22 décembre 2021

Philosophie et vie active

Dans sa dernière lettre connue, écrite quelques semaines avant sa mort, en janvier 1650, alors qu'il se trouve à la cour de la reine Christine de Suède, René Descartes écrit ceci : « Je vous jure que le désir que j'ai de retourner en mon désert s'augmente tous les jours de plus en plus (...). Je ne suis pas ici en mon élément, et je ne désire que la tranquillité et le repos, qui sont des biens que les plus puissants rois de la terre ne peuvent donner à ceux qui ne les savent pas prendre d'eux-mêmes. »
Dans son Traité de la réforme de l'entendement, Spinoza se propose de suivre les maximes suivantes : « Ne prendre d'autres plaisirs que ceux qu'il en faut pour conserver la santé. Ne rechercher l'argent et toute autre chose qu'autant qu'il est nécessaire pour entretenir la vie et la santé, et pour nous conformer aux mœurs de nos concitoyens en tout ce qui ne répugne pas à notre objet. »
Il est très significatif de remarquer que les philosophes que l'on présente habituellement comme emblématiques de la pensée occidentale, s'ils étaient placés dans notre monde moderne, le rejetteraient dans toutes ses composantes (activisme, matérialisme, hyperconnectivité, primat des relations interpersonnelles et des émotions, haine de la solitude et de l'isolement, etc.), ils le rejetteraient, dis-je, avec autant radicalité sans doute que les fondamentalistes islamiques. Cela illustre la schizophrénie de notre civilisation, qui élève des statues à des penseurs qui seraient littéralement incapables d'évoluer en son sein, et que l'on qualifierait de nos jours d'« inadaptés » ou de « no lifes ». Une grande partie du malaise de l'homme blanc occidental vient de là, de la contradiction patente entre le modèle humaniste traditionnel, qui place la liberté individuelle avant tout (ce qui implique calme et solitude), et une société technicienne dont les injonctions aliènent l'individu de toutes parts.
Celles qui ne s'y sont pas trompées, ce sont les femmes. Les terroristes islamiques ont parfois une femme et des enfants en Syrie ou ailleurs, mais les philosophes, eux, n'en ont jamais. Descartes, Spinoza, Voltaire, Kant, Schopenhauer, Nietzsche : pas de femme, pas d'enfants. Les femmes ont instinctivement compris que l'attaque des philosophes à l'encontre de tout ce que la société valorise (argent, situation, popularité) est frontale, radicale, plus encore que celle des intégristes religieux, lesquels s'intègrent quand même à leur façon. La vérité, c'est que le mode de vie actuel est injustifiable intellectuellement. Nous sommes sortis d'une appréhension rationnelle de l'existence. Il n'y a plus aucune commune mesure entre les souhaits naturels de l'homme de toujours et ce que le fait d'avoir une vie sociale implique concrètement.

2 décembre 2021

Flaubert : L'Éducation sentimentale



Fini L'Éducation sentimentale de Flaubert, que je lis depuis de longs mois. Sans doute le roman le plus imposant écrit en langue française, je n'en vois pas d'autre qui puisse rivaliser en ampleur, en richesse thématique, en densité, en soin apporté au style. Il y aurait beaucoup de choses à en dire, je vais me contenter de quelques remarques.
Le style tout d'abord. C'est un style elliptique, avec des blancs partout, ce qui rend certains passages à peu près inintelligibles. Par haine du lieu commun et de la complaisance romantique, Flaubert ne s'attarde jamais, il ne relève que les détails significatifs, et c'est au lecteur de boucher les trous, ce qui, dans un ouvrage de cette ampleur, est quasiment impossible. On perd complètement de vue les trois quarts des personnages, évoqués par allusions ici et là. Chaque phrase en acquiert un intérêt prodigieux, puisque Flaubert ne l'aurait pas écrite si cela n'avait pas été absolument indispensable. Densité folle, du reste proverbiale lorsque l'on évoque Flaubert. Il se refuse absolument à toute convention de langage, il ne repasse par aucun chemin frayé par d'autres avant lui, il faut qu'il invente tout, qu'il innove à chaque phrase. C'est vraiment le créateur littéraire à l'état pur. On connaît son insatisfaction pathologique, ses crises de désespoir en relisant les cinq ou six lignes qu'il avait péniblement accouchées au bout d'une nuit de travail acharné. Cela se sent et rend la lecture fascinante, jamais ennuyeuse. D'où le manque de fluidité du récit, il n'a absolument pas l'aisance d'un Rousseau ou d'un Chateaubriand, c'est un style antinaturel au possible, haché, « un style de télégraphiste » d'après Sartre (Carnets de la drôle de guerre). Il est à peu près impossible de suivre et d'être vraiment ému par l'histoire, la spontanéité manque, c'est de la littérature pure, de la littérature pour écrivains, le début de la conception moderne de l'écriture.
Vision désabusée de la vie, et le mot est faible. C'est le réalisme dans toute sa grandeur. Toute l'exaltation romantique est retombée, et le regard de Flaubert détruit tout ce qu'il rencontre, l'amour, la politique, l'art, il ne reste rien. « Épopée du dégoût » d'après Gide (Journal). On désigne à Frédéric le bébé qu'il vient d'avoir avec Rosanette : « Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d'un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait. - Embrasse-le ! Il répondit, pour cacher sa répugnance : - Mais j'ai peur de lui faire mal ? » On voit poindre Zola. C'est la vie telle que nous la vivons, à la fois bête, et vide, et cruelle. Mais aucune complaisance macabre chez Flaubert, le lecteur ressent au contraire une certaine allégresse à voir tant de choses brassées avec tant d'intelligence et de célérité.
L’Éducation sentimentale est aussi un grand roman historique, tout le contexte de la Révolution de 1848 est restitué, les clubs politiques, l'effervescence de la plèbe parisienne, l'égoïsme insensé de la bourgeoisie qui assiste aux boucheries punitives sans le moindre émoi, en s'agrippant à ses petits intérêts. Et tout ça pour aboutir à Napoléon III, ce qui montre bien l'absurdité des luttes partisanes.
Ce qui est triste, évidemment, c'est qu'on se dit que toute vie pourrait être racontée comme celle de Frédéric Moreau. Avec cruauté, Flaubert gonfle les aspirations de jeunesse de ses personnages, pour mieux souligner à quel point tout s'est effondré au bout du compte. C'est facile bien sûr, et un peu réducteur, mais sur un roman de cette ampleur c'est efficace.
Il n'y a rien de nouveau dans tout ce que je dis ici. Mais peut-on dire quelque chose de neuf à propos d'un tel ouvrage ?
On ne peut pas avoir pour Flaubert l'admiration qu'on aurait pour un génie natif, pour un Voltaire, chez qui tout s'écoule sans le moindre accroc. Mais on admire autre chose, cette grande personnalité de l'auteur, cette sensibilité frémissante détruite par la vie et héroïquement transmuée en art, à force de lucidité et de labeur, ce regard et cette volonté qui ont su rester purs, tendus vers leur but, quoi qu'il en coûte, au sein d'une époque abjecte.