16 décembre 2016

Jacques Ellul : Sans feu ni lieu


       Les quelques fois dans ma vie qu’il m’est arrivé de mettre les pieds dans une ville, j’ai toujours ressenti une impression étrange. Je rentrais chez moi un peu étourdi, grisé, à la fois enthousiasmé et vaguement inquiet. Je sentais que j’avais été mis en présence de quelque chose qui n’était pas anodin, d’une puissance à la fois séduisante et légèrement nocive. La ville, ce phénomène si surprenant, demeurait pour moi une énigme. C’est la raison pour laquelle j’ai lu avec tant d’intérêt Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville, du penseur protestant, juriste et théologien, Jacques Ellul (1912-1994).
        La thèse développée dans cet ouvrage est simple : la ville n’est pas un lieu neutre sur le plan spirituel, elle est le lieu de « l’enracinement dans le temporel » (p. 86), « le monde spécifiquement fermé à toute intervention de Dieu et volontairement tel » (p. 113). C’est Caïn qui a fondé la première ville, pour se protéger du monde après son crime et son rejet de Dieu. Depuis, toutes les villes sont maudites : Babel, le lieu de la confusion ; Sodome et Gomorrhe, le lieu de la corruption ; l’Égypte, le lieu de la servitude ; Babylone enfin, le modèle et le type de toutes les villes, lieu de l’idolâtrie, de la cupidité et de la captivité. Seule Jérusalem bénéficie d’un statut particulier, mais Jérusalem n’est pas sainte en elle-même, elle reste une ville comme les autres, soumise aux mêmes aléas tragiques, elle est seulement l’image transitoire d’une promesse.
        Il est toujours difficile de rendre compte d’un auteur par lequel on se sent dominé intellectuellement. La pensée de Jacques Ellul, à la fois très concrète et authentiquement chrétienne, nourrie simultanément du matérialisme historique marxiste et de la Bible, vise non à produire des théories, mais à saisir la réalité des phénomènes qu’elle considère. Or le phénomène de la ville joue pour lui un rôle central dans le déroulement de l’aventure humaine. Car ce qui vient sur le plan eschatologique dans la pensée judéo-chrétienne, ce n’est pas le jardin des musulmans, ce n’est pas le champ de l’Asphodèle des anciens Grecs, mais c’est une ville, la Jérusalem céleste de l’Apocalypse, Dieu créant en fin de compte un espace complètement nouveau, sanctifié, tout en reprenant au terme de l’histoire le signe de la révolte de l’homme, le lieu de tous ses désirs et de toutes ses tentatives.


Citations 


       « La ville a donc une portée spirituelle, elle est capable d’orienter et de changer la vie spirituelle de l’homme, elle exerce une puissance sur lui et change sa vie, toute sa vie et non seulement son logement. Et cela apparaît un mystère effrayant. » (p. 39).

       « Le fait de vivre dans la ville engage l’homme dans une voie inhumaine. Il l’engage dans le service et la dévotion de la sombre déesse. » (p. 61).

       « L’homme devant la ville est en présence d’une si parfaite séduction, qu’il ne se connaît littéralement plus lui-même, s’accepte émasculé, dépouillé de sa chair et de son esprit. Et ce faisant, il s’estime parfaitement raisonnable, parce que la séduction de la ville est en effet rationnelle, et qu’il faut bien obéir aux impératifs de la raison. » (p. 74-75).

       « Là, l’homme cesse d’errer et de douter, de partir à la recherche d’autre chose. Il a trouvé le monde à sa mesure, le monde fermé dans lequel tous ses besoins, toutes ses aspirations sont satisfaites, le monde où il se donne du repos, où il a trouvé la certitude. Mais toute cette séduction, toute cette satisfaction est en réalité le parfait esclavage de l’homme. Sombre vision de ces convois qui charrient vers la ville les corps et les âmes d’hommes. » (p. 114).

       « Jésus-Christ n’a pas une parole conciliante ou de pardon pour les villes. Lorsqu’il s’adresse aux hommes, il y a les paroles de malédiction et les paroles de pardon. Les promesses de salut et les avertissements. Lorsqu’il s’adresse aux villes, il n’y a jamais que des formules de rejet et de condamnation. Jésus-Christ n’annonce à aucun moment la grâce sur cette œuvre de l’homme. Il ne connaît que son aspect démoniaque, et il ne sait rien d’autre que la lutte contre la puissance de la ville qui empêche son œuvre. » (p. 208-209).

       « Jésus n’a pas de domicile. Toute sa vie, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, est une errance. (…) A quoi bon les murs de la ville ? Il ne participe en rien à son activité, il rejette l’argent, les armes, les sciences ; il ignore la capitale et le progrès de la civilisation. Il sait que le seul repos légitime se trouve dans la confiance en Dieu. » (p. 219-223).

« La ville est un milieu parasite. Elle ne peut, en aucune façon, vivre par elle-même et en elle-même. Et ceci caractérise, d’ailleurs, toute œuvre de l’homme dans son autonomie. Il s’agit toujours d’une œuvre qui n’a pas de vie, qui tire sa vie d’ailleurs, qui l’aspire et vampirise la véritable création, elle est vivante par sa relation avec le Créateur. La ville est morte, faite de choses mortes et pour des morts. Elle ne peut pas produire ni entretenir quoi que ce soit. Tout ce qui est vivant doit lui venir de l’extérieur. Tout ce qui est vivant. Les aliments, c’est clair. Mais les hommes aussi, on ne dira jamais assez, sur la foi de statistiques, que la ville est une énorme mangeuse d’hommes. Elle ne se renouvelle pas en elle-même, elle se renouvelle par un apport constant de sang frais. » (p. 268-269).

30 novembre 2016

L'heure la plus sombre

       The darkest hour is before the dawn.

       Nelson Mandela

      Et voilà. Nous y sommes. L’ordre inévitable se met en place, les événements prédestinés s’accomplissent. Je te salue, infaillible Providence, toi qui exécutes tes décrets avec une fidélité et une ponctualité sans faille. Que ma vie soit consacrée à me rendre digne de ton effrayante justice !
       Une page de l’histoire de notre pays se tourne. Celui que l’on ne doit pas nommer, après avoir obnubilé vainement depuis quinze ans l’opinion par son agitation névrotique, quitte la scène. Les années qui viennent seront celles de la mise en lumière de l’effroyable vérité le concernant. En dépit de tous ses défauts, il y avait chez lui une soif de l’autre, un goût de la rencontre et de l’échange, de la confrontation parfois, qui ne pouvaient laisser indifférent. Nous lui souhaitons de trouver l’apaisement dans sa nouvelle vie et dans les prochaines épreuves qui l’attendent. Le plus grand coupable dans cette affaire, c’est avant tout le peuple français qui, par son aveuglement insensé, a permis d’écrire la page la plus honteuse de notre histoire contemporaine.
       Et maintenant, nous entrons dans une zone d’incertitudes. Les représentants du pouvoir sont discrédités par leur médiocrité et leur mesquinerie. En face, l’on ne trouve que des opposants étriqués et rances, dépourvus de relief et de panache. Où que le regard se porte, l’on n’aperçoit que ténèbres et impuissance, ambitions personnelles et luttes d’egos. Aucune issue ne semble se dégager. C’est l’heure la plus sombre.
      Pourtant, tout n’est pas perdu. Dans quelques jours, dans quelques heures, une lueur va s’allumer. Un homme va se déclarer, et entamer son chemin. Je ne connais pas son nom. Il viendra d’une petite ville des Pyrénées. Il commencera son parcours dans l’indifférence. Puis il se fera écouter. Il s’imposera. Il gouvernera. Lecteur, reviens ici dans six mois et juge-moi sur mes paroles.

11 novembre 2016

Ulysse et Calypso


       Depuis quelques semaines, je me suis replongé dans l’Odyssée d’Homère, moins rébarbative, il faut bien le reconnaître, que l’Iliade. Arrivé à l’épisode où Ulysse, délivré par Hermès, doit quitter la nymphe Calypso qui le retenait prisonnier « dans son antre profond », afin de rejoindre Ithaque et son épouse Pénélope, je lis le passage suivant : « Ils gagnèrent le fond de la grotte profonde où, demeurés ensemble, ils se livrèrent au plaisir. » (Odyssée, V, 226). Admirable ingénuité du poète grec ! Rien de plus naturel pour Ulysse, avant de quitter sa geôlière, que de rentabiliser de la meilleure façon possible leur dernière nuit commune.
       Quels récits déroutants que ceux d’Homère ! Les lois morales traditionnelles ne semblent pas y avoir cours, les héros homériques obéissent à leurs propres règles, à leur propre morale. De retour chez lui, Ulysse massacre les prétendants de son épouse. En commettant l’adultère, puis le meurtre, il viole les commandements majeurs du monothéisme judéo-chrétien ; dans le cours du poème, il transgresse les cinq interdits fondamentaux du bouddhisme (« Tuer, mentir, voler, prendre la femme d’autrui, s’adonner aux boissons qui enivrent, c’est attenter dès ce monde aux racines mêmes de son être », Dhammapada, 246). Et que dire de son idéal ? Son but suprême est d’une trivialité déconcertante : alors que l’immortalité lui est offerte, il n’aspire qu’à retrouver son rocher natal et sa fidèle épouse, en opposition frontale avec les préceptes du christianisme (« Qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi », Matthieu 10, 37) et du bouddhisme (« De l’affection naît la peine. De l’affection naît la crainte. Qui s’est libéré de l’affection ignore la peine. D’où lui viendrait la crainte ? », Dhammapada, 213).    
       Il ne faudrait pas croire que c’est le réflexe d’une mentalité moderne que d’être froissé par de telles conduites. On connaît la célèbre critique de Platon dans La République, qui bannit les poètes de la cité et considère Homère comme un poison pour l’âme. Toute l’Antiquité languissait après un récit mythique qui aurait représenté, non plus la soumission de l’homme à ses affects, mais la victoire sur soi-même et l’orientation de l’âme vers son bien véritable. Après avoir représenté toutes les passions imaginables et leurs terribles conséquences, il était fatal, il était inévitable qu’émergeât un récit mythique représentant un héros maître de soi, chaste, détaché, juste, conforme en tous points aux attentes innées de la morale immémoriale. L’étincelle initiale s’est produite sous le principat de Tibère, sous l’administration de Ponce Pilate en Judée. Mais elle se serait de toute façon déclenchée, quelques années plus tôt ou quelques années plus tard, car la logique même des textes l’appelait. Rien n’est donc plus faux que cette assertion de Nietzsche selon laquelle le christianisme serait une « calamité » qui nous aurait « frustrés de l’héritage du génie antique » (Antéchrist, 60). Le christianisme est le récit final du monde antique, celui dans lequel toutes ses aspirations se rencontrent et se résolvent, celui dans lequel les mouvements erratiques de l’âme en peine s’achèvent pour aboutir à l’immobilité d’une victoire longtemps désirée.

26 octobre 2016

Michel Onfray : Cosmos

        
       Acheté et parcouru Cosmos. Une ontologie matérialiste, de Michel Onfray. Bien que divergeant radicalement de toutes ses conceptions fondamentales, j’éprouve une certaine sympathie pour Michel Onfray. Il défend son matérialisme intransigeant avec probité, et il y a dans son parcours de fils des classes modestes fondant l’Université populaire de Caen et conspuant sans relâche l’hypocrisie des élites parisiennes une indéniable cohérence. Son antichristianisme primaire est souvent caricatural, ainsi que sa vision binaire de la philosophie qui le fait passer à côté de tout un pan de la pensée humaine, mais c’est un tribun de la plèbe, têtu et besogneux, comme on en voyait jadis, à l’époque où l’on prenait encore les choses intellectuelles au sérieux. Mais ce n’est pas sur le plan des idées que ce Cosmos me met un peu mal à l’aise.
       Cosmos est le premier volume d’une « Brève encyclopédie du monde » qui est appelée à compter encore deux volumes supplémentaires (intitulés respectivement Décadence et Sagesse). Cosmos fait sept cents pages. En partant sur les mêmes bases, l’ensemble devrait avoisiner les deux mille cent pages. Michel Onfray a rédigé, d’après sa bibliographie, pas moins de quatre-vingts ouvrages. En comptant, selon une fourchette basse, trois cents pages par ouvrage, Michel Onfray aurait donc écrit pas moins de vingt-quatre mille pages (et sans doute le double) dans sa carrière. Il me semble que rien n’est plus éloigné du génie français que cette propension à la profusion, que l’on trouve également chez un Yann Moix, auteur de Naissance, prix Renaudot 2013, mille quatre cent vingt-sept pages. Tout l’effort du classicisme français, ce fruit le plus subtil et le plus parfait de l’intelligence humaine, a tendu dans le sens contraire, vers toujours plus de concision et de limpidité. Et cela vient de loin, des lettres grecques et latines, d’un certain idéal d’harmonie et de maîtrise de ses forces tel que l’Antiquité nous l’a transmis. Si je devais citer les trois plus éminents représentants de cette école classique française, je dirais qu’il s’agit de Jean Racine, de Voltaire et d’André Gide. Combien de temps faut-il pour lire une pièce de Racine, un conte de Voltaire ou un récit de Gide ? Quelques dizaines de minutes, quelques heures tout au plus. Et pourtant tout est dit, l’intelligibilité du monde et des rapports humains y est totale, avec juste ce qu’il faut de blanc et de silence pour laisser à l’imagination du lecteur la liberté de se déployer. Ah ! antique Muse française, fille de la douce Vénus et de la sévère Minerve, n’entendrons-nous jamais plus tes graves et mélodieux accords retentir sur la lyre du bon goût français ?

7 octobre 2016

L'origine du sacrifice


       ...Car ce qui est né est assuré de mourir et ce qui est mort, sûr de naître...

       Bhagavad-Gîtâ, II, 27.

       Le sacrifice est le fondement éternel de l’univers, du monde visible et invisible. Tel est l’enseignement de toutes les sagesses traditionnelles, telle est la vérité ancestrale dont témoignent les pratiques rituelles de tous les peuples, sur tous les continents et à toutes les époques, sauf à la nôtre. Il convient donc de s’interroger une fois de plus sur les vertus de ce rite, et plus précisément sur la cause de ce pouvoir sans équivalent qui réside dans l’acte sacrificiel. Quelques observations d’ordre métaphysico-psychologique pourront n’être pas inutiles ici.
       1. La conscience de l’homme est telle que le spectacle présent abolit dans son esprit tout le passé et tout l’avenir, et que la différence entre le sujet et l’objet s’estompe complètement. Concrètement, cela signifie que l’on ressent ce que ressentent ceux que l’on observe, indépendamment de tout le reste. Dans le sacrifice, il n’y a donc pas de différence entre le spectateur et la victime.
       2. Toute accumulation d’être aboutit à la destruction et à la dégénérescence. Au contraire, tout néant d’être génère une création, une manifestation de la vie sous sa forme la plus spontanée.
       Par conséquent : La manière la plus naturelle et la plus efficace de générer l’essence de la vie dans ce qu’elle a de plus authentique est de procéder à une destruction d’être. Les forces latentes et cloisonnées dans une forme définie sont libérées, rendues à la pure liberté originelle de l’existence. Tous ceux qui assistent à cette destruction profitent de cette génération du pur flux vital, sans subir de dommages, puisque sujet et objet sont confondus dans la représentation, mais distincts sur le plan matériel.
        Il résulte de ceci que, conformément à tous les enseignements traditionnels, seul le sacrifice permet à la vie de progresser et de se renouveler, seul le sacrifice rend l’existence vivable. La tâche première des esprits éclairés, en ce commencement de millénaire, sera donc de tout mettre en œuvre pour restaurer d’abord l’idée, puis la pratique du sacrifice.
        Nota bene : L’auteur de cet article ne cautionne nullement une forme matérielle de sacrifice et fait observer que des sacrifices sont offerts tous les jours sur les autels de notre pays sans que l’immolation d’une victime animale soit pour autant nécessaire.

21 septembre 2016

André Gide : La Porte étroite


       Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui les trouvent.    
        Matthieu 7, 13.

       Relu La Porte étroite d’André Gide. Livre unique, à peu près incompréhensible pour notre époque. Livre volontairement morne, terne, dans lequel il ne se passe rien, et qui retrace la trajectoire d’une âme d’exception, la jeune Alissa, laquelle préfère Dieu à l’amour terrestre, et finalement à la vie. Et ce qui est extraordinaire dans cet ouvrage, c’est qu’il constitue tout à la fois la peinture exaltée du mysticisme le plus héroïque (avec le Journal d’Alissa), et une très subtile et très cruelle dénonciation des excès de ce même mysticisme. Les deux lectures sont possibles, de la première à la dernière ligne, et aucune n’est exclusive de l’autre. C’est que le lecteur ne peut pas ignorer que l’auteur de La Porte étroite est aussi celui des Nourritures terrestres, de L’Immoraliste, le futur auteur des Caves du Vatican. Quel esprit divers et ondoyant que celui de Gide, un esprit si vaste qu’il ne peut être contenu tout entier dans un seul ouvrage et qu’il a besoin de plusieurs miroirs pour se refléter pleinement, à la manière du paysage dans un kaléidoscope. Et quelle intelligence, quelle maîtrise de soi, quel sens de la retenue, quel sens inné de l’art enfin a-t-il fallu à Gide pour donner une telle perfection à chacune de ses œuvres particulières, sans jamais se livrer complètement dans aucune d’elles, si bien que ce n'est que dans l'ensemble formé par ses œuvres complètes que chacune prend tout son sens. Je cherche une personnalité plus complexe et plus riche dans notre littérature, et je n’en trouve pas.
    

2 septembre 2016

Réflexions sur Moïse

      
       De tous les grands législateurs de l’Antiquité, un seul pourrait se targuer de voir sa Loi exister encore de nos jours et régenter le quotidien de millions d’individus. Les célèbres législations de Lycurgue, de Solon, de Numa, qui suscitèrent l’admiration de l’univers et donnèrent naissance à des civilisations brillantes, sont retombées dans l’oubli ; la Loi du Sinaï, elle, continue de propager sa dureté et sa pureté presque insoutenables dans le monde entier. Ce constat mérite que l’on se pose la question : qu’avait donc Moïse de si particulier pour que son enseignement soit revêtu d’une telle autorité ? En se penchant d’un peu plus près sur le texte sacré, on peut relever quelques éléments très intéressants.
       1. Moïse n’a pas de parents. C’est un cas presque unique dans l’Ancien Testament, qui accorde une telle importance aux généalogies. (La généalogie d’Exode 6, 20 est manifestement un ajout postérieur, d’ailleurs placé à l’écart, bien après le récit des origines de Moïse.) Il est seulement précisé qu’il est issu de « la maison de Lévi ». Moïse est donc un homme sans passé, sans racines, comme il sied à celui qui devait opérer un tournant si prodigieux dans l’histoire de l’humanité. Avant Moïse, il n’y a rien. Il est la cause première en deçà de laquelle on ne peut pas remonter.
       2. Moïse est un assassin. C’est même l’une des toutes premières choses que l’on apprend sur lui. Le premier acte qu’il accomplit de son propre chef est un meurtre : « Il tua l’Egyptien et le cacha dans le sable » (Exode 2, 12). C’est là un détail qui a toute son importance. On ne plaisante pas avec Moïse. Il n’est pas là pour composer. Ce n’est pas un théoricien ni un rêveur, il a conquis son autorité dans le sang et mènera son peuple vers la terre promise d’une main de fer.
       3. Moïse est bègue. Il a « la bouche et la langue pesantes » dit la Bible (Exode 4, 10), et c’est la raison pour laquelle il demande à Dieu de le dispenser de sa mission. « N’y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite ? C’est lui qui parlera pour toi au peuple ; il te tiendra lieu de bouche », lui répond Yahvé (Exode 4, 14-16). Là encore, il s’agit d’un détail hautement significatif. Il pose tout de suite le personnage, qui ne se distingue ni par son charisme ni par son éloquence, mais par sa probité exceptionnelle et par la foi presque inhumaine qui l’habite. Moïse n’est pas là pour plaire ou pour séduire. Il est là pour voir Dieu et soumettre les hommes à son joug. Les prestiges du langage ne lui sont d’aucune utilité, seule la clarté de sa vision et la fermeté de sa volonté comptent.
       Ainsi, ces différents éléments se complètent et contribuent à tracer un portrait d’une indéniable cohérence. Ils permettent également de comprendre pourquoi l’œuvre d’un tel homme a pu perdurer. Nul doute que ce qu’il faudrait à la France, en ces temps d’extrême désarroi, ce serait un nouveau Moïse, un homme capable de donner à la nation un nouveau départ, un homme avec lequel on ne transigerait pas, un solitaire aux principes chevillés au corps, un homme qui serait à la fois inflexible, orphelin et bègue. Un tel homme existe-t-il en France ?

17 août 2016

Stephen King : Joyland

      
       Lu Joyland de Stephen King, avec beaucoup de plaisir et d’intérêt. Jamais sans doute depuis mon adolescence je n’avais éprouvé un tel sentiment d’immersion à la lecture d’un roman de Stephen King. Il y a dans Joyland une grâce particulière, qui tient en partie à sa mince épaisseur par rapport aux autres romans du maître (quatre cents pages au lieu des huit cents habituelles), mais aussi à toute une alchimie savamment agencée par l’auteur : la tonalité un peu mélancolique du récit d’un homme mûr qui se retourne vers sa jeunesse et ses amours perdues, le cadre singulier d’un parc d’attraction de seconde zone en Caroline du Nord au début de la décennie la plus sordide du vingtième siècle, en 1973. On retrouve ici cette atmosphère d’abandon et de solitude qui imprègne si souvent les œuvres de Stephen King. Et la narration est menée avec un savoir-faire achevé, avec ce mélange d’improvisation et de rigueur qui est la marque des grands romanciers. Chaque page obéit parfaitement à la double fonction d’un texte romanesque : présenter suffisamment d’intérêt en lui-même pour captiver le lecteur ; s’intégrer avec précision dans un ensemble plus vaste par un jeu subtil d’anticipations et de résonances.
       Oui, lire un roman de Stephen King, lire Joyland en tout cas, procure ce doux sentiment de se débarrasser de tout ce qu’il y a de factice dans la vie sociale, d’envoyer tout le clinquant par-dessus bord, et de revenir à l’authenticité de ce que nous sommes tous, des êtres un peu paumés, qui boivent des bières et font des feux sur la plage en été, qui cherchent des boulots minables pour payer leurs études, et qui se retrouvent tout à coup confrontés à des forces qui les dépassent. Tout cela est à l’image de Stephen King, un type simple qui porte des lunettes de myope, des casquettes de baseball et des tee-shirts trop grands pour lui, qui n’a jamais quitté son Maine natal, qui est marié à la même femme depuis toujours, qui se sert de Twitter pour poster des photos de son chien ou pour traiter Donald Trump d’« asshole », et qui publie sans faillir huit cents pages infernales et traumatisantes tous les ans depuis quarante ans.

29 juillet 2016

Guillaume Musso : Central Park


        Lu Central Park, de Guillaume Musso. C’est le troisième roman de cet auteur que je lis, quelque chose me pousse toujours à y revenir en été. Ce qu’il y a de fascinant chez Guillaume Musso, c’est la pureté absolue de sa vision du monde. Il n’est encombré par aucun idéal, par aucune considération d’ordre moral, social ou métaphysique. Son univers est régi par des lois primaires, seuls les plaisirs des sens émergent à la surface de la vie et lui donnent sa signification. C’est le moins ascète des romanciers. Il suffit d’ailleurs de noter les emplois exercés par ses personnages masculins pour avoir une idée des préoccupations fondamentales de cet auteur : ceux-ci sont cuisinier (L’Appel de l’ange), gynécologue (Central Park), etc. Quand on lit un livre de Guillaume Musso, tout devient plus simple, on n’a qu’une envie : s’installer à la terrasse d’un café de Manhattan ou de San Francisco, déguster des « huîtres et des langoustines » (mais en aucune façon les « graines pour oiseau » ou le « quinoa dégueulasse » des végétariens), boire des « Bacari Mojitos », des « Bombay tonics » ou des « Château-Margaux 2000 », manger des « cheesecakes » ou des gâteaux au chocolat de « Pierre Hermé » avant de surfer sans fin sur son « smartphone » ou de peloter des « fesses rebondies »… Par contre, on se sent pris d’une haine et d’un dégoût infinis pour les pauvres, les « drogués », les « prostituées », les vieux, les malades « bouffant de la compote les yeux dans le vague », etc., on a juste envie que tous ces gens indésirables cessent d’exister et de nous empêcher de profiter comme il se doit des couchers de soleil sur la baie californienne.
       Je crois que ce qui peut expliquer le succès de Guillaume Musso, c’est qu’il est merveilleusement représentatif de la mentalité de notre époque, une époque où la conscience politique n’existe pas et où, pour se consoler d’avoir laissé élire sans réagir un psychopathe et un demeuré, on accompagne le déclin inexorable en buvant des cocktails et en surfant ad nauseam sur son « smartphone ». Mais l’antique Justice Divine veille, et les soubresauts actuels indiquent que ce moment fangeux touche à sa fin, que l’ère des nihilistes jouisseurs s’achève, et que le grand Renouveau séculaire approche enfin.

6 juillet 2016

Lumen in nocte


La brume s’étendait sur l’abîme sans fond.
Mon esprit s’enfonçait dans un rêve profond,
Et les flots murmuraient à mon âme pensive
Ces mots évocateurs qui montent de la rive.
Je tentais de saisir cet ultime secret
Que Dieu a recouvert sous l’auguste alphabet
Du jour et de la nuit, des rayons et des ombres.
Des nuées se pressaient au cœur des gouffres sombres.
La terre était sans bruit, l’horizon était noir,
Et je sentais en moi ressusciter l’espoir,
Quand mon regard tomba sur un épais ouvrage
Dont j’avais, étant jeune, adulé chaque page.
Je déchiffrai, tremblant, empli d’émotions,
Ce titre terrifiant : Les Contemplations.
Et je compris alors que ces obscurs mystères
Que j’avais cru percer en mes veilles austères
Avaient déjà trouvé, du fait de cet auteur,
Une solution empreinte de grandeur.

Victor ! Victor ! Victor Hugo ! Toi qui révèles
Aux siècles effarés les choses immortelles
Et les transcris pour nous dans un langage pur,
Ah ! que ton nom est grand, et que te suivre est dur !
Tu m’as pris mon destin, tu as écrit mon livre,
Tu as vécu la vie que seul j’aurais dû vivre !
Et lorsque je demande aux étoiles des cieux
Quel est l’usurpateur qui, au festin des dieux,
Est entré avant moi et occupe ma place,
C’est ton front monstrueux qui surgit de l’espace !

15 juin 2016

La vie et la mort au musée du Louvre


       Il y a quelque temps, je suis allé au musée du Louvre afin de trouver ce qui pouvait survivre au passage des siècles. J’ai passé là-bas un long moment et j’ai vu beaucoup de choses. Je quêtais sur les visages de marbre l’expression humaine de l’immortalité. En ce qui concerne les femmes, j’ai surtout vu des vierges. Des vierges chrétiennes, des vierges grecques. Même les Vénus arboraient une expression impassible et hiératique, digne du matériau qui les constituait. J’ai ensuite regardé les hommes, et j’ai vu sur toutes les faces la même expression : un visage dur, fermé, souverain, que ce soit chez Ramsès II, chez Auguste ou chez Bonaparte. Pour finir, j’ai regardé autour de moi, et j’ai vu un tout autre spectacle : des chairs juvéniles, des émotions fugaces, des hormones à fleur de peau. J’ai vu aussi des corps chenus, des vieillards, des impotents. Et il m’est apparu alors que deux choses seulement pouvaient transcender le temps : la chasteté, la maîtrise de soi. Tout le reste, toute cette efflorescence joyeuse, était soumis à l’empire du changement, du vieillissement, de la souffrance et de la mort. 
       Ah ! je vous ai bien compris, Egyptiens, Sumériens, Grecs, Romains ! Depuis cinq mille ans vous n’avez pas vécu et vous n’êtes pas morts pour rien ! Vous m’avez enseigné la meilleure des voies, la seule des voies. Elle est aride et escarpée, mais je tâcherai de la suivre, et j’espère en retour obtenir moi aussi ce bien que vous avez acquis et que vous m’avez promis : la vie éternelle.

27 mai 2016

Charles Bukowski : Souvenirs d’un pas grand-chose

     Lu Souvenirs d’un pas grand-chose (Ham on rye), l’autobiographie de Charles Bukowski. Il est frappant de constater comme, chez Bukowski, la logique de l’écriture a pris le pas sur celle de la mémoire. Tout l’ouvrage est constitué de dialogues caustiques et de situations délirantes dont on sait pertinemment qu’ils n’ont pas pu avoir lieu tels quels. Ce qui intéresse Bukowski, ce n’est pas de restituer les faits avec exactitude, mais c’est de produire un texte valable, lisible, percutant. L’écrivain a pris le pas sur l’homme, et la littérature sur la vie. On trouve une démarche opposée chez Gide, qui, par un souci de probité poussé à l’extrême, a subordonné, dans Si le grain ne meurt, les exigences de l’art à celles de la véracité, préférant être parfois un peu rébarbatif et pointilleux plutôt qu’inexact.
       Dans le livre de Bukowski, je relève le passage suivant :
      « Tous ces gens n’arrêtaient pas de s’extasier sur la saine odeur de la sueur ! (…) La saine odeur de la merde fraîche, ils n’en parlaient jamais. Et pourtant, il n’y avait rien d’aussi fantastique qu’une bonne merde à la bière – enfin, je veux dire : celle qu’on chie après bu vingt à vingt-cinq bières la veille au soir. L’odeur que ça dégage se répand à la ronde et ne disparaît pas avant une bonne heure et demie : ça vous redonne l’impression d’être vraiment vivant. » (p. 329.)
       Je serais curieux de lire l’analyse d’un Roland Barthes ou d’un Gérard Genette sur la fonction narratologique ou sémiologique d’un tel passage. Il me semble que la sexualité et la scatologie ont pour but, chez Bukowski, de saboter de l'intérieur l'édifice social jugé insupportable. Ces éléments font presque toujours irruption dans des cadres professionnels oppressants, ou au sein de regroupements semi-mondains vécus comme artificiels et factices. Il y aurait sans doute une étude détaillée à produire sur cette question.

11 mai 2016

La dernière lecture de François Mitterrand

        Longtemps je me suis demandé quel était ce livre mystérieux, au chevet de François Mitterrand, sur son lit de mort. J’avais lu plusieurs biographies de l’ancien président, je connaissais son rapport particulier à la mort, son rapport privilégié à la lecture, et j’aurais donné cher pour savoir quel était le livre, forcément spécial, qui avait accompagné ses derniers instants. Je pensais trouver, dans cette information, une sorte de révélation sur le destin de cet homme exceptionnel, la clé qui permettrait d’accéder à ses ultimes pensées, à ses suprêmes préoccupations.
       La révélation a eu lieu. Et je n’ai pas été déçu. Au début de cette année, vingt ans exactement après les faits, j’ai appris par l’intermédiaire d’un connaisseur éclairé qu’il s’agissait d’une biographie de Madeleine Gide, l’épouse d’André Gide. Chacun sans doute est libre d’interpréter le moindre événement dans le sens qui lui convient, de projeter une signification infinie là où d’autres ne verront que l’œuvre du hasard, mais je dois dire que j’ai immédiatement attribué à cette conjonction de Madeleine Gide et de François Mitterrand mourant une portée décisive, de nature quasiment eschatologique. Ainsi, cet homme qui avait tout connu et tout dominé, qui avait eu le monde au creux de sa main, s’est-il penché, une fois son parcours achevé, une fois mesurés la vanité et le néant de toutes choses, sur la plus effacée de toutes les créatures, sur celle qui avait choisi de s’enfouir de son vivant dans le silence d’une retraite définitive. Quel enseignement sur les véritables hiérarchies de l’existence voulait-il trouver là ? A-t-il voulu comparer, en cet instant ultime, les poids respectifs, dans la balance du salut, d’une existence consacrée au pouvoir et d’une existence dévouée à Dieu ? Et qu’a-t-il découvert, dans ces moments révélateurs où toutes les griseries de la réussite mondaine perdent d’un seul coup tout leur éclat ?
      François Mitterrand est mort une froide matinée de janvier, après avoir reçu les derniers sacrements ; Madeleine Gide est morte une resplendissante nuit d’avril, la nuit de Pâques. Quels furent les sentiments de ces deux cœurs au moment de s’éteindre ? Cela, nul ne peut le dire.

21 avril 2016

Victor Hugo : Les Misérables


       Lu la première partie des Misérables de Victor Hugo (« Fantine »). Le statut unique de cette œuvre dans notre panthéon littéraire me semble tout à fait justifié. Si la France était un livre, ce serait Les Misérables, et nul autre. Pourtant, il se dégage de ce que j’ai lu je ne sais quelle lourdeur qui m’a laissé une impression assez pénible. Le manichéisme extrême de Hugo se déploie dans ce roman avec un manque de nuance encore plus prononcé qu’ailleurs, me semble-t-il. Si encore ce manichéisme coïncidait avec des vertus morales incontestables, cela pourrait passer, mais on sent les jugements de l’auteur sans cesse gauchis par des facteurs que l’on ne devine que trop aisément. L’inépuisable indulgence qu’il manifeste à l’égard de ceux qui ont chuté, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle provient de ce qu’il se savait lui-même faillible, et plus que faillible. Cela donne lieu à une constante inversion des valeurs, avec l’idéalisation de Fantine, la fille publique, et de Jean Valjean, l’ancien forçat, tandis que l’officier Javert, dont il est précisé qu’« il n’avait aucun vice », est dépeint sous les traits d’un monstre froid, étranger à l’humanité. Ah ! que la source d’où proviennent de tels jugements est suspecte ! Et que l’idéal sec et immaculé de Platon semble grand à côté de ces perpétuelles concessions à la faiblesse humaine !
       Mais ce qui est sans doute le plus remarquable dans ce livre, ce que neuf critiques et lecteurs sur dix ne prennent même pas la peine de relever, c’est sa dimension spirituelle et métaphysique. La boue est sans cesse illuminée et transfigurée par des rayons d’une céleste lumière. Les réalités invisibles et suprêmes, Dieu, l’âme, l’au-delà, viennent toujours racheter ce que la misère a d’insupportable et d’injustifiable. Ce ne sont pas des abstractions pour Hugo, c’est le prisme à travers lequel il considère l’existence. C’est là l’indispensable clé de lecture de toute son œuvre et de toute sa vie, ce qu’il n’a cessé de répéter en prose et en vers durant ses soixante-cinq ans de carrière, et il faut tout l’aveuglement buté de notre époque pour ne pas le voir.

30 mars 2016

Edgar Allan Poe : Les Aventures d'Arthur Gordon Pym


       Lu Les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe, avec intérêt, mais sans grand plaisir, je dois le reconnaître. Ma curiosité était à son comble devant cette pierre philosophale de la critique littéraire, qui a suscité maintes exégèses contradictoires, et qui a inspiré des suites à Jules Vernes (Le Sphinx des glaces) et à Howard Phillips Lovecraft (Les Montagnes hallucinées). J’attendais du mystère, de la poésie, et j’ai trouvé de l’horreur, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Deux observations à ce sujet :
       Il est remarquable de constater que Poe présente tout ce cauchemar comme explicitement désiré par son personnage. Le jeune Arthur Gordon Pym déclare, au début de son récit et avant son grand voyage : « Toutes mes visions étaient de naufrage et de famine, de mort ou de captivité parmi les tribus barbares, d’une existence de douleurs et de larmes, traînée sur quelque rocher grisâtre et désolé, dans un océan inaccessible et inconnu. » Or le roman ne sera pas autre chose que la concrétisation, jusque dans ses moindres détails, de la rêverie initiale. Nous avons ici une brillante illustration de l’axiome ancestral selon lequel la réalité n’est rien d'autre que la matérialisation des représentations internes, principe exprimé par Bouddha de la façon suivante : « La pensée précède toutes choses. Elle les gouverne, elle en est la cause. » (Dhammapada, 1).
       Il est ensuite hautement significatif que toute ma lecture de ce livre ait été accompagnée d’un léger mais constant malaise physique. Oppression thoracique, perte de repères, fébrilité, nuits agitées, etc. Tout cela se ramène, cette fois encore, à l’unique problème de la gestion du discours intérieur. Il y a des livres, ceux de Platon, de Sartre, de Bukowski, dans lesquels l’auteur surplombe complètement le discours, le maîtrise jusque dans ses moindres nuances. Lire de tels ouvrages procure un sentiment de contrôle, une légère euphorie. Ce qui caractérise la littérature horrifique au contraire, c’est la perturbation permanente du discours par l’irruption d’événements imprévus et terrifiants. D’où les phrases tronquées, points de suspension, modalités exclamatives, etc. Ce n’est plus le sujet qui domine, c’est le monde, un monde hostile. Edgar Poe et Stephen King me semblent les plus parfaits représentants de cette littérature, et j’ai éprouvé à peu près les mêmes sensations en lisant Les Aventures d’Arthur Gordon Pym qu’en essayant de relire, sans succès, Shining ou Sac d’os.

9 mars 2016

Jean-Paul Sartre, l'homme qui valait n'importe qui


       Longtemps, j’ai buté sur la dernière phrase des Mots de Sartre : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». J’y voyais une affectation de modestie, une pure jonglerie verbale. Quoi ! me disais-je, Sartre vient de prouver sa virtuosité sur près de deux cents pages, et il termine en se mettant au niveau de « n’importe qui »… Je ne comprenais tout simplement pas cette phrase.
       Ce n’est que bien plus tard, en lisant L’Être et le Néant, que la parfaite sincérité de cette sentence commença à m’apparaître. Ce qui me décontenançait, dans L’Être et le Néant, c’est l’absence de toute visée « axiologique », de tout jugement de valeur. Jusqu’alors, tous les penseurs que j’avais lus proposaient un sens à l’existence, un but vers lequel devait tendre la nature humaine : pour Platon c’était le philosophe, pour Sénèque le sage, pour Kant la loi morale, pour Schopenhauer l’artiste de génie ou l’homme ayant percé l’illusion du « voile de Maya », etc. Mais ce que postulait Sartre, c’est qu’il n’y a aucune différence d’essence entre les individus, que les structures fondamentales de la conscience sont universelles, qu’au fond il n’y a que la liberté, une liberté totale et inconditionnelle à laquelle tout homme est « condamné ». Et c’était là sa conviction profonde : tout homme en vaut un autre. Dès lors, chaque création humaine, chaque destin particulier devient parfaitement intelligible : je peux comprendre les œuvres de Kant, Einstein ou Beethoven aussi clairement que si je les avais produites moi-même, puisqu’il n’y a aucune essence individuelle qui me sépare d’elles.
       Cette position philosophique explique aussi le parcours politique de Sartre : il aurait pu finir à l’Académie, dans les salons mondains ou sur les plateaux de télévision. Au lieu de cela, il a refusé le prix Nobel et le Collège de France, il distribuait La Cause du peuple et haranguait les ouvriers de Billancourt juché sur un tonneau. Nulle pose, nulle posture dans cette conduite, mais l’affirmation entêtée que tout homme en vaut n’importe quel autre, que toute supériorité sociale ou honorifique tient de l’imposture.

       Je suis loin de partager toutes les idées de Sartre, certaines de ses attitudes personnelles me semblent tout sauf exemplaires. Mais quand je vois l’évolution des mentalités dans notre société, le culte de l’apparence, de l’argent et de la réussite qui s’étale sans complexe sur nos écrans et dans nos rues, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’un authentique philosophe tel que lui ne pourrait pas nous faire de mal.



        Citations

       « Ce n'est pas un orgueil qui porte sur ma personne, Jean-Paul Sartre, individu privé, mais plutôt sur les caractéristiques communes à tous les hommes. Je suis orgueilleux de faire des actes qui ont un commencement et une fin, de changer une certaine part du monde dans la mesure où j'agis, d'écrire, de faire des livres - tout le monde n'en fait pas mais tout le monde fait quelque chose - bref, mon activité humaine, c'est de cela que je suis orgueilleux. »

       Jean-Paul Sartre, cité dans Simone de Beauvoir, Entretiens avec Jean-Paul Sartre. Août-septembre 1974.

       « Le prix Nobel, je suis en totale contradiction avec lui parce qu'il consiste à classer les écrivains. (...) C'est une notion absurde ; cette idée de mettre la littérature en hiérarchie, c'est une idée complètement contraire à l'idée littéraire, et au contraire parfaitement convenable pour une société bourgeoise qui veut tout intégrer. Si les écrivains sont intégrés par une société bourgeoise, ils le seront en hiérarchie, parce que c'est comme ça en effet que se présentent toutes les formes sociales. La hiérarchie, c'est ce qui détruit la valeur personnelle des gens. Être au-dessus ou au-dessous, c'est absurde. Et c'est pour ça que j'ai refusé le prix Nobel, parce que je ne voulais en aucun cas être considéré comme l'égal de Hemingway, par exemple. »

       Jean-Paul Sartre, cité dans Simone de Beauvoir, Entretiens avec Jean-Paul Sartre. Août-septembre 1974.

19 février 2016

L'acte et sa représentation

       La portée morale d’un acte ne se situe pas dans sa réalisation, mais dans sa représentation. Lorsque je fais monter une prostituée dans ma voiture dans GTA V, lorsque je vais chasser l’élan ou que je m’enivre dans Red Dead Redemption, y a-t-il une différence intrinsèque entre ces actions virtuelles et leurs équivalents concrets ? Si je me place au point de vue de mon expérience interne, le seul valide en fin de compte, force est de reconnaître que non. Il n’y a pas de différence ontologique entre un acte et sa représentation. Ma conscience adopte un certain rapport envers certains objets, et tant que l’on se maintient sur le plan de la conscience, il est impossible d’établir une distinction entre objet réel, image, imagination, etc. Le contenu de la conscience, dans tous ces cas, reste le même, indépendamment du degré de réalité de l’objet.
        Dès lors, les conséquences morales de l’acte, ses bénéfices ou sa nocivité, seront logiquement les mêmes. C’est d’ailleurs là une vérité admise par toutes les anciennes sagesses, et exprimée dans les célèbres paroles évangéliques : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Mt 5, 28), ou encore : « Quiconque hait son frère est un homicide » (1 Jn 3, 15). En effet, il n’y a pas de différence ontologique entre un acte et sa représentation.
        Quel sera, dans ces conditions, le devoir du sujet pensant ? Son devoir sera de générer des représentations moralement estimables. On voit ici toute l’hypocrisie schizophrène de notre société, ultra répressive sur le plan des mœurs et des lois, complètement désinhibée dans les représentations et les divertissements qu’elle propose. Le temps viendra donc fatalement où il ne s’agira plus seulement de modifier les comportements, mais la conscience même des individus, car c’est là que le salut se joue.

4 février 2016

Arthur Schopenhauer : Le Monde comme volonté et comme représentation


       Relu quelques chapitres du Monde comme volonté et comme représentation, de Schopenhauer. De tous les ouvrages de philosophie que j’ai lus, aucun sans doute n’a exercé une telle emprise sur moi. Le sentiment de fusion entre le lecteur et le livre est total, le charme agit sur tous les plans : élégance de l’expression, rigueur et précision de la pensée, caractère vivant et varié des exemples, diversité des citations qui appuient toujours parfaitement le propos. On a l’impression de voir se déployer la vie elle-même sous nos yeux, avec une netteté et un contraste incomparables. Tant d’intelligence, formulée de manière si claire, ne peut pas manquer d’avoir un effet quelque peu étourdissant sur le lecteur : à chaque fois c’est toute sa personnalité qui chancelle, qui se trouve remise en question. Oui, vraiment, lire Schopenhauer est une expérience à nulle autre pareille, on n’est jamais rebuté, on s’enfonce dans cet univers comme dans un océan tiède et limpide. Ah ! comment pourrai-je oublier les après-midi d’été qui ont pris pour moi la teinte de cet ouvrage unique ?
       Et pourtant, ce confort même participe à la nocivité de Schopenhauer. Lire Platon est une gymnastique : on en ressort plus vif, plus autonome. Lire Schopenhauer, c’est se passer une chaîne autour du cou : on est charmé d’abord par ce guide si sûr de son fait, jusqu’au moment où l’on s’aperçoit que l’on est devenu prisonnier de sa manière de voir le monde. Il est significatif de constater que tous les grands lecteurs de Schopenhauer ont traversé, parfois de manière irréversible, des crises de désespoir terribles : qu’on songe à Maupassant, Nietzsche, Houellebecq. Moi-même, je me souviens de l’époque où j’étais sous l’influence de sa pensée comme de la plus triste période de ma vie, des mois de ténèbres qui ne prirent fin qu’un jour de mai lorsque j’ouvris un livre intitulé : Vies des hommes illustres. C’est que tout le système de Schopenhauer est profondément déprimant : considérer le sens de la vie comme une donnée unidimensionnelle, déterminée une fois pour toutes, c’est à la fois faux et désespérant. La vie ne devient vivable qu’à partir du jour où l’on admet que son sens n’est pas fixé d’avance, que c’est à nous de le créer, de l’imposer à tout ce qui nous entoure. En définitive, seule la liberté existe, et toutes les théories qui prétendent s’opposer à la liberté sont condamnées à déboucher sur le néant.

       Citations

       « Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs, les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé la confiance des âmes, tué l’amour, abattu le culte idéal de la femme, crevé les illusions des cœurs, accompli la plus gigantesque besogne de sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de sa moquerie, et tout vidé. »
       Guy de Maupassant, Auprès d’un mort.

     « …mon premier et seul éducateur, le grand Arthur Schopenhauer… »
       Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain.

       « Je pénétrai dans son Monde comme représentation et comme volonté (sic) avec un ravissement indicible, le lus de part en part, et le relus avec une application de pensée dont, durant de longs mois, aucun appel du dehors ne put me distraire. Je me suis mis plus tard sous la tutelle d’autres maîtres et que, depuis, j’ai de beaucoup préférés : Spinoza, Descartes, Leibniz, Nietzsche enfin ; je crois même m’être assez vite dégagé de cette première influence ; mais mon initiation philosophique, c’est à Schopenhauer, et à lui seul, que je la dois. »
       André Gide, Si le grain ne meurt.

13 janvier 2016

La détermination historique


       Toute la réalité est déterminée par la nature du souverain. Il s’agit là d’une vérité métaphysique fondamentale, parfaitement exprimée par ces versets de la Bhagavad-Gîtâ : « Tout ce que fait le chef, les autres hommes l’imitent ; la règle qu’il observe, le monde la suit » (III, 21). Cet axiome est central dans de nombreuses traditions spirituelles : tout le confucianisme repose sur cette idée, tout l’Ancien Testament également. Il n’y a nul besoin de réfléchir pour s’en convaincre, il suffit de visionner un DVD : un abîme sépare Rocky IV, fruit des héroïques années Reagan, de Taxi Driver, image du désarroi et du nihilisme des années 70, un abîme tel qu’on a peine à croire que moins de dix années séparent ces deux films. Que s’est-il passé entre ces deux dates ? Une seule chose : un changement de dirigeant. Toute la réalité en a été modifiée.
       Cette antique vérité de l’adéquation entre le souverain et la société, je la ressens dans mes fibres les plus profondes. Pendant cinq années, et d’un seul coup, l’escroquerie et l’agressivité ont régné dans les rapports humains. Depuis bientôt quatre ans, toute la réalité m’apparaît à travers un filtre fangeux de mollesse et de médiocrité. Il n’y a rien à faire pour lutter contre cela, la détermination historique de chaque fragment de réalité est une nécessité métaphysique incontournable. La bonne nouvelle malgré tout, c’est que toute déviation par rapport à la Voie est condamnée à être éphémère. « Toutes les fois que l’ordre chancelle, que le désordre se dresse, je me produis moi-même. D’âge en âge, je nais pour la protection des bons et la perte des méchants, pour le triomphe de l’ordre » (Bhagavad-Gîtâ, IV, 7-8). Comme si souvent dans l’histoire, la manifestation de l’ordre approche, l'aube de la justice va poindre à l'horizon, et les temps sacrés vont une nouvelle fois venir apposer leur marque virile dans le grand cycle des âges.