Dans sa dernière lettre connue, écrite quelques semaines avant sa mort, en janvier 1650, alors qu'il se trouve à la cour de la reine Christine de Suède, René Descartes écrit ceci : « Je vous jure que le désir que j'ai de retourner en mon désert s'augmente tous les jours de plus en plus (...). Je ne suis pas ici en mon élément, et je ne désire que la tranquillité et le repos, qui sont des biens que les plus puissants rois de la terre ne peuvent donner à ceux qui ne les savent pas prendre d'eux-mêmes. »
Dans son Traité de la réforme de l'entendement, Spinoza se propose de suivre les maximes suivantes : « Ne prendre d'autres plaisirs que ceux qu'il en faut pour conserver la santé. Ne rechercher l'argent et toute autre chose qu'autant qu'il est nécessaire pour entretenir la vie et la santé, et pour nous conformer aux mœurs de nos concitoyens en tout ce qui ne répugne pas à notre objet. »
Il est très significatif de remarquer que les philosophes que l'on présente habituellement comme emblématiques de la pensée occidentale, s'ils étaient placés dans notre monde moderne, le rejetteraient dans toutes ses composantes (activisme, matérialisme, hyperconnectivité, primat des relations interpersonnelles et des émotions, haine de la solitude et de l'isolement, etc.), ils le rejetteraient, dis-je, avec autant radicalité sans doute que les fondamentalistes islamiques. Cela illustre la schizophrénie de notre civilisation, qui élève des statues à des penseurs qui seraient littéralement incapables d'évoluer en son sein, et que l'on qualifierait de nos jours d'« inadaptés » ou de « no lifes ». Une grande partie du malaise de l'homme blanc occidental vient de là, de la contradiction patente entre le modèle humaniste traditionnel, qui place la liberté individuelle avant tout (ce qui implique calme et solitude), et une société technicienne dont les injonctions aliènent l'individu de toutes parts.
Celles qui ne s'y sont pas trompées, ce sont les femmes. Les terroristes islamiques ont parfois une femme et des enfants en Syrie ou ailleurs, mais les philosophes, eux, n'en ont jamais. Descartes, Spinoza, Voltaire, Kant, Schopenhauer, Nietzsche : pas de femme, pas d'enfants. Les femmes ont instinctivement compris que l'attaque des philosophes à l'encontre de tout ce que la société valorise (argent, situation, popularité) est frontale, radicale, plus encore que celle des intégristes religieux, lesquels s'intègrent quand même à leur façon. La vérité, c'est que le mode de vie actuel est injustifiable intellectuellement. Nous sommes sortis d'une appréhension rationnelle de l'existence. Il n'y a plus aucune commune mesure entre les souhaits naturels de l'homme de toujours et ce que le fait d'avoir une vie sociale implique concrètement.