15 juin 2023

Jean Borella : Ésotérisme guénonien et mystère chrétien



Il y a quelques semaines, Colimasson m’a suggéré de m’intéresser à l’ouvrage de Jean Borella, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien. Ce n’était pas la première fois que cet ouvrage était mentionné dans nos échanges, aussi je me le suis finalement procuré et je suis à présent à même d’en fournir un compte rendu succinct.
Ésotérisme guénonien et mystère chrétien a pour objet une controverse doctrinale avec le célèbre penseur « pérennialiste » René Guénon quant à la nature du christianisme. Je connais mal la pensée de René Guénon, n’ayant lu que deux de ses ouvrages, la fameuse Crise du monde moderne et, plus récemment, Le Roi du monde. C’est une pensée qui m’est étrangère, puisque je ne partage pas la condamnation que formule Guénon à l'encontre de la philosophie, et que le commerce de Platon, Épictète, Descartes, Kant et Nietzsche, entamé dès ma vingtième année, ne s’est jamais interrompu et constitue l’essentiel de ma formation intellectuelle. Je ne suis pas attiré par l’ésotérisme, je me situe résolument du côté de la clarté de la pensée méditerranéenne, qu’elle soit philosophique ou biblique. Aussi, je dois confesser qu’une très grande partie du contenu de l’ouvrage de J. Borella, dont je reconnais l’érudition, l’extrême finesse du propos et l’extrême sûreté d’expression, est demeurée hors de ma portée. Les quelques lignes qui suivent ne peuvent donc constituer guère plus qu’un aperçu succinct des divergences qui nous séparent quant à l’appréhension de la révélation chrétienne, et en aucun cas une réfutation approfondie et argumentée de thèses qui me dépassent largement et qui se situent sur un terrain théorique qui n’est pas du tout le mien.
L’essentiel de la polémique entre J. Borella et R. Guénon tourne autour des notions d’« ésotérisme » et d’« initiation ». Il semblerait que René Guénon considère le christianisme institutionnel comme une « descente exotérique du christianisme ». Pour Guénon, « les rites institués par le Christ étaient purement initiatiques et formaient ce qu’on peut appeler l’initiation christique ». Puis, en raison de la décadence spirituelle du monde gréco-romain, « une descente générale de tous les rites, du niveau ésotérique au niveau exotérique », a dû être opérée, « afin que l’humanité occidentale ne fût pas privée de toute influence spirituelle ». C’est cette thèse d’une « descente exotérique du christianisme » que Jean Borella s’attache principalement à réfuter : pour lui, l’enseignement et les dons spirituels du Christ ont été intégralement préservés dans le dogme et dans les rites catholiques, et en particulier dans les sacrements. J. Borella examine longuement la question de l’institution des sacrements, de leur validité et de leur mode opératoire, et il conclut que « la nature des sacrements est immuable » et que « l’ordre sacramentel est incorruptible ».
Un autre point débattu dans l’ouvrage est celui de l’existence d’une « gnose chrétienne ». Pour J. Borella, « le Christ a donné à quelques Apôtres un enseignement réservé que Clément [d’Alexandrie] désigne du nom de gnose. Ces Apôtres, ce sont Pierre, Jacques et Jean, auquel (sic) s’adjoint Paul ». Il y a donc dans l’Église, à côté du Magistère officiel et de la hiérarchie ecclésiastique, « un Magistère doctrinal » qui, d’après Origène, sert au premier de modèle et d’autorité en matière de « science de la foi ».
J. Borella examine également les notions de « mystère » chrétien et de « discipline de l’arcane », sur lesquelles je ne suis guère en mesure d’apporter quelque éclaircissement que ce soit.
L’ouvrage de J. Borella est sans nul doute admirable, en ce qu’il constitue une réponse à peu près irréfutable aux allégations de René Guénon concernant le christianisme et son prétendu caractère « exotérique ». En se plaçant sur le terrain de Guénon, celui de l’ésotérisme, de la gnose et de l’initiation, J. Borella démontre de façon tout à fait convaincante que tous ces éléments ont été intégralement préservés, pour celui qui sait les chercher, dans le dépôt de la foi catholique. À cet égard, c’est sans nul doute un grand livre ; un livre et une pensée qui me sont néanmoins, je l’ai dit, à peu près totalement étrangers, en ce qu’ils s’appuient sur des structures et des dogmes dont je ne trouve nulle trace dans les Écritures, et qui vont même, à mon avis, contre le sens de la révélation biblique (le cas des sacrements étant le plus caractéristique, qui réintroduit un élément magique et mécanique là où dans la Bible il n’est question que de foi). C’est toujours le grand écueil auquel la pensée catholique ne manque presque jamais de se heurter : l’instauration d’instances spirituelles nouvelles, à peu près autonomes par rapport à l’Écriture et au message du Christ, instances grandioses et marmoréennes auxquelles on prête toute l’autorité et que l’on adore de fait (le Magistère de l’Église, la hiérarchie ecclésiastique, etc.). On retombe ainsi très vite sur des rites, du sacré, de la « spiritualité », toutes choses absentes des textes et même en contradiction avec le corpus biblique (rappelons que dans la Nouvelle Alliance il n’y a qu’un seul prêtre, le Christ, cf. He 7). Et c’est pour cette raison que la discussion peut être aussi riche, aussi fournie, entre R. Guénon et J. Borella : ils partagent au fond la même vision des choses, du mystère et du sacré, ils sont dans une quête spirituelle, quand la Bible traite de la vie et supprime tous les intermédiaires entre Dieu et l’homme.
Il y a un élément bien caractéristique de ce positionnement de J. Borella : il cite abondamment les Pères de l’Église (en particulier Denys l’Aréopagite, Clément d’Alexandrie et Origène), peu le Nouveau Testament, et à peu près jamais l’Ancien. Comme tant d’autres avant lui, il ne fait à peu près aucun cas du fondement juif de la Révélation. C’est bien la Tradition qui constitue pour lui l’autorité suprême, plus que la méditation de l’Écriture elle-même. En quoi il se sépare radicalement du penseur en qui je me reconnais le plus en ces matières, à savoir Jacques Ellul. Pour moi, comme pour Jacques Ellul, le Dieu de qui dépend en définitive notre salut n’est pas le Dieu d’Origène ou celui de Denys l’aréopagite, mais c’est le Dieu du Sinaï, le Dieu des Juifs, le Père de Jésus, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob.