrick dans ces deux films futuristes ne signifie pas que notre monde est ouvert à l'art et à la beauté, mais au contraire que les éléments constitutifs de ce monde (la technique, la violence, l'exhibitionnisme sexuel) sont à ce point anti-lyriques, mécaniques et déshumanisés (grand thème du cinéma kubrickien) que la seule juxtaposition de l'un et de l'autre élément suffit à créer un effet de dissonance esthétique fort évocateur. Il s'agit bien, en creux, d'une critique de notre réalité.

Avec Barry Lyndon (1975), le lyrisme est poussé à un stade ultime, total, difficilement soutenable à la vérité. Le film est caractérisé par une splendeur visuelle absolument inégalée dans l'histoire du cinéma, splendeur soutenue par une mise en scène hiératique (plans fixes, plans-séquences réglés au millimètre) et par une bande-son lancinante et mélancolique (la Sarabande de Haendel, le fameux trio de Schubert). Il faut bien comprendre ce dont il s'agit ici. Le contraste ne se situe plus à l'intérieur du film, il se situe entre la réalité du film et celle du spectateur de 1975 (période particulièrement laide sur le plan architectural, comme en témoignent certaines prises de vues extérieures d'Orange mécanique). Il s'agit, en exposant de façon continue le spectateur à des images absolument sublimes de la nature irlandaise, de l'architecture du siècle des Lumières, du mobilier, d'atours féminins dans toute leur diversité (robes, parures, prodigieuses coiffures, etc.), de causer une souffrance positive au spectateur, absolument désaccoutumé à l'égard de toutes ces expressions d'une haute civilisation, telle que nous avons pu la connaître il y a quelques siècles en Europe. Pour les yeux modernes, Barry Lyndon est tellement beau que cela en devient douloureux. C'est là la finalité secrète de ce lyrisme. Avec une certaine perversité, Kubrick use de la beauté plastique et sonore poussée à son paroxysme pour violenter le spectateur, exactement comme il a usé de la violence physique et sexuelle dans son film précédent, Orange mécanique. Il y a là, une fois encore, dénonciation en creux de l'anti-lyrisme foncier de toute notre société.



Ce procédé, à la vérité, n'est pas propre à Kubrick. On le trouve, utilisé exactement de la même façon et en vue des mêmes fins, chez deux grands auteurs français, Charles Baudelaire et Gustave Flaubert. Baudelaire et Flaubert sont nés la même année, en 1821, et ils ont grandi à l'époque de Louis-Philippe (monarchie de Juillet), période caractérisée par une forte industrialisation et par une certaine effervescence des milieux économiques et financiers. En un mot, la société est devenue d'un coup plus vulgaire, l'argent et le bien-être matériel triomphent, le vieux monde romantique se dépoétise et disparaît. La double réaction de Baudelaire et Flaubert à cette situation est fascinante et pourrait faire l'objet d'un article à part entière. Plusieurs procédés seront utilisés par l'un et l'autre auteur pour exprimer le « spleen de Paris » et le prosaïsme étouffant de la vie provinciale (Madame Bovary). Mais l'un de ces procédés consiste précisément, par réaction à la vulgarité de la société nouvelle, à représenter en détail le mode de vie extraordinairement voluptueux et raffiné que l'on a pu trouver dans d'autres civilisations ou sous d'autres latitudes (exotisme). Qu'il me suffise de citer, pour illustrer ceci, deux courts extraits (on pourrait en trouver mille).
Le premier est issu des Petits Poèmes en prose de Baudelaire, du poème intitulé L'Invitation au voyage : « Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d’une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse ; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s’échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l’âme de l’appartement. »

Le second est issu de Salammbô (1862), le célèbre roman qui met en scène la révolte des mercenaires ennemis de Rome contre leurs employeurs carthaginois après la première guerre punique. La scène se déroule lors du grand festin donné au palais d'Hamilcar, lorsque Salammbô, accompagnée par les chants des prêtres eunuques du temple de Tanit, apparaît devant Mâtho et les autres soldats : « Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entr’ouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait. »
Bien entendu, le quotidien de l'époque de Baudelaire et Flaubert se trouve davantage chez Zola que dans de telles évocations du luxe oriental, et c'est précisément pour cela que nos auteurs les décrivent avec tant de minutie.
Le procédé est ici le même, exactement, que dans Barry Lyndon : fustiger en creux le prosaïsme de la société contemporaine par l'usage d'un lyrisme absolument échevelé dans la représentation de sociétés alternatives (le plus souvent du passé).
Après Barry Lyndon, Kubrick réalisera encore trois chefs-d’œuvre, Shining (1980), Full Metal Jacket (1987) et Eyes Wide Shut (1999), mais en usant cette fois d'une esthétique beaucoup plus sobre (du moins pour les deux premiers), le génie du réalisateur résidant dès lors dans la fluidité millimétrique de la mise en scène et dans l'extrême subtilité du sous-texte et de la communication subliminale. La grande période lyrique était bel et bien terminée, au cours de laquelle Kubrick, non sans ironie et sans arrière-pensées, a repoussé les limites de la beauté et du romantisme au cinéma jusqu'à des niveaux jamais atteints depuis.

28 juillet 2022

La philosophie kantienne est-elle compatible avec le christianisme ?

La philosophie d'Emmanuel Kant (1724-1804), par son respect affiché pour la foi et par son intransigeance morale, a de quoi séduire les intellectuels chrétiens. Pourtant, lorsqu'on y regarde de plus près, on se rend compte qu'elle nourrit un idéal d'autonomie sur le plan pratique, et des prétentions à l'exhaustivité quant à l'exposition des conditions d'une expérience possible sur le plan spéculatif, qui sont inconciliables avec le fondement même de la révélation biblique. Cet article se propose d'exposer de manière succincte et documentée les principaux points d'incompatibilité entre la philosophie kantienne et la foi chrétienne.
Dans son ouvrage Kant et le kantisme (1966), le philosophe Jean Lacroix émettait, en guise de conclusion, l'assertion suivante : « Tout notre exposé paraît bien établir que, si l'on entend ainsi l'idée de philosophie chrétienne, la pensée de Kant, bien qu'elle ne s'en réclame pas ou plutôt parce qu'elle ne s'en réclame pas, est une de celles qui s'en rapprochent le plus. » De fait, la tentation peut être grande, pour les intellectuels et théologiens chrétiens, de puiser des armes conceptuelles dans une pensée aussi structurée et aussi rigoureusement étayée que celle de Kant, et qui, contrairement aux offensives des pensées nietzschéenne et freudienne (sans parler de l'hypersubjectivisme spontané de la mentalité commune contemporaine), présente l'avantage de déboucher sur la reconnaissance nécessaire de l'existence de Dieu, en tant que postulat de la raison pure pratique (cf. Critique de la raison pure, B 844). Cette tentation est pourtant illusoire. Toute la pensée d'Emmanuel Kant repose sur des présupposés et une finalité purement philosophiques, au sens de la volonté de l'homme de s'affranchir de tout conditionnement extérieur et antérieur à lui ; on y retrouve complètement cette tonalité particulière de la superbe stoïcienne, à la fois altière et sûre d'elle-même, et, en un mot, ce n'est pas pour rien que Kant a pu être considéré comme l'archétype du philosophe pur, complètement fermé à tout ce qui pourrait le détourner de la souveraineté absolue qu'il a su acquérir sur lui-même et ses pensées. Cette incompatibilité se traduit dans les deux grands champs indiqués par Kant lui-même comme structurant sa pensée, à savoir la philosophie pratique et la philosophie spéculative (ou transcendantale). Nous examinerons successivement ces deux domaines.
Avant cela, nous pouvons d'ores et déjà énoncer les trois critères indispensables de la vérité selon le système kantien, qu'il faut avoir à l'esprit dans tout ce qui suivra, et sur lesquels nous reviendrons en cours d'article pour en examiner la compatibilité avec la révélation biblique. Il s'agit, concernant la vérité apodictique :
- De son caractère universel
- De son caractère anhistorique
- De son caractère a priori

1. La philosophie pratique
Nous n'insisterons par sur l'incompatibilité de la morale chrétienne avec la morale kantienne, car ce sujet a déjà été abondamment traité par les théologiens chrétiens, à la fois catholiques (Maritain, Boutang, Jean-Paul II dans Veritatis Splendor) et protestants (Barth, Ellul). Quelques points importants cependant peuvent être rappelés :
- L'autonomie de la volonté est le postulat central de la morale kantienne. Ceci est exprimé très clairement, à de très nombreuses reprises : « L'autonomie de la volonté est l'unique principe de toutes les lois morales et des devoirs conformes à ces lois » (Critique de la raison pratique, Théorème IV). Il s'agit d'une autonomie de l'arbitre à l'égard de toutes les inclinations sensibles, et d'une obéissance inconditionnée à la loi pure pratique (« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d'une législation universelle »). Cette autonomie à l'égard des inclinations et cette obéissance à la loi morale est ce que Kant désigne par le terme de « liberté ». Nous avons donc un idéal de l'autonomie du sujet, qui se donne, rappelons-le, ses propres lois (« Tout être raisonnable doit se considérer comme établissant par toutes les maximes de sa volonté une législation universelle afin de se juger et ses actions de ce point de vue », Fondements de la métaphysique des mœurs II), idéal qui s'oppose à l'idéal de service de la Bible : « Le Fils de l'homme est venu, non pour être servi, mais pour servir » (Mt 20, 28), ainsi qu'à la reconnaissance de la subordination de l'homme à l'égard de la loi divine : « Toi, tu promulgues des préceptes à observer entièrement. Puissent mes voies s'affermir à observer tes commandements » (Ps 119, 4).
- La crainte du Seigneur comme principe de détermination pratique est explicitement écartée par Kant dans la Critique de la raison pratique, car il s'agit selon lui, au même titre que la quête du bonheur, d'un principe matériel (en vue d'une fin), alors que pour lui c'est la forme seule de la loi morale qui garantit son caractère rationnel, autonome, universellement contraignant : « Le principe pratique formel de la raison pure, d'après lequel il faut que la forme seule d'une législation universelle possible par nos maximes constitue le fondement suprême et immédiat de la détermination de la volonté, est l'unique principe possible qui soit propre à fournir des impératifs catégoriques, c'est-à-dire des lois pratiques » (V, 41).
- Dans La Religion comprise dans les limites de la seule raison (ouvrage au titre significatif), Kant traite de la « lutte du bon principe avec le mauvais pour le règne sur l'homme ». Pour Kant, l'agir humain est subsumé sous deux entités abstraites : le Bien et le Mal, indépendantes et comme antérieures à volonté de Dieu. On retombe là exactement dans la dénonciation de la morale effectuée par Jacques Ellul dans Le Vouloir et le Faire, c'est-à-dire la volonté incoercible de l'homme de poser un « Bien » et un « Mal » par lui-même, indépendamment de la volonté de Dieu, et par rapport auxquels il peut se déterminer. C'est là l'éternelle propension de la démarche philosophique depuis Socrate. Ellul montre bien que c'est la source même du péché d'Adam (« Vous connaîtrez le bien et le mal »), et que la volonté de Dieu, toujours circonstancielle, ne peut être subordonnée à un « Bien » suprême et intangible, sinon Dieu ne serait pas libre, Dieu ne serait pas Dieu. Ainsi, même lorsqu'il traite spécifiquement de la religion et de la révélation biblique, Kant retombe dans des catégories philosophiques inconciliables avec cette révélation.
Sur le plan pratique, sur le plan moral, il n'y a donc pas de conciliation possible entre Kant et le christianisme.

2. Les critères de la vérité de Kant face à la révélation biblique
Afin que le lecteur ait bien présent à l'esprit l'incompatibilité de la philosophie kantienne avec l'enseignement biblique lorsque nous examinerons le versant transcendantal de sa pensée, nous pouvons d'ores et déjà exposer, critère par critère (et chacun de ces critères est absolument constitutif, nous l'avons vu, de la loi morale selon Kant), ce en quoi chacun d'eux est en contradiction radicale avec les fondements de la pensée chrétienne.
- Le caractère universel : Kant y revient sans cesse, il infère très explicitement la loi morale de son universalité. L'universalité est le critère distinctif de la pensée philosophique, sa grande prétention par rapport aux autres formes d'approche de la vérité. Or il se trouve que toute la démarche biblique est au contraire placée sous le sceau de l'élection. Cela va bien sûr à l'encontre de toute notre façon de penser, mais c'est ainsi. Dieu choisit Abraham. Il choisit Jacob, qui n'est pas l'aîné. Il donne sa Loi à Israël au Sinaï, et à aucun autre peuple. Il choisit David. Il donne son onction à Jésus, fils de David, Christ et Seigneur, et à nul autre. La Bible est intrinsèquement marquée par le singulier, d'où la profusion de noms propres que l'on y observe, et l'absence parallèle de concepts abstraits. Dieu est singulier, il s'adresse au singulier, et toute prétention de la pensée à se hausser au niveau de l'universel relève d'une perspective foncièrement anti-biblique.
- Le caractère anhistorique : Toutes les propositions de la philosophie kantienne sont bien entendu valables en soi, indépendamment de toute considération temporelle, circonstancielle ou historique. C'est là la grande incompréhension entre tous les systèmes philosophiques et la pensée biblique. Le Dieu biblique agit et s'incarne dans l'histoire. La dimension anhistorique de la philosophie kantienne relève de l'éternelle volonté humaine de figer et de mettre la main sur la vérité. Il y a une incompatibilité originelle.
- Le caractère a priori : L'apriorisme est la pierre angulaire de tout l'édifice kantien. La morale kantienne est une morale a priori, et la philosophie transcendantale kantienne est une théorie de la connaissance a priori. Si l'on retire l'apriorisme du criticisme kantien, il ne reste rien. Il y aurait une étude à faire sur la généalogie de l'apriorisme kantien, à la manière dont Nietzsche a écrit une « généalogie de la morale ». Ce biais originel quant à la supériorité de la connaissance a priori par rapport à la connaissance empirique a-t-il des causes d'ordre psychologique (irrépressible besoin de stabilité et de certitude de l'esprit humain ?) ou bien repose-t-il sur des fondements objectifs ? C'est là aussi, en tout cas, un caractère distinctif de l'esprit philosophique, et Platon déjà remettait en cause la validité de toutes nos connaissances dès lors qu'elles provenaient de nos sens (cf. Phédon). Il y a là, encore une fois, incompatibilité radicale avec la pensée biblique, et expression de la volonté patente de l'esprit humain de se replier dans un domaine extrêmement circonscrit, mais sur lequel il peut régner sans partage.
Après l'examen de la philosophie pratique de Kant, il convient de procéder à celui de sa philosophie transcendantale, telle qu'elle est exposée en particulier dans la Critique de la raison pure.

3. La philosophie transcendantale
Nous entendons le terme « transcendantal » au sens que Kant lui donne dans la Critique de la raison pure : « J'appelle transcendantale toute connaissance qui s'occupe en général non pas tant d'objets que de notre mode de connaissance des objets en tant qu'il est possible en général » (B 25). Par ailleurs, conformément à l'usage de Kant lui-même, nous ne faisons pas de distinction entre « philosophie spéculative » et « philosophie transcendantale » (« La philosophie transcendantale est une philosophie de la raison pure simplement spéculative » (B 29)).
La Critique de la raison pure établit, on le sait, deux sources complémentaires à la connaissance : il s'agit de la sensibilité, qui consiste à recevoir des représentations par le moyen de l'intuition, et de l'entendement, qui consiste à penser l'objet en rapport avec cette représentation au moyen de concepts (B 74). Les deux fonctions sont indissociables pour connaître quelque objet que ce soit : « De leur union seule peut résulter la connaissance » (B 75). L'étude du fonctionnement a priori de la sensibilité est l'objet de l'Esthétique transcendantale, celle du fonctionnement a priori de l'entendement est l'objet de la Logique transcendantale (Analytique transcendantale et Dialectique transcendantale).
La perspective transcendantale appliquée à la sensibilité, qui consiste donc à faire abstraction, pour tout objet de la connaissance, à la fois des concepts par lesquels il peut être pensé, et de la matière empirique de l'intuition (sensation), conduit à reconnaître deux conditions indispensables de l'intuition pure, sous lesquelles tout objet est intuitionné a priori : il s'agit des formes pures de la sensibilité, à savoir l'espace et le temps. « Ces formes sont inhérentes à notre sensibilité de façon absolument nécessaire, de quelque sorte que puissent être nos sensations » (B 60). « Les conditions a priori de l'intuition sont absolument nécessaires à l'égard d'une expérience possible » (B 199). L'espace et le temps n'ont pas de réalité objective en soi, mais ils peuvent néanmoins être connus a priori, antérieurement à toute intuition empirique, ce qui rend possible une science pure des rapports au sein de l'espace et du temps, à savoir les mathématiques et la géométrie (ce que Kant appelle des « propositions synthétiques a priori ») (rappelons que pour Kant toutes les théorèmes mathématiques sont des propositions synthétiques a priori (B 14)).
Concernant l'entendement, Kant établit de façon très rigoureuse la table des concepts purs de l'entendement, qu'il nomme catégories. Il y a douze catégories, qui dérivent des quatre grandes fonctions logiques de l'entendement, à savoir la quantité, la qualité, la relation et la modalité. Les catégories sont les instruments indispensables de la synthèse du divers de l'intuition, par laquelle le contenu de toute intuition peut être pensé. Au même titre que les formes pures de la sensibilité, « les catégories sont les conditions de la possibilité de l'expérience » (B 161).
Je laisse de côté le schématisme des concepts purs de l'entendement. Le schème n'annule pas la validité universelle des catégories, mais il constitue la modalité selon laquelle le temps, de façon a priori, détermine l'usage de celles-ci (B 184). « Les phénomènes ne doivent pas être subsumés sous les catégories simplement prises, mais seulement sous leurs schèmes » (B 223). Cette modalité ne retire rien à notre évaluation globale concernant la philosophie transcendantale de Kant et à son incompatibilité avec la pensée chrétienne. Au contraire, elle s'inscrit dans le même paradigme d'universalité et d'apriorisme, avec seulement un degré moindre.
En ce qui concerne la question délicate de l'unité synthétique de l'aperception, telle qu'elle est exposée dans la déduction des concepts purs de l'entendement de l'Analytique transcendantale, il semble inutile, pour notre propos, de considérer celle-ci différemment des formes pures de la sensibilité et des concepts purs de l'entendement (quant à l'apriorisme et à l'universalité). C'est là un point particulièrement ardu de la Critique de la raison pure, qui pose problème aux kantiens les plus chevronnés. Disons que les modalités de la synthèse du divers de l'intuition en une unité transcendantale obéissent clairement, dans la pensée de Kant, aux mêmes critères d'universalité que ceux des formes pures de la sensibilité et des catégories. « Toute réunion des représentations exige l'unité de la conscience dans leur synthèse. Par conséquent, l'unité de la conscience est ce qui seul constitue le rapport des représentations à un objet, donc leur valeur objective ; c'est elle qui en fait des connaissances, et c'est sur elle, par conséquent, que repose la possibilité même de l'entendement » (B 137). Bien qu'il s'agisse là davantage, pourrait-on dire, d'un processus (une activité spontanée du sujet) que de catégories logiques (ce qui rend son exposition plus problématique), celui-ci n'en est pas moins explicitement affecté par Kant du même degré d'objectivité (et donc d'universalité) que celles-là, et il en est même la condition.
La philosophie transcendantale de Kant est donc, au même titre que sa philosophie pratique et même davantage encore, en contradiction patente avec le contenu de la révélation biblique. De fait, toute la démarche transcendantale kantienne, dès son origine et dans son essence la plus profonde, est marquée du sceau d'une volonté farouche de circonscrire nettement son territoire (le territoire des limites légitimes de la raison face aux problèmes métaphysiques) et de ne jamais aller au-delà. C'est la répétition exacte du geste d'Adam et Ève dans la Genèse : marquer son indépendance, se réserver un espace à soi, complètement maîtrisable, en-dehors de la surveillance du regard de Dieu (et de son amour). Car enfin, qu'implique concrètement la thèse transcendantale ? Elle implique que toutes les possibilités d'une expérience possible sont circonscrites dans les limites tracées par la critique de la raison pure, qu'elles doivent toutes passer par le tamis et se conformer aux règles des formes pures de la sensibilité et des concepts purs de l'entendement. La thèse transcendantale est résumée en une formule sans ambiguïté de Kant : « Nous n'avons affaire qu'à nos représentations » (B 235). Cela signifie que toutes les modalités de la communication entre Dieu et l'homme (et la Bible ne parle que de cela) doivent s'inscrire dans ce carcan transcendantal, ce qui est une manière très claire d'instituer un domaine d'intelligibilité et de prédictibilité absolues, valable sur l'ensemble de la réalité à laquelle nous avons accès, hors du pouvoir transcendant de Dieu. C'est l'éternelle prétention philosophique de mainmise sur notre propre subjectivité, que l'on retrouve déclinée depuis l'origine, des stoïciens (Sénèque, Épictète) aux existentialistes (Sartre) en passant par les rationalistes du Grand Siècle (Descartes, Spinoza).

Conclusion
Ainsi, en dépit de la séduction légitime que la pensée kantienne peut exercer sur les esprits en quête de rigueur théorique et de cohérence systématique, force est de constater que cette pensée est marquée autant qu'on peut l'être par tous les caractères de la modernité anti-chrétienne. Les intellectuels chrétiens qui seraient tentés de combattre le relativisme actuel en ayant recours au criticisme kantien doivent bien comprendre que la double citadelle de l'idéalisme transcendantal et de la raison pure pratique, malgré sa somptuosité et sa solidité apparente, est érigée précisément pour se défendre contre toute incursion extérieure et transcendante dans la subjectivité, c'est-à-dire pour rejeter les appels de Dieu tels qu'ils sont exprimés dans les Écritures. C'est un monument de la soif d'indépendance de l'homme, indépendance sur le plan pratique comme sur celui de la connaissance. L'extrême valorisation de la morale chez Kant, l'extrême rigueur mêlée à la grande humilité apparente de sa philosophie spéculative peuvent certes être très engageantes pour les intellectuels chrétiens. Mais derrière cela, c'est la pure expression de la mentalité moderne que l'on trouve : subjectivisme, autonomie, immanentisme. Ce sont bien là les feux follets qui ont détourné tant de penseurs de la Lumière véritable, et qui les ont conduits à oublier le chemin ouvert par l'Unique Pasteur (1 P 2, 25).

Références