29 juin 2018

Journal du 28 juin 2018


Quitté l’E… et V… En dix-huit mois, je ne m’y suis jamais senti chez moi.
Lu Nuit, de Bernard Minier, qui m’a été offert par ma mère à Noël, sans grand plaisir ni intérêt. Quelques passages bien tournés, un style très propre, et un fond d’humanisme anti-technologique qui affleure par endroits. Mais tout est mis au service de l’intrigue, les rouages s’enchaînent et s’activent sans que l’on s’intéresse vraiment aux personnages. Impression d’urgence, de fébrilité, sans ces respirations qui rendent les romans de King si agréables.
Lu Revival, de King, avec énormément de plaisir et d’intérêt. Grand roman, un tout petit peu lent seulement par endroits.
Vu Ça, l’adaptation récente d’Andrés Muschietti. Quelque chose passe, qui m’a touché, dans l’ambiance, les rapports entre les personnages. Je viens de là, ce sont mes racines les plus profondes, originelles. Mais impossible bien sûr en deux heures de rendre toute la richesse du roman. Agacé par le traitement du personnage de Bev. Mise en avant et fascination pour la jeune fille bien caractéristique de notre époque. Pas grand-chose à voir avec la fille menue, un peu abîmée et peu sûre d’elle du roman.

22 juin 2018

Éloge des Gracques


Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avait par cela même du désavantage ; l’or et l’argent s’épuisent, mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne s’épuisent jamais.

Montesquieu

L’autre jour, en entendant à la télé Kylian Mbappé refuser de répondre sur les sommes astronomiques qu’il touche au PSG, je me suis interrogé sur la nature profonde de notre société. Le modèle de notre société, c’est l’individu d’exception qui s’illustre dans un domaine circonscrit et inutile (Johnny Hallyday), et qui fait une fortune par ses talents et son charisme. C’est là le but suprême. C’est un but purement individuel, purement égoïste. Je me suis demandé si un autre modèle avait existé un jour. Et c’est alors que j’ai pensé aux Gracques.

Tibérius et Caïus Gracchus sont deux frères, deux tribuns romains qui ont vécu au IIe siècle avant notre ère. Ils ont dévoué leur vie à une seule cause : faire adopter une loi agraire afin de permettre une plus juste répartition des terres, accaparées par la noblesse romaine. Tibérius a été assassiné lors d’une émeute au Capitole en 133. Caïus a été assassiné en 121 dans un bois sacré, après avoir été déclaré ennemi public par le sénat. L’un et l’autre avaient une trentaine d’année.

Tibérius et Caïus Gracchus ne voulaient pas aller à Ibiza, ils ne voulaient pas jouer à la Playstation, ils ne voulaient pas profiter de la vie. Ils voulaient servir le bien public, faire diminuer les inégalités, faire progresser la justice et le droit, au prix de leur bien-être, au prix de leur vie s’il le fallait. Lecteur, sonde ton cœur et jauge-le à la mesure de tels modèles.

Citation

Tibérius était doux et tranquille ; Caïus avait de la rudesse et de l’emportement. Mais la valeur contre les ennemis, la justice envers les inférieurs, l’exactitude dans les fonctions publiques, la tempérance dans l’usage des plaisirs, étaient égales dans l’un et dans l’autre.

Plutarque, Vie des Gracques

15 juin 2018

Stephen King, romancier de la société technique


Relu Simetierre de Stephen King, quasiment d’une traite, en quelques jours. Sans doute son meilleur roman, un livre magistral de bout en bout, sans un mot de trop, sans un épisode superflu. Une lente et inéluctable plongée dans l’horreur, mais une horreur fascinante, superbe.
Pourquoi Stephen King, né en 1947, est-il le grand romancier de notre époque ? Il m’a fallu vivre en ville, mener une vie active, pour le comprendre. Stephen King a eu un tel succès parce que ses livres sont parfaitement adaptés à la société technique. Il est le premier à avoir représenté avec un tel degré d’exactitude l’homme du monde moderne. Et quel est cet homme ? C’est un homme qui vit dans l’instant, qui est soumis à ses sensations, à ses sentiments, et avant tout à la Peur, qui est, avec son jumeau le Désir, la grande souveraine du monde moderne. Dans les romans de Stephen King, il n’y a plus aucune place pour l’abstraction. Ces grandes idées qui ont régenté le monde et la pensée pendant des millénaires, telles que la vérité, la vertu, la foi, ont disparu. En cela, il s’inscrit pleinement dans la lignée de Lovecraft, celle de l’horreur matérialiste. Si ses romans nous causent un tel sentiment d’immersion, d’identification, c’est parce qu’il joue sur nos cordes les plus sensibles, celles-là mêmes que notre société consumériste sollicite à chaque instant.
Stephen King a constaté et entériné le grand sacrifice que notre monde a fait pour accéder au confort matériel : celui de la liberté. Mais il dépeint la servitude avec une telle lucidité, une telle ampleur, un tel courage et une telle malice qu’il réussit à nous faire aimer notre prison, et même à nous faire payer pour jouir du spectacle des sévices qu’on nous y inflige.

1 juin 2018

Éloge du jeu d'échecs


Au final, au cours de ma vie, peu de choses m’auront procuré autant de joie, et une joie aussi pure, que le jeu d’échecs. C’est plus qu’un hobby, c’est un repère, une source de discipline et d’amélioration de soi. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce jeu et sur les bénéfices qu’il apporte à ceux qui le pratiquent. Je relèverai seulement deux points.
1. Le jeu d’échecs relève de l’objectivité. Nous vivons dans un monde d’émotions. L’émotion règne et gouverne tout. Le moindre petit sentiment, infime, imperceptible, de désagrément, de peur, d’aversion, ou au contraire d’attirance, de soulagement, est la cause de réactions immédiates, disproportionnées. Les êtres humains ne sont plus que des machines mues par leurs émotions, par les stimuli extérieurs et sensoriels. Cela crée un monde invivable, dépourvu de toute stabilité, de toute rationalité, et en définitive de tout sens. Aux échecs, les émotions ne gouvernent pas. On peut ressentir tout ce que l’on veut après le coup d’un adversaire : de l’appréhension, du désespoir, de l’euphorie, cela ne change en rien la nature de la position. Quoi que l’on éprouve, il n’y a qu’un seul meilleur coup, et c’est notre intelligence seule qui peut nous le découvrir. Les échecs ont ainsi une vertu apaisante, celle de nous affranchir de la tyrannie de l’émotion dans laquelle nous vivons et de nous focaliser, pendant longtemps, pendant des heures, sur la seule dimension objective de la situation.
2. Les échecs nous permettent de comprendre le lien véritable entre déterminisme et liberté. Les échecs reflètent avec une clarté remarquable l’essence de la vie. Aux échecs, comme dans la vie, nous sommes à la fois libres et contraints par le passé. Tous les coups passés, tous les choix effectués au cours d’une partie sont intégrés dans la position présente, qui en est la synthèse. Et pourtant, au moment de jouer un coup, je suis parfaitement libre, il n’y a aucune connexion nécessaire entre un coup et le suivant. J’ai le choix, un choix absolu, à partir d’une situation donnée. Cette prise de conscience est libératrice. Je ne suis pas engagé sur les rails d’un déterminisme quelconque (de ma nature, de mon histoire, d’un mouvement inéluctable qui doit se poursuivre jusqu’à son terme). Chaque instant est totalement déconnecté des autres, ce qui rejoint l’enseignement des spiritualités les plus hautes.
Je pourrais écrire encore bien des choses sur les vertus du jeu d’échecs, le monde ne suffirait pas à les contenir.