Vu Once upon a time in Hollywood, le dernier film de Quentin Tarantino. Le film a réalisé un très bon démarrage lors de sa première semaine d’exploitation en France, le meilleur à ce jour pour un Tarantino, après avoir très bien marché également aux États-Unis. Les critiques sont généralement bonnes, voire très bonnes, même si certains ont trouvé le film ennuyeux (2 h 40 tout de même). Autant le dire tout de suite, c’est mon cas. Avant de tenter d’expliquer la chose, un simple constat subjectif : je me suis ennuyé, je n’ai pas pris de plaisir, et l’on peut avancer tous les arguments que l’on voudra (splendeur de la reconstitution, jeu des acteurs, etc.), on peut dire ce qu’on veut, au cinéma c’est le plaisir qui compte et qui tranche la question.
Once upon a time in Hollywood se déroule en 1969, et l’on pourrait le qualifier de film « meta- », c’est-à-dire un film qui ne se suffit pas par lui-même, qui nécessite de connaître le contexte pour comprendre et apprécier. Par exemple, [spoiler] Charles Manson n’apparaît que dans une seule scène dans le film, il frappe à la porte de la maison de Sharon Tate, s’entretient brièvement avec Jay Sebring et s’en va, mais si on ne sait pas qui est Charles Manson on ne voit pas ce que vient faire là ce type bizarre qu’on ne reverra plus par la suite. [/spoiler] Et il y a plein de choses dans ce genre. C’est donc davantage l’évocation de l’ambiance d’une époque qu’un récit structuré et satisfaisant en lui-même. Raison pour laquelle les quinquagénaires et sexagénaires semblent davantage apprécier le film que les millennials.
Le vrai sujet du film, c’est 1969, époque fascinante, il est vrai, à tous égards. C’est le moment ou toute la charge de lyrisme et de beauté contenue dans la jeunesse des années 60 bascule dans le noir, dans le sérieux. Assassinat de Sharon Tate. Sortie d’Easy Rider. Publication de la Bible satanique d’Anton LaVey. Sortie, quelques mois plus tard, de Gorge profonde, de Massacre à la tronçonneuse. On ne rigole plus. Les baby boomers adolescents aimaient la romance. Ils arrivent à l’âge où ils veulent que toutes ces aspirations se concrétisent enfin. Ils veulent de la chair, du sang. Août 1969 est le moment du basculement, lorsque toute la poésie flower power, à son paroxysme, enclenche son mouvement vers les ténèbres. C’est très émouvant, c’est sublime, et la musique de cette époque a merveilleusement capté tout cela, avec la naïveté juvénile de Simon and Garfunkel ou des Mamas and the Papas. C’est cela que Tarantino a voulu retranscrire, et à certains égards il y parvient. La qualité de la reconstitution est étourdissante. Il y a tout : les voitures, les vêtements, les marques de magasin, les restaurants, les émissions de télé, les stations de radio, tout. Tout pour saisir le moment le plus triste de l’histoire du vingtième siècle, lorsque l’innocente hippie californienne avec sa fleur dans sa chevelure blonde et tout l’avenir devant elle décide d’envoyer balader ses parents et sa morale de WASP et de frayer avec le bad boy du coin. Au revoir Johnson, au revoir De Gaulle. Bonjour Nixon, bonjour Giscard. Le rêve de jeunesse est brisé. La vraie vie commence.
Il y a une scène qui symbolise ce soin névrotique, obsessionnel, apporté à la reconstitution. Au début du film, au cours du générique, un plan travelling monte un escalier et filme Sharon Tate qui se déhanche dans une salle avec d’autres personnes. Le plan est superbe, les coiffures, l’éclairage, les vêtements, tout. Il dure une seconde, il a à peine le temps de s’imprimer sur la rétine. On imagine aisément la quantité de travail, de recherches nécessaire pour offrir ce plan d’une seconde. Et tout le film est comme cela, chaque plan regorge de détails qui ne sont jamais soulignés, qui sont là, simplement. Les rues en particulier, les lampadaires, les fissures sur le macadam, les affiches publicitaires. C’est vraiment le film d’un monomaniaque de la sous-culture américaine, de ce que l’on appelle l’americana.
Rien que pour cela, Once upon a time in Hollywood mérite un respect immense et restera dans l’histoire, en ce qu’il aura contribué à définir l’imagerie d’une époque.
Hélas, hélas, il y avait tout pour faire un grand film, et c’est en définitive un échec, un échec total. Le problème, c’est le sujet du film, de l’histoire. C’est un film clos sur un sujet insipide, insignifiant, alors qu’il y avait tant à dire. Ce sujet, c’est la star de cinéma. [Spoiler] Si le fait de voir Leonardo DiCaprio, acteur sur le déclin dans le film, parler avec une petite fille actrice à propos du métier de comédien, de le voir ensuite jouer une longue scène de western au cours de laquelle il oublie son texte, puis une autre où, au contraire, il improvise à merveille, si c’est cela que vous aimez voir au cinéma, alors le film vous plaira. Mises bout à bout, ces trois scènes doivent durer plus d’une demi-heure. [/Spoiler] Et elles symbolisent parfaitement le postulat sous-jacent du film : quoi qu’une star fasse, quoi qu’elle dise, c’est toujours plus intéressant que ce que vous, vous pouvez faire. Voir une star en train de donner à manger à son chien, en train de faire les courses, en train de regarder la télé, c’est plus intéressant que de voir n’importe qui d’autre faire quoi que ce soit d’autre. Il y a une réplique dans le film qui exprime cela. Cliff Booth (Brad Pitt), la doublure, appelle Rick Dalton (DiCaprio) par la fenêtre de la voiture et lui dit, pour lui remonter le moral : « You’re Rick fucking Dalton. » Ce sont les mots que répètera DiCaprio après sa grande scène d’acting : « Rick fucking Dalton ». Mais ce qu’il faut entendre, ce que cela signifie, c’est : « Leonardo Di fucking Caprio ». « Je suis Leonardo DiCaprio, et donc le seul fait de me voir sur un grand écran constitue en soi une expérience cinématographique joussive. » Et, de fait, les acteurs mangent complètement les personnages, on ne voit jamais Rick Dalton et Cliff Booth, mais bien toujours Brad Pitt et Leonardo DiCaprio, le film est vendu comme cela, c’est son postulat esthétique fondamental. En cela, Once upon a time in Hollywood est l’exact contraire de Pulp Fiction. Dans Pulp Fiction, Tarantino avait pris un acteur has been à l’époque, John Travolta, et lui avait fait jouer le rôle d’un malfrat pataud, gauche, très maladroit. C’était drôle, touchant. Ici, c’est le contraire : on prend des stars au sommet et on les sublime, on montre les abdominaux de Brad Pitt, la palette d’acteur de DiCaprio qui passe par tous les états, la démarche de Margot Robbie, et c’est cela qui constitue la matière même du plaisir cinématographique que l’on est censé prendre. Du coup, on n’entre jamais dans le film. On reste purement extérieur, spectateur, pauvre plouc de province qui va admirer trois idoles avant de repartir dans son existence insignifiante. Le film est une expérience idolâtrique, alors qu’on attend d’un film qu’il nous intègre dans son imaginaire à travers des émotions et des souffrances partagées (catharsis).
Il est d’ailleurs significatif de noter [spoiler] qu’il n’y a quasiment pas d’interaction entre les trois personnages principaux du film, ce qui, à ma connaissance, est sans précédent. De tout le film, Margot Robbie n’adresse pas une seule fois la parole à Brad Pitt ou Leonardo DiCaprio. Ces deux derniers parlent à peine ensemble, chacun est enfermé dans sa ligne : DiCaprio dans son autisme d’acteur (dans la dernière scène de carnage il a des écouteurs sur les oreilles et il flotte sur une bouée au milieu de sa piscine) ; Brad Pitt est un peu plus vivant (ce n’est pas une star dans le film), il a plus d’interactions, notamment avec des hippies de la bande de Manson, et c’est la raison pour laquelle ses scènes sont les meilleures, et généralement les plus appréciées du public. Mais à aucun moment les trois personnages ne se rencontrent vraiment, et c’est pourquoi il y a si peu de tension narrative. [/spoiler] La conséquence de tout cela, c’est l’ennui, un ennui persistant qui fait qu’à presque chaque séance plusieurs personnes quittent la salle.
Once upon a time in Hollywood marque ainsi une évolution inquiétante dans la filmographie de Quentin Tarantino. C’est le moment où le cinéma cesse d’être magique par lui-même, par son scénario, sa mise en scène, ses scénographies, et où le fait de voir pendant des dizaines de minutes Leonardo DiCaprio en gros plan est supposé constituer en soi une source de plaisir infinie. C’est le moment où la star prend le pas sur l’imaginaire, où le cinéma n’est plus un moyen d’évasion mais au contraire d’enfermement dans les diktats de l’époque : la notoriété comme valeur ultime de notre temps. Le délire cinéphilique de Tarantino se clôt sur une prison dorée et scintillante, une coquille vide, une somme de solitudes étanches entre elles.
Il paraît que Tarantino a prévu de faire dix films dans sa carrière. Once upon a time in Hollywood est le neuvième. L’avenir dira ce que l’enfant terrible d’Hollywood nous réserve. Pour certains d’entre nous, cela fait plus de deux décennies que nous le suivons. Et les plus anciens, les plus fervents ont, de film en film, le sentiment douloureux que c’est bien fini, qu’il ne remontera plus la pente, que le meilleur est passé, derrière nous.
Paradoxalement, Once upon a time in Hollywood répond bien à son sujet : c’est le film des espérances déçues, le bonheur a été entrevu au terme d’un travelling, l’espace d’un instant, puis la réalité s’est refermée sur le déjà-vu, sur le trivial, sur l’ennui.