30 septembre 2015

Marc Aurèle oui, Cicéron non


      S’il y a un auteur qui a tout me plaire, c’est bien Cicéron. Il y a là tout ce qui me parle : une conception austère de la vertu, l’évocation constante du passé glorieux de Rome, les longues périodes qui rendent un son mat et altier. Un soir, je me suis donc plongé dans son chef-d’œuvre, le Traité des devoirs, rédigé quelques mois avant sa fin tragique, et dédié à son fils Marcus. La nuit qui suivit fut agitée, peuplée de visions absurdes.
      J’ai toujours été très attentif à la qualité de mon sommeil. On ne plaisante pas avec ça. Les Anciens y voyaient une porte d’accès vers les puissances supérieures, un moyen pour les divinités de délivrer leurs messages aux mortels. Et je compris que ce sommeil troublé, c’était comme si une divinité s’était adressée à moi et m’avait déclaré : « Ô mon pieux ami, dégage-toi de cette voie. Sépare-toi de ce qui t’es le plus cher, la sublime vertu romaine, la souveraine puissance du discours, car c’est une illusion, un chemin qui ne mène nulle part. L’attachement au devoir, à la patrie, à l’honneur, si noble soit-il, reste un attachement malgré tout. Il ne conduit en définitive qu’au désarroi et reste infiniment inférieur au détachement véritable. Mets-toi à l’école de Marc Aurèle, de celui qui, maître du monde, a pu déclarer : “Alexandre de Macédoine et son muletier, une fois morts, reviennent au même état.” Quitte tout, abandonne tout, et tu trouveras la Lumière. »
      C’est là une injonction qui pourrait s’adresser à chacun. Nous sommes tous appelés à nous affranchir de nos passions les plus profondément enracinées, pour nous engager dans le mystérieux parcours d’évolution et de métamorphose auquel la nature nous convie. Saurai-je préférer ce dénuement à tous les prestiges de la langue et de l’histoire ?

16 septembre 2015

André Gide, le héros


            En ouvrant le Journal d’André Gide, je tombe sur le passage suivant : 
           « Songer à son salut : égoïsme. »
        « Le héros ne doit même pas songer à son salut. Il s’est volontairement et fatalement dévoué, jusqu’à la damnation, pour les autres ; pour manifester. »
          La lecture de ces lignes m’a, je dois le dire, interpellé. Elles datent de novembre 1890, Gide vient d’avoir vingt-et-un ans. Et c’est là, mot pour mot, le chemin qu'il suivra, sans dévier, jusqu’à son dernier souffle. Gide a résolument et irréversiblement dit « non » à la piété de son enfance, il se maintiendra sans flancher dans la seule sphère de l’humain, se fixant pour seule vocation, selon la formule des Nourritures terrestres, d’« assumer le plus possible d’humanité » (Andros = homme).
       Pour la plupart des gens, l’agnosticisme va de soi. Ils considèrent les religions comme des fariboles, la foi comme une douce illusion, et n’ont aucun effort à fournir pour tourner le dos à Dieu. Tel n’a pas été le cas de Gide. Ses années de jeunesse ont baigné dans une atmosphère d’intense réceptivité à l’égard du message biblique : « Je portais un Nouveau Testament dans ma poche ; il ne me quittait point ; je l’en sortais à tout instant. » (Si le grain ne meurt). Toute sa vie, il sera repris par des accès de cette ferveur première, comme en témoigne le brûlant carnet Numquid et tu… ?, rédigé lors d’une crise profonde en 1916. Pourtant, au moment de solder les comptes, au terme de sa vie et de son œuvre, il se sera montré d’une parfaite fidélité au destin qu’il s’est tracé, à son refus initial. Il mourra avec sérénité, les Géorgiques de Virgile sur sa table de chevet, sans le moindre frémissement vers une conversion de dernière minute.
         Ainsi, le Gide de 1944, celui de Thésée, pourra regarder sans rougir le Gide de 1890, et achever son œuvre sur ces mots : « C’est consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs, et plus libres. Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu. » 
        Oui, désormais l’œuvre d’André Gide, ces deux amples volumes du Journal, cette quinzaine d’ouvrages de fiction, plus le reste, attesteront, pour tous les esprits avides de liberté, ce que ce que c’est qu’être un homme, face aux joies et au découragement, à l’ivresse des sens, à l’amour et à l’amitié, à la culture et à la création, aux grands bouleversements historiques, à tout ce qui constitue la vie, indépendamment de tout recours à la transcendance, en essayant simplement d’être à la hauteur de sa condition.

        Citations

      « Nous restons reconnaissants à Goethe, car il nous donne le plus bel exemple, à la fois souriant et grave, de ce que, sans aucun secours de la Grâce, l'homme, de lui-même, peut obtenir. »
       André Gide, Introduction au « Théâtre » de Goethe.

      « Ceux qui, devant que de mourir, peuvent voir accompli ce qu'ils s'étaient proposé d'accomplir, je demande qu'on me les nomme, et je prends ma place auprès d'eux. »
       André Gide, Préface aux « Nourritures terrestres ».

      « Aujourd'hui, quand je parle de Dieu, je dis non ca-té-go-ri-que-ment. »
       André Gide, propos rapportés par Daniel Filipacchi, Paris Match, 1951.

       « On ne saurait avoir parié contre le christianisme avec plus de sang-froid et de raisonnement que Gide, en dépit de ses prudences, de ses repentirs, de ses brèves reprises. »
        François Mauriac, Mémoires intérieurs.

     « Si l'on admet que ceux-là seuls seront perdus qui ont délibérément renoncé à Dieu en toute connaissance de cause et par un choix longuement pesé, je ne crois pas en avoir jamais rencontré un cas plus saisissant que celui de Gide. »
         François Mauriac, Mémoires intérieurs.

       « Très peu osent décider que le mal est le bien et que le bien est le mal. Très peu osent, pour parler comme Bossuet : « renverser ce tribunal de la conscience qui condamnait tous les crimes ». Ce qu'a accompli Gide avec une tranquillité, une sérénité, une joie à faire peur. »
         François Mauriac, Mémoires intérieurs.