9 février 2023

Fragments, février 2023



- Shakira, Rihanna : ces tubes des années 2000 touchent l’âme, littéralement, l’atteignent à une profondeur qu’aucune musique, aucun livre ne peuvent atteindre. C’est qu’elles sont liées à nos vies, et que tout remonte avec elles, toute une époque, toute une jeunesse. Si de simples chansons peuvent nous atteindre et nous émouvoir à ce point, il ne faut pas y voir quelque chose de positif, la puissance de l’art, ou la richesse d’une sensibilité ; il faut y voir au contraire la marque manifeste du mal qui ronge notre époque : ces doux sentiments musicaux sont l’envers de toutes les injustices, de toute l’indifférence, de toute la dureté de cœur que nous avons eu à subir au cours de notre vie. C’est parce que tout à notre époque est mis au service de cette émotion immédiate, invincible, parce que c’est là la chose la plus universellement partagée, la plus efficiente, la plus touchante, la plus humaine, que tout le reste a été occulté. Ce qui se cache derrière la fortune et la popularité démentielles de Shakira et de Rihanna, c’est la pauvreté et la solitude du reste des humains. Une société qui prise à un tel point l’émotion éphémère, qui y met tant de virtuosité et tant d’amour, qui y met tout son cœur littéralement (il suffit d’imaginer ce que seront les obsèques de Shakira, il suffit de se souvenir de la mort de Michael Jackson) est forcément dure envers tout ce qui est laid, gauche, commun, forcément indifférente envers ce qui est subtil, profond, invisible. C’est là ce que nous vivons. Et c’est là la véritable cause du malheur de nos vies, dans sa dimension la plus concrète, la plus quotidienne.

- Même nos désirs sont déterminés par le paradigme technicien : nous recherchons des petites satisfactions closes sur elles-mêmes, parfaitement prévisibles et circonscrites, exactement de la nature de ce que la technique nous offre cent fois par jour. Les grandes satisfactions inédites, dont les contours se perdent dans l'indistinction, ne signifient plus rien pour nous, nous ne savons même pas de quoi il s'agit.

- Le cinéma d'horreur est un genre religieux parce que c'est le genre le moins menteur qui soit. Tous les autres genres idéalisent d'une façon ou d'une autre la réalité : les gens y sont représentés meilleurs, plus forts, plus courageux, plus altruistes, etc., qu'ils ne sont dans la vraie vie. Les films d'horreur sont les seuls à présenter la réalité telle qu'elle est, horrible, effroyable, mortelle, n'offrant pas le moindre sens. En cela ils rejoignent très exactement la vision de la vie de la Bible, et ils sont les seuls à le faire. D'où l'aura de sacré qui entoure les classiques du genre (La Nuit des morts-vivants, Massacre à la tronçonneuse, Rocky Horror Picture Show, Suspiria) et que l'on ne retrouve pour aucun autre genre.

- L'athéisme des Lumières est bien plus profond que celui de Nietzsche. Pour Voltaire, Goethe, et jusqu'à Schopenhauer inclus, le christianisme ne représentait absolument rien, des fables puériles, des contes de bonne femme, auxquels il était tout à fait honteux de croire. Pour Nietzsche l'affaire était bien plus sérieuse, il avait le christianisme « dans le sang », il le considérait comme un adversaire personnel parce qu'il s'agissait pour lui d'une puissance toujours vivante, active, et d'une certaine manière bien réelle.

- Ce n'est pas le moindre des paradoxes, que ce sont précisément les moralistes du soupçon – La Rochefoucauld, Nietzsche – si modernes par rapport à leurs contemporains par leur dénonciation de tous les faux-semblants moraux, qui sont aujourd'hui les plus dépassés, les plus anachroniques. On peut toujours comprendre de nos jours les auteurs bigots et moralisateurs, ils s'illustrent dans un genre à la vérité intemporel. Mais les labyrinthes psychologiques des moralistes soupçonneux ne renvoient plus à rien, on ne comprend même pas de quoi il s'agit. Toute cette profondeur de l'âme, ces tréfonds, ces sinuosités, où les trouver de nos jours, quand les gens réagissent de façon si mécanique, si prévisible, quand ils sont complètement déterminés par leur environnement et leurs affects, et qu'ils ne s'en cachent absolument pas ? Nous avons quitté l'ère de la psychologie, tout est beaucoup plus simple de nos jours, l'homme a enfin intégré l'univers des objets, enfin il n'est plus qu'un objet parmi les autres.