16 novembre 2022

Fragments, novembre 2022

Woody Allen : la grande ironie dans tout cela, c'est qu'on peut précisément attribuer au cinéma ce qu'il dit de la religion. L'illusion n'est pas forcément là où l'on pense. Lorsque l'on prie ou qu'on lit les Écritures, on est en phase avec la réalité ; la vraie foi est une école de lucidité ; le silence, le recueillement nous rapprochent de la véritable nature de l'existence, toutes les traditions spirituelles le professent. Lorsque l'on sort d'un film de Woody Allen au contraire, on est un peu étourdi, comme si on était légèrement ivre. C'est qu'on a été exposé à tous les enchantements du cinéma (musique sirupeuse, actrices, histoire touchante, etc.). Le cinéma de Woody Allen est précisément ce qu'il accuse la religion d'être : une illusion consolante. Les anticléricaux tombent presque toujours dans les excès que la vraie foi a justement pour but d'éviter : l'idolâtrie, l'étourdissement esthétique pour fuir la réalité, les doctrines métaphysiques consolantes, etc. C'est une fatalité. Et cela explique sans doute les attaques répétées de W. Allen à l'égard de la foi : c'est vraiment le domaine qui échappe à son emprise, et qui dévoile la nature profonde de son art : une illusion consolante. Il faut renverser l'accusation pour être dans le vrai.

Magic in the Moonlight illustre bien ceci : le film se propose de dénoncer la crédulité, la foi, l'espérance, etc., mais il s'achève, comme toujours, par une soumission à la grande idole et à la grande croyance de notre époque : l'amour romantique. Voilà la croyance qu'il aurait fallu attaquer pour faire vraiment acte de libre-pensée et d'iconoclasme, voilà le sacré et l'intouchable de notre époque !

Erreur fondamentale de d'Ormesson : « Il y a un univers visible, donc il y a un Dieu, donc je serai sauvé. » C'est précisément le contraire qui est vrai. L'univers visible est appelé à passer, et à passer seulement, c'est maintes fois répété dans les Écritures. La foi dans le salut repose sur le Christ, sur la Parole de Dieu, et non sur la Nature. D'Ormesson avait une formation philosophique, et sa vision des choses était typiquement philosophique.

Luc Ferry : sa vulgarité, sa bêtise crasse, sa soumission aux puissants, aux muscles (Poutine, Xi Jiping), en un mot son immoralité foncière peuvent être directement attribuées à l'influence de Kant (dont il a été le traducteur). La philosophie détruit tout sens du sacré, ramène tout à l'effectivité, à l'observable, à la pure force mécanique et matérielle. Toujours cette réduction au mécanisme opérée par la philosophie, cet arasement de toutes les autres dimensions de la vie, cette cécité à l'égard de tout ce qui est fin, esthétique. Alors, quand on fréquente les philosophes, puis qu'on les abandonne, une fois que leur influence immédiate s'estompe, il reste leur influence de fond, c'est-à-dire la régression à la brute, la destruction de tout ce qui fait l'homme un peu évolué. Le résultat, c'est Luc Ferry, un philosophe qui passe son temps à éructer contre tout et qui ne respecte que la force brutale (Poutine).

La philosophie repose toujours sur la négation de la culture humaniste, dès l'origine (Platon contre Homère). Il s'agit toujours d'interpréter le réel en dehors de toute grille préconçue, de toute référence à une culture partagée et héritée. Ainsi, il y a au fond de toute entreprise philosophique une part de nihilisme, d'inculture, revendiquée et prônée.

Mythologies de Roland Barthes : c'est l'expression de la prétention de la littérature à rester le discours explicatif suprême, apte à couvrir tout le champ de la réalité. En cela c'est un livre émouvant, mais aussi profondément ambigu, presque gênant : car enfin soit on veut expliquer les phénomènes de la culture de masse, dans leur réalité sociologique (et alors on fait de la sociologie, on explique la société), soit on se focalise sur le langage, sa transparence, son aptitude à saisir l'insaisissable, ses jeux diaprés, et on fait de la littérature (à la Proust). C'est le fait de vouloir jouer sur les deux tableaux qui rend toute l'entreprise de Barthes suspecte, comme impure, et qui donne à ses textes une certaine préciosité assez malvenue. Au fond, il veut toujours « faire des phrases », à propos de tout, c'est l'impression que cela donne (et les véritables enjeux sociologiques ne sont presque jamais saisis, le comble pour un penseur postmarxiste).

Chez Dostoïevski, l'homme est presque toujours possédé par une idée fixe (Raskolnikov, Ivan Karamazov, Kirilov) qui le sépare des autres et de la charité évangélique, jusqu'à la folie. Appréhension très juste de la nature masculine. La femme, elle, est davantage en prise avec la réalité et avec les autres, mais elle est aliénée elle aussi : presque toujours elle cède à un penchant autodestructeur pour le mauvais garçon, l'intriguant machiavélique, le bad boy : Nastasia dans L'Idiot, Lisa et Dacha dans Les Possédés, Lise et Katerina Ivanovna dans Les Frères Karamazov, etc. Il est frappant de voir à quel point, chez Dostoïevski, sont déjà présents les traits les plus caractéristiques (et souvent encore tabous) de la nature à la fois masculine et féminine. (Il y a des exceptions toutefois : Aliocha, Sonia, etc.)