22 décembre 2021

Philosophie et vie active

Dans sa dernière lettre connue, écrite quelques semaines avant sa mort, en janvier 1650, alors qu'il se trouve à la cour de la reine Christine de Suède, René Descartes écrit ceci : « Je vous jure que le désir que j'ai de retourner en mon désert s'augmente tous les jours de plus en plus (...). Je ne suis pas ici en mon élément, et je ne désire que la tranquillité et le repos, qui sont des biens que les plus puissants rois de la terre ne peuvent donner à ceux qui ne les savent pas prendre d'eux-mêmes. »
Dans son Traité de la réforme de l'entendement, Spinoza se propose de suivre les maximes suivantes : « Ne prendre d'autres plaisirs que ceux qu'il en faut pour conserver la santé. Ne rechercher l'argent et toute autre chose qu'autant qu'il est nécessaire pour entretenir la vie et la santé, et pour nous conformer aux mœurs de nos concitoyens en tout ce qui ne répugne pas à notre objet. »
Il est très significatif de remarquer que les philosophes que l'on présente habituellement comme emblématiques de la pensée occidentale, s'ils étaient placés dans notre monde moderne, le rejetteraient dans toutes ses composantes (activisme, matérialisme, hyperconnectivité, primat des relations interpersonnelles et des émotions, haine de la solitude et de l'isolement, etc.), ils le rejetteraient, dis-je, avec autant radicalité sans doute que les fondamentalistes islamiques. Cela illustre la schizophrénie de notre civilisation, qui élève des statues à des penseurs qui seraient littéralement incapables d'évoluer en son sein, et que l'on qualifierait de nos jours d'« inadaptés » ou de « no lifes ». Une grande partie du malaise de l'homme blanc occidental vient de là, de la contradiction patente entre le modèle humaniste traditionnel, qui place la liberté individuelle avant tout (ce qui implique calme et solitude), et une société technicienne dont les injonctions aliènent l'individu de toutes parts.
Celles qui ne s'y sont pas trompées, ce sont les femmes. Les terroristes islamiques ont parfois une femme et des enfants en Syrie ou ailleurs, mais les philosophes, eux, n'en ont jamais. Descartes, Spinoza, Voltaire, Kant, Schopenhauer, Nietzsche : pas de femme, pas d'enfants. Les femmes ont instinctivement compris que l'attaque des philosophes à l'encontre de tout ce que la société valorise (argent, situation, popularité) est frontale, radicale, plus encore que celle des intégristes religieux, lesquels s'intègrent quand même à leur façon. La vérité, c'est que le mode de vie actuel est injustifiable intellectuellement. Nous sommes sortis d'une appréhension rationnelle de l'existence. Il n'y a plus aucune commune mesure entre les souhaits naturels de l'homme de toujours et ce que le fait d'avoir une vie sociale implique concrètement.

2 décembre 2021

Flaubert : L'Éducation sentimentale



Fini L'Éducation sentimentale de Flaubert, que je lis depuis de longs mois. Sans doute le roman le plus imposant écrit en langue française, je n'en vois pas d'autre qui puisse rivaliser en ampleur, en richesse thématique, en densité, en soin apporté au style. Il y aurait beaucoup de choses à en dire, je vais me contenter de quelques remarques.
Le style tout d'abord. C'est un style elliptique, avec des blancs partout, ce qui rend certains passages à peu près inintelligibles. Par haine du lieu commun et de la complaisance romantique, Flaubert ne s'attarde jamais, il ne relève que les détails significatifs, et c'est au lecteur de boucher les trous, ce qui, dans un ouvrage de cette ampleur, est quasiment impossible. On perd complètement de vue les trois quarts des personnages, évoqués par allusions ici et là. Chaque phrase en acquiert un intérêt prodigieux, puisque Flaubert ne l'aurait pas écrite si cela n'avait pas été absolument indispensable. Densité folle, du reste proverbiale lorsque l'on évoque Flaubert. Il se refuse absolument à toute convention de langage, il ne repasse par aucun chemin frayé par d'autres avant lui, il faut qu'il invente tout, qu'il innove à chaque phrase. C'est vraiment le créateur littéraire à l'état pur. On connaît son insatisfaction pathologique, ses crises de désespoir en relisant les cinq ou six lignes qu'il avait péniblement accouchées au bout d'une nuit de travail acharné. Cela se sent et rend la lecture fascinante, jamais ennuyeuse. D'où le manque de fluidité du récit, il n'a absolument pas l'aisance d'un Rousseau ou d'un Chateaubriand, c'est un style antinaturel au possible, haché, « un style de télégraphiste » d'après Sartre (Carnets de la drôle de guerre). Il est à peu près impossible de suivre et d'être vraiment ému par l'histoire, la spontanéité manque, c'est de la littérature pure, de la littérature pour écrivains, le début de la conception moderne de l'écriture.
Vision désabusée de la vie, et le mot est faible. C'est le réalisme dans toute sa grandeur. Toute l'exaltation romantique est retombée, et le regard de Flaubert détruit tout ce qu'il rencontre, l'amour, la politique, l'art, il ne reste rien. « Épopée du dégoût » d'après Gide (Journal). On désigne à Frédéric le bébé qu'il vient d'avoir avec Rosanette : « Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d'un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait. - Embrasse-le ! Il répondit, pour cacher sa répugnance : - Mais j'ai peur de lui faire mal ? » On voit poindre Zola. C'est la vie telle que nous la vivons, à la fois bête, et vide, et cruelle. Mais aucune complaisance macabre chez Flaubert, le lecteur ressent au contraire une certaine allégresse à voir tant de choses brassées avec tant d'intelligence et de célérité.
L’Éducation sentimentale est aussi un grand roman historique, tout le contexte de la Révolution de 1848 est restitué, les clubs politiques, l'effervescence de la plèbe parisienne, l'égoïsme insensé de la bourgeoisie qui assiste aux boucheries punitives sans le moindre émoi, en s'agrippant à ses petits intérêts. Et tout ça pour aboutir à Napoléon III, ce qui montre bien l'absurdité des luttes partisanes.
Ce qui est triste, évidemment, c'est qu'on se dit que toute vie pourrait être racontée comme celle de Frédéric Moreau. Avec cruauté, Flaubert gonfle les aspirations de jeunesse de ses personnages, pour mieux souligner à quel point tout s'est effondré au bout du compte. C'est facile bien sûr, et un peu réducteur, mais sur un roman de cette ampleur c'est efficace.
Il n'y a rien de nouveau dans tout ce que je dis ici. Mais peut-on dire quelque chose de neuf à propos d'un tel ouvrage ?
On ne peut pas avoir pour Flaubert l'admiration qu'on aurait pour un génie natif, pour un Voltaire, chez qui tout s'écoule sans le moindre accroc. Mais on admire autre chose, cette grande personnalité de l'auteur, cette sensibilité frémissante détruite par la vie et héroïquement transmuée en art, à force de lucidité et de labeur, ce regard et cette volonté qui ont su rester purs, tendus vers leur but, quoi qu'il en coûte, au sein d'une époque abjecte.

18 novembre 2021

Carnet de lecture : novembre 2021



Lu L'Invasion divine de Philip K. Dick, avec plaisir et intérêt. Il s'agit de l'avant-dernier roman de Dick, publié un an avant sa mort. Impressionné par l'austérité et la persévérance de Dick, qui livre un roman presque abstrait, constitué en grande partie de réflexions érudites et personnelles sur la Torah. On ne sent chez lui aucun désir de séduire ou de manipuler le lecteur, il suit son obsession de façon rectiligne, complètement imperméable à tout ce qui pourrait l'en détourner. Il y a chez Dick une vraie compréhension de l'essence du message biblique, ce qui est rare. Il a parfaitement compris que, contrairement à ce que tout le monde dit dans notre société subjectiviste, la foi n'est pas une affaire intérieure, personnelle, privée, mais que le Dieu biblique, tout au contraire, s'inscrit de façon décisive et objective dans l'histoire, dans l'histoire de tous les hommes, que c'est un élément extérieur à l'homme qui vient bouleverser sa vie de façon concrète. Très profondes réflexions sur l'origine du mal et sur le combat eschatologique entre Yahvé et Bélial au sein de la Création. Dick ignore à peu près complètement le rôle du Christ, il affirme explicitement que sa mission a échoué, et s'en tient pour la majeure partie à l'Ancien Testament – ce qui est un courant assez répandu chez ceux qui s'intéressent à ces questions (tout le courant kabbalistique). Grande admiration pour l’œuvre de Dick malgré ses limites (absence quasi complète de psychologie). C'est sans doute un de mes romanciers préférés.
Lu L'Affaire Jésus d'Henri Guillemin, historien bien connu pour ses ouvrages sur le dix-neuvième siècle et la Révolution, et surtout pour les enregistrements de ses conférences, qui font un tabac sur Youtube. Désaccord global avec l'ouvrage, plaisant au demeurant. Guillemin, qui se dit chrétien, a un point de vue qui me semble naïf, un pur point de vue d'historien, très répandu à notre époque : ce qui l'intéresse, c'est le Christ historique, le vrai Jésus de l'histoire, dont les évangiles seraient une sorte de recension documentaire. Il s'appuie peu sur les épîtres de Paul, presque pas sur l'Ancien Testament. Nous avons donc ici le cas inverse de Dick, pour qui seul l'Ancien Testament comptait. Le problème, c'est que ce postulat (Jésus photographié par les évangélistes) aboutit à un pur contresens quant à l'appréhension de la figure et du rôle du Christ. Le Christ est avant tout un événement scripturaire, explicité en premier lieu par les épîtres, – et les évangiles sont une sorte de développement théologique postérieur, de grand prix assurément, mais sans grande visée documentaire au sens où nous entendons ce mot. Ce n'était tout simplement pas la façon dont les « auteurs » bibliques concevaient leur tâche. Il faut appréhender la totalité de l'Écriture – Ancien Testament inclus – pour comprendre le Christ, et le fait d'opérer des sélections dans le texte sacré porte un nom très précis, cela s'appelle une hérésie. La conséquence de cela dans le cas de Guillemin, de la minceur théologique de son approche, c'est qu'il aboutit, comme Hugo, comme tant d'autres, à une vision avant tout morale de Jésus. On en revient, comme toujours, à la morale, non pas la morale étriquée du catholicisme bourgeois, mais la morale généreuse et altruiste de la gauche humaniste – laquelle n'en reste pas moins une morale, c'est-à-dire un singulier rétrécissement par rapport à la perspective biblique. J'éprouve donc de la sympathie pour Guillemin, pour son enthousiasme lyrique si communicatif, mais dans ces matières je préfère Ellul, qui me semble bien plus informé quant aux modalités fondamentales de l’exégèse biblique.

28 octobre 2021

Considérations sur la conception chrétienne de la mort



Rien n'est plus faux que l'idée que l'on se fait ordinairement de la mort selon le christianisme. On s'imagine que pour le christianisme il s'agit de mener une vie « bonne », puis, après la mort, d'en recueillir les fruits au Paradis. On se représente le modèle de la « bonne mort » selon le christianisme, une mort apaisée, au terme de laquelle on accède à un état supérieur. Le christianisme est donc une religion de la mort, une projection dans un au-delà fantasmé. Face à cela, les esprits forts ont beau jeu de dénoncer ces pieux mensonges, et de louer la lucidité, le réalisme, la résignation des philosophes, qui restent debout jusqu'à la fin et n'attendent rien après cette vie. Le problème, c'est que tout ceci est rigoureusement faux, c'est rigoureusement l'inverse ! Il est très peu question de la mort dans la Bible, il n'y a aucune description de l'enfer ou du paradis (termes quasiment absents du corpus biblique), la position chrétienne n'est pas une préparation à la mort (expression employée par Platon dans le Phédon), mais une attente du Jour du Seigneur, du Jour de Yahvé, jour de colère et de jugement. Ce qui est annoncé, ce n'est pas la mort, c'est le retour du Maître, qui arrivera « comme un voleur, à l'heure où l'on ne s'y attendra pas », et en vue duquel il faut se préparer sans relâche (« Veillez sans cesse pour ne pas être surpris »). Même sur son lit de mort, le chrétien ne doit pas se préparer à la mort, mais bien au retour de son Seigneur1. Le chrétien est déjà mort, mort au monde, mort au péché, mort avec le Christ (Rm 6). Par rapport à cette mort-là une éventuelle mort naturelle ne compte pas vraiment, elle est à peine évoquée dans l'Évangile. La position juive était exactement la même : dans les psaumes, le vieillard ne se prépare pas à la mort, mais demande à Dieu de lui rendre ses forces, et le remercie de l'avoir « tiré de la fosse » (Ps 30). Les prophètes ne disent rien sur la mort, ils annoncent des événements bien concrets : l'invasion assyrienne, la déportation à Babylone, les châtiments de Yahvé envers son peuple infidèle. Le Dieu biblique est le Vivant, le Dieu des vivants, la Source de vie, qui donne la vie, et qui n'a rien à faire avec la mort. La critique nietzschéenne qui voit dans le christianisme une religion des « arrière-mondes » se justifie si l'on considère ce qu'est devenu le christianisme historique, mais elle n'est absolument pas fondée bibliquement. L'ironie de la chose, c'est que ce sont précisément les philosophes grecs qui étaient obsédés par les « arrière-mondes », il n'y a dans la Bible aucun équivalent de la description des Enfers qu'on trouve dans L'Odyssée d'Homère, ou dans le Gorgias, ou le Phédon, ou La République de Platon. Le réalisme est bien du côté de la Bible, qui s'en tient strictement au visible, et ne va jamais au-delà. Dès lors, toute conception dite « chrétienne » de la mort et de l'au-delà retombe fatalement dans un paganisme, dans une conception cyclique de l'existence, tandis que pour le christianisme authentique il n'y a rien de tel, nous vivons « les derniers temps ». La position chrétienne est intégralement incluse dans la vie, c'est une position d'attente eschatologique, et en aucun cas une conception métaphysique de la mort.    
 
1. « Ainsi donc, demeurez en lui, afin que, lorsqu'il paraîtra, nous ayons pleine assurance et ne soyons pas remplis de honte, loin de lui, à son Avènement  » (1 Jn 2, 28).

7 octobre 2021

Pourquoi la France est-elle devenue un petit pays ?



Cet article se propose de passer en revue un certain nombre de facteurs qui ont conduit à la perte d’influence et de prestige de la France depuis des décennies – et même à vrai dire depuis deux siècles. Ce sont des facteurs inconscients chez la plupart des acteurs de la scène intellectuelle et politique, et à vrai dire chez la plupart des Français, car ce sont les facteurs qui contribuent précisément souvent à la bonne opinion que les Français se font d’eux-mêmes. Le point commun de tous ces éléments est qu’ils entraînent un rapport biaisé à la réalité et donc une limitation de la capacité à changer cette réalité dans un sens souhaitable.
 
L’anticléricalisme militant
La France entretient un rapport non-apaisé, et disons-le toxique, avec l’Église. Fille aînée de l’Église, pays de la scolastique et de saint Louis, la nation française s’est engagée comme nulle autre dans l’aventure chrétienne, et elle a rompu avec son héritage avec une violence et une radicalité que l’on n’a pu observer nulle part ailleurs. Dès lors, une énorme partie du champ intellectuel français a basculé dans un anticléricalisme viscéral (issu presque toujours des couches sociologiques originellement catholiques) et c’est tout le rapport au réel de la France qui en a été affecté, par la focalisation sur des combats idéologiques dépassés. Tandis que d’autres grandes nations, comme les États-Unis pour le protestantisme, la Pologne pour le catholicisme, ont su maintenir un rapport vivant et éclairé avec les sources bibliques qui ont contribué à les forger (deux nations sans névrose vis-à-vis de Dieu et dont l’économie florissante depuis des années contraste avec le marasme français), la France, elle, s’est coupée sans retour de ce pan spirituel, mais également intellectuel, moral et civilisationnel de son identité et de son destin. Cela induit toute une série d’incompréhensions, d’excès, de violences, de puérilités aussi, d’idolâtries adolescentes (Johnny Hallyday), directement imputables au fait que les élites ne peuvent pas s’appuyer comme partout ailleurs sur la sagesse, l’expérience et la modération trois fois millénaires de la Bible. Dès que le mot « Dieu » est lâché, les passions s’enflamment, la recherche du bien commun s’arrête et tout se perd dans d’interminables querelles d’ego (car les anticléricaux, n’ayant pas reçu les leçons d’humilité de Jésus, de Salomon et des sages d’Israël, ont souvent un ego fort développé). Cet anticléricalisme, en rétrécissant le champ intellectuel et surtout moral de la France, a sans nul doute contribué à faire de celle-ci un petit pays.
 
La bonne conscience de la gauche française
 
Tout biais idéologique par rapport au réel entraîne un rétrécissement du champ d’action et une diminution de l’influence vis-à-vis de l’extérieur. En France, le poids démesuré de l’extrême gauche (idéologiquement, pas dans les urnes) et des syndicats n’est pas tant dommageable sur le plan du frein aux réformes qu’il représente (car les réformes finissent toujours par se faire) que par la bonne conscience patente de ses représentants. Le Français de gauche a toujours raison, le peuple a tous les droits, le pouvoir est toujours corrompu. Cela aboutit en fin de compte à une vision du monde auto-référentielle, auto-centrée, prétentieuse et dépourvue de toute capacité de remise en cause, dans laquelle le « capitalisme » a tous les torts – ce qui est bien pratique puisque cela dispense de voir les vrais problèmes en face (cf. les sorties récentes de Frédéric Lordon. Ce gauchisme pur, qui ne se salit jamais les mains dans le réel ou l’exercice du pouvoir, jouit d’un indéniable prestige intellectuel, s’auto-alimente depuis des décennies, monopolise les champs universitaire et médiatique, justifie toutes les violences et tous les débordements (inutile de rappeler les événements récents), n’apporte rien de concret à la nation, et engendre par réaction une autre plaie du débat politique français : le conservatisme rance et stérile.
 
Le conservatisme rance et stérile
 
Il semble que chaque automne la France se livre à des séances d’incantations mémorielles lugubres, dont Éric Zemmour représente le dernier avatar, mais qui a eu de nombreux précédents (François Fillon et la primaire des Républicains en 2016, le débat sur l’identité nationale en 2009, etc.). Il faut voir le public des conférences de Zemmour, Onfray, Finkielkraut, etc. : des cohortes innombrables de vieillards, qui donnent un aperçu sur la démographie réelle du pays, hors des centres-villes branchés. Ce qui caractérise ainsi la France du vingt-et-unième siècle, c’est qu’une portion considérable et inactive de sa population confisque le débat public à son profit, vote et élit des dirigeants appelés à construire un pays qu’ils ne pourront plus voir de toute façon. Ces débats rances sur la « France éternelle » réchauffent sans doute le cœur de beaucoup de gens, mais, une fois de plus, ils maintiennent le pays dans des débats idéologiques purement artificiels, sans contact avec la réalité, laquelle obéit à des déterminations bien plus violentes mais qui précisément n’affectent pas cette tranche de la population (l’hégémonie technicienne, le primat de l’affectivité par rapport à tous les autres motifs de détermination rationnels, etc.).
 
La dérision universelle
 
Le complexe de supériorité français se traduit par une attitude de dérision à l’égard de toutes les manifestations de grandeur et de noblesse qui ne sont pas de nature politique (domination politique devant laquelle les Français en revanche tendent toujours à s’incliner). Je prendrais deux exemples. Rambo II, plus gros succès de Sylvester Stallone en France, film sérieux, sans humour, paradigme indépassable du film d’action mais aussi film grave sur les cicatrices de la guerre, ode superbe et empreinte de noblesse au héros solitaire et taciturne, Rambo II a définitivement scellé l’image de Stallone en France. C’était trop noble, trop violent, « trop » tout court. Depuis, Sylvester Stallone est représenté dans notre pays comme un bourrin écervelé. Le sketch des Inconnus, « Jésus II, le retour », fait d’une pierre deux coups, puisqu’il atteint à la fois Jésus-Christ et Rambo, et les Inconnus peuvent véritablement être considérés comme le modèle de l’esprit français de dérision et de dénigrement universel. Second exemple : là encore il s’agit de dérision à l’égard d’un pouvoir non politique, le pape Jean-Paul II. Nous nous souvenons tous de la marionnette des Guignols représentant un pape avachi sur sa crosse, marmonnant une logorrhée incompréhensible. Le mécanisme est le même : le sérieux de la vie, surtout s’il est de nature religieuse, ne saurait être toléré, et il doit être moqué, même s’il faut rire en même temps de la maladie, de la vieillesse (et au prix d’une ignorance totale des réalités non visibles et non médiatiques, comme les textes par exemple : il suffit de lire les derniers écrits de Jean-Paul II comme Ecclesia de Eucharistia, Rosarium Virginis Mariae ou Mane nobiscum Domine pour constater la densité intellectuelle et spirituelle du Jean-Paul II des dernières années).
 
Le conformisme
La France est un petit pays car c’est un pays foncièrement conformiste. Le conformisme vestimentaire en est une illustration. J’entendais l’autre jour un youtubeur comparer les pays anglo-saxons, dans lesquels la fantaisie vestimentaire n’est nullement raillée, et la France, pays triste, où tout le monde porte les mêmes écharpes, les mêmes manteaux sombres, les mêmes jeans slim, etc. Tout en prônant la différence, les Français sont en réalité très normatifs, au point que les comportements, manières de s’exprimer, etc., sont très rigoureusement codifiés. Ce conformisme extrême nourrit la dérision évoquée plus haut, puisque tout écart devient une cible facile à la moquerie. On peut trouver là une des origines du harcèlement scolaire, véritable phénomène de société en France. Plus généralement, le conformisme français est un obstacle à toute solution réellement innovante, à toute parole différente, originale et libre. Concrètement, c’est toujours la solution politique et verticale qui est privilégiée, par incapacité à considérer les choses d’une autre façon (cf. Jacques Ellul, L'Illusion politique).
 
La gaudriole
 
En France, tout aboutit inévitablement à des histoires d’alcôve. Les Français sont fiers de leur réputation en la matière, et au fond c’est la seule chose qui compte pour eux. Cela a plusieurs conséquences. Tout d’abord une relativisation des problèmes sérieux, graves, austères, réels, au profit des « histoires de couple » comme on dit de nos jours. Les innombrables maîtresses de Louis XIV et de Louis XV ont complètement focalisé l’attention de leurs contemporains et ont créé un climat général de frivolité et d’irréalité, avec les conséquences que l’on sait sur le long terme. La République n’a guère changé les choses, et si les Français sont prompts à railler la pruderie anglo-saxonne, ils consacrent de nos jours encore un temps considérable et d’innombrables unes de magazines à scruter la sexualité de leurs dirigeants, au lieu de s’occuper des choses sérieuses (car pour eux, c’est cela le sérieux). Il s’ensuit que les Français sont toujours enclins à accorder leurs suffrages aux « hommes à bonnes fortunes ». Un bon dirigeant doit être un homme à femmes, cela va ensemble, et peu importe les distorsions auxquelles cela conduit quant à l'appréciation objective des vertus et des capacités. C’est une vieille histoire, mieux vaut rigoler avec Chirac que s’ennuyer avec Jospin, mieux vaut Sarkozy le sentimental que Bayrou l’enfant de chœur, etc. Et la politique suivra.
 
La malédiction bonapartiste
 
 
Quelle est la conséquence de tout cela ? Ce sentiment de supériorité associé à une absence de capacité à affronter le sérieux de la vie, à adopter une position austère face à l’existence – qui était celle de tous les empires qui ont duré (Égypte antique, Rome, puritanisme protestant) – font que la France post-révolutionnaire a toujours été incapable de vivre et d’assumer la liberté. Dès que la France a été libre, elle s’est toujours donnée à un maître. Malgré sa devise, c’est un pays impropre à la liberté, liberté responsable qui ne va pas sans une certaine tristesse, une certaine austérité, et disons-le un certain sens du religieux. Le bouillonnement philosophique de la France athée, fait d’intelligence, d’ironie, de galanterie, de poésie et de culte du beau, n’est pas tenable sur la durée, il aboutit toujours à sa némésis : le bonapartisme, qui est la véritable identité politique de la France depuis deux cents ans.
Retraçons brièvement tout cela. La véritable France libre et révolutionnaire a duré sept ans, de 1792 au coup d’État du 18 Brumaire, en 1799. La France s’est alors jetée dans les bras de Napoléon, et elle a perdu dès ce moment et irrémédiablement la suprématie qui était la sienne sur les plans culturel, intellectuel, économique et démographique. La Seconde République sera encore plus brève (1848-1852) et aboutira au même résultat : bonapartisme et défaite militaire de 1870. La Troisième République est une longue parenthèse, au cours de laquelle la France, lassée des fastes napoléoniens, a mis en place un régime politique vraiment parlementaire, sans culte de la personnalité, austère et digne, et a retrouvé dans une certaine mesure le rayonnement international qui répondait à sa vocation. Le Conseil national de la Résistance et la Quatrième République n’étaient pas faits pour durer : trop de liberté, trop de foisonnement démocratique et intellectuel, et ce qui devait arriver arriva : nouvelle plongée bonapartiste en 1958 avec la Cinquième République dans laquelle nous vivons encore de nos jours. À l’intérieur de cette Cinquième République, nouvelles oscillations : la présidence de François Mitterrand incarnait une réaction anti-gaullienne, un retour subtil vers la royauté et l’Ancien Régime : décentralisation politique, distance et sacralisation du souverain, dignité du pouvoir, rayonnement politique international, etc. Après cette longue respiration prolongée encore par les deux mandats de Jacques Chirac, la France s’est une nouvelle fois jetée avec passion dans l’aventure bonapartiste en 2007 avec l’élection triomphale de Nicolas Sarkozy (31 % des suffrages au premier tour, 53 % au second). Après l’inévitable défaite électorale subséquente, ses successeurs, incapables de trouver une autre formule pour gouverner, se sont pleinement inscrits dans la même démarche : concentration administrative (« grandes régions »), rapport direct avec le peuple, parole volontariste aux dépens du lent travail parlementaire, proximité physique avec les foules sans craindre contacts hostiles ou jets d’œufs, etc.
Ce qu’il faut retenir de tout ceci, c’est que le bonapartisme n’est pas un accident historique, c’est une fatalité française. Le visiteur provincial ou étranger qui découvre Paris est vite renseigné sur l’idéologie politique du pays : l'Arc de Triomphe, la Colonne Vendôme (détruite par la Commune mais aussitôt rebâtie, cela va sans dire), le tombeau monumental de Napoléon (y a-t-il un tombeau aussi monumental ailleurs en France ou même dans le monde ?), le dôme scintillant des Invalides qui domine toute la capitale et a été pleinement récupéré par l’imagerie napoléonienne, etc. La geste architecturale française des deux derniers siècles ne laisse guère de place à l’ambiguïté.
Il s’agit donc ici du résultat d’un processus historique très intelligible, très clair, parfaitement exprimable, car la France est un pays cartésien dans lequel les grandes lignes de force idéologiques sont toujours très nettes. N’étant plus reliée à rien de grand ni de réel du fait de son rejet radical du ferment biblique et chrétien sur lequel elle s’est bâtie, mais hantée néanmoins par une attente instinctive de l’Homme Providentiel, la France a trouvé une solution et une identité de substitution en amalgamant l’autorité militaire du césarisme, le prestige des rois de France et le populisme démocratique de la Révolution française. Le fruit naturel de cette synthèse désespérée pour trouver un substitut temporel au Christ est le bonapartisme. Celui-ci se conjugue parfaitement avec le refus de l’austérité et la dérision chers à l’anticléricalisme français : on veut bien plier sous l’autorité d’un despote, à partir du moment où l'on a le droit de le dénigrer en société pour se sentir rebelle, et à condition qu’on n’ait pas à se mettre à genoux à l’église. L’inadéquation fondamentale du fantasme de grandeur bonapartiste avec la réalité conduit à une série ininterrompue de défaites militaires, économiques, culturelles, et à un effacement progressif du pays sur la scène internationale. C’est ainsi que la France est devenue un petit pays.

23 septembre 2021

Candide de Voltaire, ou la naissance de l'homme moderne



Relu Candide de Voltaire, avec plaisir et intérêt. Il est intéressant de noter que la plupart des contes de Voltaire tournent autour d'intrigues amoureuses ratées. Cela reflète sa vision du monde, qui est aussi la nôtre. Voltaire a passé sa vie à étudier la Bible, qu'il considérait comme un ramassis de fables et d'absurdités. Il ne croyait plus en rien. Alors dans un tel monde privé de transcendance, la seule chose qui reste, c'est la femme. Seulement Voltaire connaissait très bien les Écritures, ainsi que l'histoire de l'Antiquité, ses cultes, sa littérature, et il voit la misère de la femme en comparaison, son inconstance, etc. C'est pourquoi toutes les romances qu'il décrit sont ridicules. Dans un monde ramené au jeu de forces antagonistes, sans perspectives, sans idéal, où la matière, l'argent, le pouvoir font la loi, la femme est forcément au centre de tout, elle est forcément coquette et vénale, et l'homme est forcément ridicule. En ce sens Voltaire est le premier auteur moderne, et il y a du Woody Allen dans ses facéties. Rousseau représente la phase suivante, l'homme qui idolâtre la femme, qui n'en voit même plus les défauts, les petitesses. On pourrait tracer une ligne chronologique de Racine à Rousseau en passant par Voltaire : Racine, celui qui croit encore aux valeurs classiques et structurantes, objectives, qui soutiennent le monde : la souveraineté, la Providence biblique, la vengeance des dieux, etc. ; Voltaire, l'homme qui connaît parfaitement cet univers classique et ordonné, mais qui n'y croit plus ; Rousseau, le dernier homme, l'homme purement subjectif et émotionnel, qui ne soupçonne même plus l'existence d'un monde objectif et supra-individuel.

9 septembre 2021

L’avènement du christianisme ou le renversement de l’axe du temps



Le présent article a pour but de considérer la véritable essence du christianisme, sa véritable nature, sa véritable portée, dans l’existence collective et individuelle, telle qu’elle s’exprime dans l’histoire. Trop souvent le christianisme est ramené à une mythologie, à une pratique sociologique ou à une idéologie. Aucune de ces approches n’est totalement fausse, mais elles sont toutes très incomplètes, aucune n’atteint le cœur de la question, et elles reposent en grande partie sur des préjugés et de la paresse intellectuelle (les deux étant souvent liés). Pour vraiment comprendre le christianisme, il faut voir ce à quoi il s’oppose, ce qu’il a remplacé, et éviter de tomber dans la posture de supériorité facile de « l’homme moderne éclairé » face au « primitif naïf ».
Deux paradigmes de société seront considérés dans cet article : une société qui sera qualifiée de « traditionnelle » ; à quoi s’opposera une conception de la vie proprement révolutionnaire, destructrice de la précédente, et qui sera qualifiée de « chrétienne ».
1. La société traditionnelle : c’est le paradigme naturel et universel. Dans cette société, que l’on pourrait qualifier de « patriarcale » si le terme n’était pas galvaudé par les médiocres polémiques contemporaines, c’est la lignée des ancêtres qui détermine l’existence individuelle. Le présent et l’avenir sont rigoureusement déterminés par le passé. On trouve ce modèle dans toutes les sociétés traditionnelles et antiques. Une description assez claire des liens, dans le monde traditionnel, entre l’individu et l’ancêtre primordial, les dieux Lares, les totems familiaux, etc., se trouve au début de l’ouvrage de Julius Evola, Révolte contre le monde moderne. L’ancêtre détermine à la fois le culte et le statut social. À Rome, ce sont les Lares, les Mânes, les Pénates, le culte domestique des morts, décrits par Fustel de Coulanges dans La Cité antique. La famille entendue au sens large, la gens, est la structure sociale fondamentale d’où tout le reste dérive, et qui exerce sur la vie de l’individu une emprise absolue (cf. J. Ellul, Histoire des Institutions, II). Le même modèle se retrouve à peu près partout sur la planète. En Chine, la « piété filiale » (« xiào ») est la vertu par excellence, elle constitue avec le culte rendu aux morts la base de la morale chinoise traditionnelle telle qu’elle s’exprime de façon limpide dans les Entretiens de Confucius. En Grèce, le monde homérique est totalement patriarcal, Achille est le « fils de Pélée », le « Péléide », Agamemnon est le « fils d’Atrée », Ulysse le « fils de Laërte », etc. Les vertus de l’Ancêtre (parfois divin) rejaillissent sur le héros. Les « bâtards » en revanche, assez nombreux dans l’Iliade, ont un destin médiocre et obscur, une mort sans gloire le plus souvent. Toute la tragédie classique illustre le déploiement dans la vie de l’individu d’une malédiction familiale primordiale. Œdipe en est l’exemple paradigmatique, dont tout le destin consiste à expier le crime de Laïos (de même qu’Agamemnon expie le crime d’Atrée, Oreste, Iphigénie et Electre expient le crime d’Agamemnon, etc.). Le déterminisme grec, qui n’a été remis en cause par aucune grande école philosophique de l'époque, est l’expression abstraite et conceptuelle de cette vision du monde.
2. La révolution chrétienne : le christianisme porte une attaque radicale, absolue, à ce modèle traditionnel. Il serait fastidieux de relever toutes les occurrences présentes dans les évangiles et les épîtres, lesquelles sont d’ailleurs bien gravées dans la mémoire collective. On peut citer les préceptes suivants, qui ne laissent guère planer l’ambiguïté : « N’appelez personne votre père sur la terre », « Laisse les morts enterrer leurs morts », « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi », « Qui est ma mère ? Qui sont mes frère ? », « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive », « Je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère », « Aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie », etc. On ne saurait attaquer plus radicalement le cœur même de l’existence telle qu’elle était conçue par la totalité des sociétés antiques. Il s’agissait d’une remise en cause absolue de tous les fondements du culte et de la société, du crime par excellence, contre lequel on ne pouvait imaginer de châtiment suffisamment cruel.
Cette révolution était déjà en germe, de façon très nette, dans le judaïsme. Abraham est appelé à quitter sa parenté. Moïse est un enfant sans père. Yahvé est le Dieu des orphelins. L’antique peuple d’Israël, en condamnant tous les cultes domestiques au profit de l’unique service du Temple, se distinguait déjà de tous ses voisins et prédécesseurs. (Il est très significatif par ailleurs de noter que, dans l'Ancien Testament, la causalité est inversée : ce n'est pas la valeur du père qui rejaillit sur le fils, c'est la vertu du fils qui profite au père et à sa réputation : "Le fils sage réjouit son père, le fils sot chagrine sa mère" (Pr 10, 2), "Deviens sage, mon fils, et réjouis mon cœur, que je puisse répondre à qui m'outrage" (Pr 27, 11), etc.)
Il était nécessaire de bien établir ces données du problème pour comprendre sur quel terrain se situe le combat. Néanmoins, et c’est là que réside le cœur du sujet, le christianisme repose lui aussi entièrement sur la notion d'héritage. Seulement il s'agit d'un héritage entendu non pas sur le plan de « la chair et du sang », lequel est caduc, mais sur celui de la seule filiation qui vaille, celle qui nous lie à notre Père véritable, Dieu. Reprenant une procédure juridique romaine, celle de l’adoption, le christianisme fait de ses adeptes des « fils adoptifs », qui par la foi à « l’unique Fils de Dieu » seront à même de recueillir eux aussi l’héritage promis. « De même nous aussi, quand nous étions des petits enfants, nous étions en situation d’esclaves, soumis aux forces qui régissent le monde. Mais lorsqu’est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et soumis à la loi de Moïse, afin de racheter ceux qui étaient soumis à la Loi et pour que nous soyons adoptés comme fils. Et voici la preuve que vous êtes des fils : Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans nos cœurs, et cet Esprit crie « Abba ! », c’est-à-dire : Père ! Ainsi tu n’es plus esclave, mais fils, et puisque tu es fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de Dieu » (Galates 4, 3-7). On trouve ici l’expression la plus pure et la plus limpide de la foi chrétienne, qui ne consiste nullement, on le voit, à remplacer une mythologie par une autre ou un culte par un autre, mais à transférer le cœur battant de l’existence, l’héritage ancestral, en le faisant passer du plan de la « chair » (laquelle ne désigne pas dans le Nouveau Testament, comme on le croit trop souvent, le désir sexuel, mais bien plutôt tous les liens primordiaux qui régissent le monde) à celui de l’adoption divine par l’intermédiaire du Christ.
Bien entendu, un tel renversement a des conséquences prodigieuses sur le plan de la vie et de la société. Il faut bien saisir la portée de ce renversement : désormais, ce n’est plus le passé qui détermine l’avenir, c’est l’avenir, le Royaume des cieux, qui doit déterminer le présent (d’où l’importance de l’eschatologie déjà dans les Écritures juives). Il s’agit là d’une libération absolue, instantanée, concrète et tangible, puisque l’homme est libéré des liens les plus inexorables qui soient, ceux du sang. Il s’agit véritablement de l’irruption de la liberté dans le monde, une révolution dont nous avons peine à saisir la portée après deux mille ans, mais qui a constitué le renversement de tout ce sur quoi la société était bâtie. « Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né » (2 Co, 5, 17). On peut donc trouver ici une des sources les plus assurées de la joie qui devrait être celle des chrétiens, joie qui doit reposer sur une compréhension très fine et très rigoureuse, à la fois des structures du « monde » et du contenu des Écritures : le monde ancien du déterminisme de la chair a été aboli, nous avons été affranchis, comme Israël l’a été, et nous sommes appelés à un héritage autre que celui du sang, au seul héritage propre à combler notre attente : l’héritage de Dieu.
Deux brèves observations pour conclure. Tout d’abord, on peut se demander ce qu’il en est dans une société déchristianisée comme la nôtre. Qu’advient-il des données de ce problème lorsque la société est déchristianisée, et lorsque le problème n’est plus même perçu en tant que tel ? Deux tendances apparaissent. D’une part, on peut observer une résurgence des structures et des dynamiques patriarcales. Concrètement, cela signifie que les liens familiaux redeviennent prédominants, dans tous les domaines, et que les mécanismes de reproduction des schémas sociaux sont à l’œuvre : les fils de footballeurs sont footballeurs, les fils de chanteurs sont chanteurs, les fils d’ouvriers sont ouvriers. L’extrême rigidité de la société française en termes de reproduction des élites a été maintes fois analysée, notamment par Pierre Bourdieu dans son ouvrage célèbre sur Les Héritiers. D’autre part, et c’est l’autre direction suivie spontanément dans une société qui a été coupée de son modèle ancestral d’organisation (le modèle patriarcal) et qui a renoncé au modèle de substitution qui lui a été offert (la foi en Christ afin de bénéficier de l’Héritage véritable), on observe de multiples tendances à l’anarchie, à la dispersion, à l’anéantissement. Puisque l’individu est libre, qu’il n’est plus relié à rien, et pas même à Dieu, alors il flotte dans une succession d’expériences éphémères et stériles : divertissement, jeu, apathie, violence, rebellions brusques et sans objet, désespoir, etc. Inutile d’insister, tout cela est bien connu.
Et pour finir, il peut être utile de proposer à nos frères en Christ une traduction un peu plus pratique de ces considérations, qui, je le répète, du point de vue de la compréhension du christianisme, sont absolument fondamentales. Rompre avec le monde ancien, rompre avec la chair, rendre nos actes déterminés non plus par le monde et ses forces mais par l’héritage promis et le monde à venir, cela signifie rompre (ou du moins s’y efforcer) avec toutes les expressions de ce monde ancien : les concupiscences et les haines multiples héritées de nos premiers parents, les ambitions mondaines, l’orgueil, en un mot le péché, réalité fondamentale du monde ancien, réalité abolie par Christ, et pourtant toujours présente dans nos vies chaque fois que nous oublions (et tout nous y invite) que nous n’appartenons plus au monde, mais au Christ. Comme toujours dans l’enseignement de Paul (et dans celui de Jésus auparavant), les préceptes éthiques découlent des vérités théologiques. Si nous comprenons bien que nous ne flottons pas dans le vide, que nous ne sommes pas non plus déterminés par un atavisme héréditaire comme le monde entier l’est nécessairement hors de la foi en Christ, mais que nous sommes appelés à autre chose, que nous sommes déterminés par une vérité qui nous rend libres (suprême paradoxe), que la force qui nous détermine ne se trouve pas derrière nous mais devant nous (ce qui devrait nous remplir de confiance, de gratitude et de joie), si nous comprenons tout cela (et ce n’est pas facile tant les lectures simplistes ou erronées des Écritures sont fréquentes), alors cela doit se traduire dans notre vie par un comportement différent de celui des autres, différent de celui de nos pères selon la chair (pères biologiques mais aussi forces ancestrales et mondaines qui nous régissent, telles que le péché), afin que nous soyons témoins, au milieu du monde, de la seule Paternité qui mérite vraiment ce nom, de laquelle toutes les autres dérivent, celle du Père céleste de notre Seigneur Jésus-Christ.

19 août 2021

Racine : Phèdre, Andromaque



Relu Phèdre et Andromaque de Racine, avec un plaisir infini. Je ne vois vraiment rien de supérieur dans la littérature française. Pas même Hugo, qui tombe souvent dans des accumulations d'entités aux contours nébuleux, destinées à communiquer un sentiment de sidération face à l'ineffable, mais aux dépens de la netteté de la pensée. Rien de tel chez Racine, qui reste toujours d'un réalisme, d'une netteté toute classique (gréco-romaine). On a tort de ramener Racine à l'expression des sentiments : c'est là la grille de lecture privilégiée de notre époque bien sûr. Mais j'ai été frappé, une fois de plus, par la densité narrative de son théâtre. Chaque pièce est soutenue par arrière-plan très riche et très adroitement évoqué : la guerre de Troie dans Andromaque, la lignée généalogique des protagonistes dans Phèdre. Le présent est très rigoureusement déterminé par le passé, comme chez les Grecs, il ne s'agit pas seulement de peindre un événement mais tout un réseau de déterminations familiales et culturelles. Très grande intelligence, et goût vraiment supérieur de Racine : rien n'est dit en vain, mais tout doit être dit sans peser, en maintenant l'impression de la vie, du mouvement, là où c'est le contraire de la vie (le destin) qui agit. Théâtre de ruptures, non linéaire, fondé sur des renversements brutaux de situation (retour de Thésée, revirement d'Andromaque). Perfection à la fois dans le détail et dans l'ensemble.
Relu aussi Hippolyte d'Euripide, pour comparer. Il est très frappant de constater que chez Euripide il y a sans cesse des débats philosophiques : chaque protagoniste veut démontrer à l'autre qu'il a raison, qu'il est dans son bon droit. Or on ne trouve jamais de tels débats chez Racine. Les personnages expriment leurs sentiments, mais ils ont parfaitement conscience de se détourner de la voie de la raison et de la justice (« Je me livre en aveugle au transport qui m'entraîne »). C'est là la différence entre la société grecque et la société chrétienne : l'époque grecque classique était une période de grand doute en ce qui concerne les valeurs, la justice, d'où les recherches sans fin de Platon, d'Aristote, le scepticisme de Pyrrhon, l'indifférence d'Epicure, etc. Déterminer ce qui est juste, tel était l'enjeu de la pièce de théâtre à l'époque d'Euripide et de Sophocle (Antigone). Chez Racine, le juste est implicite, universellement admis, il ne fait pas l'objet de débats, il n'y a jamais de justification des comportements des uns ou des autres. L'enjeu de la pièce est l'irruption du sentiment aveugle dans un univers parfaitement ordonné et intangible. Le christianisme a libéré les hommes de la recherche de la vérité, puisque désormais la vérité s'est incarnée une fois pour toutes, sans le moindre doute possible. C'est vraiment un changement complet de la nature de l'œuvre théâtrale. 

22 juillet 2021

Epître aux Français



Frères, c’est par sollicitude et dans l’angoisse que je vous écris. La nation sainte, la fille aînée de l’Église a perdu ses repères. Elle se complaît dans des luttes stériles, dans des propos sans fin, emplis de rancœur. Pour vous, recherchez la vérité, attendez le Seigneur, méditez la Parole de Dieu, nourrissez-vous des exemples des saints de votre époque, en particulier de celui de saint Jean-Paul II qui a laissé un trésor d’enseignements à son Église. Alors vous retrouverez la bienveillance envers votre prochain, une bienveillance fondée non pas sur des émotions fugitives, mais sur la vérité qui ne passe pas.
Je vous le dis, frères, la France a noué avec le Christ un lien que rien ne pourra briser. Souvenez-vous de ces journées de 2013, lorsque les manifestations contre le mariage pour tous ont pris une telle ampleur. Jamais, de mémoire d'homme, on n'avait vu de telles marées humaines emplir les rues. Si une simple loi a pu générer de telles manifestations de ferveur, alors que verrons-nous lorsque le Fils de l'homme, notre Seigneur, fera son retour promis ? En vérité je vous le dis, il suffira que son talon effleure le sol de la terre, et des croyants sortiront de chaque rue, de chaque maison.
Ne vous figurez pas être sans péchés. En vérité je vous le dis, celui qui croit être sans péché s'illusionne et se ferme le chemin de la guérison.
Enseignez l’humilité à vos filles et à vos sœurs. Autrefois, c’étaient les princes du monde qui opprimaient leurs peuples. Une nouvelle guerre est en cours, mes frères, et c’est la femme qui est au centre de toutes les luttes et de toutes les convoitises. En vérité je vous le dis, le diable a choisi son terrain de combat pour ce siècle nouveau, et c’est la femme qu’il a choisie. Que rien ne détourne votre cœur de Dieu, à qui seul vous rendrez un culte. Les conditions de la société ont changé, la force et l’intelligence sont dévaluées, seules les qualités relationnelles comptent, la technique atomise tout, que ces conditions nouvelles qui donnent à la femme un pouvoir accru ne gonflent pas son cœur d’une vaine gloire. En vérité ce monde passera. C’est un ciel nouveau et une terre nouvelle qui nous sont promis. La femme au cœur gonflé d’amour de soi-même noue ses propres chaînes, elle sera l’objet de la violence de l’homme, il ne faut pas qu’il en soit ainsi.
Certaines femmes ont pris chez vous une assurance démesurée. Elles parlent comme des docteurs, elles méprisent et insultent leurs contradicteurs, leurs discours sont sans bornes, sans discernement, sans la moindre tenue. Mes frères, il ne faut pas qu'il en soit ainsi. La parole doit être rare, pour les femmes comme pour les hommes, et la dignité doit être la couronne de tous les croyants, et pour les femmes plus encore que pour les hommes, car pour la femme le jugement est sans mansuétude, sans miséricorde chez les fils d'Adam. Gardez toujours la réserve qui sied à des frères et sœurs en Christ.
Frères, ils sont nombreux ceux qui proclament avoir découvert les mystères de Dieu. Leurs propos sont des filets et des pièges, ne vous y laissez pas prendre. Méfiez-vous surtout des élucidations  de type historique, archéologique, et de tout ce dont se repaît la vaine gloire des hommes. Ils pensent avoir mis la main sur le passé, et voyez avec quelle assurance ils font parler les pierres et les parchemins ! Ils se rangent du côté des adorateurs de pierres sculptées et dénigrent ceux qui ont mis leur confiance dans la Parole de vie. Ce qu'ils veulent, c'est détruire votre foi. Mais la vérité de Dieu ne se trouve pas dans le passé, ses fruits appartiennent à l'avenir et c'est à vous qu'il revient de les faire germer, puisque c'est vous qui êtes le temple de l'Esprit.
Ne vous laissez pas séduire par les discours trompeurs de ceux qui prétendent avoir percé les derniers secrets de la nature. Ils ramènent tout le mystère à une formule unique, à une force prétendument universelle, et ils entourent leurs théories de tout le prestige de la science. Ce qu'ils révèlent surtout, c'est leur propre inquiétude, leur doute, leur angoisse existentielle, et leur recherche désespérée d'un principe matériel sur lequel ils pourront s'appuyer. Pour vous, soyez humbles, espérez dans le Christ qui peut seul vous conduire vers le Père, vous les simples, vous les pauvres de cœur, vous qui ne défigurez pas la vérité par des discours savants.
Méfiez-vous aussi de celles et de ceux qui se sont lancés dans la quête d'une vaine glose, de symboles occultes et de signes astrologiques. Ils rejettent le Christ notre Seigneur de tout leur être. Ils se disent en quête de lumière, mais ils tâtonnent dans les ténèbres et la confusion. Leur cœur est rempli d'orgueil, ils rendent un culte à la créature et oublient le Créateur.
Frères, surveillez votre langue, modérez vos paroles, ne les employez pas pour heurter votre prochain. Nous serons jugés plus sévèrement sur nos paroles que sur nos actes. En tant que croyants, vous avez une responsabilité supplémentaire à cet égard, car à travers votre bouche c'est l'Esprit lui-même qui doit parler. Les nations font profession de nous mépriser, mais en réalité elles scrutent chacune de nos paroles avec angoisse, car elles savent que c'est le chrétien, et lui seul, qui est le dépositaire de l'espérance en ce monde. Ne donnez pas au monde motif à vous juger, mais guidez-le vers la justice et la vérité avec l'autorité qui vous a été conférée par notre Père commun.
Respectez les autorités et priez pour elles, suivant en cela l'enseignement de mon frère bien-aimé Paul. J'ai malheureusement pu observer chez certains d'entre vous une attitude de rancœur et d'hostilité à l'égard de nos gouvernants, et des mots empreints de violence et de colère. Frères, ce n'est pas ainsi que vous devez agir. Nos gouvernants ont fait de bonnes choses en ces circonstances terribles, ils ont souffert avec les souffrants, ils n'ont pas économisé leur temps ni leurs efforts. Ils ont besoin de vos prières. Alors le Seigneur sera à même de vous agréer, en voyant que vous aussi vous avez apporté votre pierre à l'édifice.
Veillez sans cesse pour ne pas être surpris, car vous ne connaissez ni le jour ni l'heure.
Les frères qui sont dans la grande ville vous saluent.

1 juillet 2021

André Gide : Les Faux-Monnayeurs



Relu Les Faux-Monnayeurs d’André Gide. Impression globale assez négative, je dois le reconnaître. Bien sûr, cela se lit bien, on retrouve la langue parfaite de Gide, son style si correct, si précis, qui ne pèse jamais. Le génie français dans sa quintessence, fait d’intelligence, de clarté, d’ironie irrévérencieuse. Mais des côtés très agaçants malgré tout. Tout l’ouvrage est tourné contre le personnage de Passavant, le rival d’Edouard, rival à la fois littéraire et auprès des jeunes garçons. Passavant, c’est bien sûr Cocteau, l’étoile littéraire des années vingt, brillant, superficiel, vaniteux, couronné de succès, homosexuel de surcroît. La ficelle est vraiment grosse, et très insistante. D’une manière générale, tout le traitement des personnages m’a déplu. On sent que Gide a voulu rivaliser avec Dostoïevski, et il échoue précisément là où celui-ci excellait, dans le domaine des personnages. C’est même surprenant chez un homme aussi avisé que Gide, et qui a écrit plusieurs études de qualité sur Dostoïevski. Chez Dostoïevski, les personnages n’agissent jamais comme on s’y attendrait, tout en restant parfaitement cohérents avec eux-mêmes. C’est là son tour de force, presque miraculeux. Ivan Karamazov ne parle jamais de façon à révéler le fond de son être, et il n’en est que plus inquiétant. Stravoguine est toujours extraordinairement correct, sensé, maître de soi, dévoué même, mais il reste d’un bout à l’autre du roman ce personnage machiavélique et malfaisant. C’est cette disjonction entre ce que l’on est et ce que l’on fait, que nous connaissons tous au quotidien, qui rend ces personnages vivants. Chez Gide, et dans le roman même qu’il a voulu complexe, ténébreux, polyphonique, les personnages sont tout d’une pièce, c’en est désolant : Molinier est un fat, Profitendieu est faible, le pasteur Vedel est un prêcheur abominable coupé des réalités, le vieux La Pérouse est gâteux, etc. Chacun de leurs propos est redondant par rapport à ce qu’ils sont. En face de ces marionnettes, Edouard (c’est-à-dire Gide) apparaît comme un modèle de subtilité, de souplesse, d’ouverture d’esprit. Les personnages féminins sont toujours nobles, élevés, victimes de la société, bien plus intelligentes que les hommes falots qui les accompagnent et les font souffrir. Comme tout ceci me déplaît…
On sent déjà la pensée existentialiste qui pointe : apologie de l’individu, de la sexualité, de la rébellion, contre la bigoterie, l’hypocrisie, etc. Et bien entendu, tout cela reste au niveau de la liberté individuelle, comme si les choix s’opéraient hors de toute détermination sociale, comme si l’individu flottait dans la pure liberté.
Au fond, c’est un roman très parisien, et c’est ce qui me gêne. On sent Gide sans cesse désireux de se frotter à Dostoïevski, de sonder les profondeurs de la nature humaine. Le problème c’est que cela paraît gratuit, léger, un pur exercice formel, dénué de poids ou d’enjeu réel. Dostoïevski a vécu, il a été au bagne, s’est marié plusieurs fois, a eu des enfants, a eu des dettes, a été alcoolique, etc. Il ne plaisante pas. Il sait que la vie n’est pas drôle. Il a parfaitement perçu la dimension existentielle de la Bible, sa vérité, au-delà des postures bigotes. Gide, malgré toute son intelligence, reste un intellectuel de Saint-Germain-des-Prés, un homme de salons, de coteries littéraires, et cela se sent dans Les Faux-Monnayeurs. Ce roman reste pour lui un exercice, détaché de lui-même, comme en témoigne le Journal des Faux-Monnayeurs, comme en témoigne le fait qu’il n’a pas eu de véritable suite dans sa carrière. Le Gide que je préfère, c’est celui des récits brefs et impeccables, cristallins, gonflés d’idéal, comme Les Nourritures terrestres, La Porte étroite ou Thésée. Au fond, et malgré tous ses efforts, Gide n’est pas russe, il est terriblement français.

10 juin 2021

Journal de lecture : juin 2021



Lu Les Possédés de Dostoïevski. Cela faisait très longtemps que je voulais le lire. Je m’attendais à un roman politique, or les théories politiques ne sont pas vraiment développées, l’accent est porté davantage sur la psychologie. Tout passe par la psychologie chez Dostoïevski, ou plutôt tout est imbriqué : les facteurs explicatifs (idéologiques, psychologiques, biographiques, narratifs) se rejoignent et se confondent à un point tel qu’il est impossible de les distinguer. C’est du grand art, et c’est une conception profondément chrétienne (biblique) : tout passe par l’homme, c’est l’homme qui fait advenir les théories dans le monde, elles n’ont pas d’existence indépendante, dans les nuages. Roman d’une densité folle, mille pages et chaque mot compte, avec des renvois et des allusions à chaque ligne. Complexité dans l’art romanesque qui n’a sans doute pas été dépassée. J’ai malgré tout du mal, je trouve cela très long, les enjeux apparaissent rarement en pleine lumière, c’est une esthétique qui n’est pas la mienne, mais qui convient très bien au monde moderne, dans lequel les choses vraiment importantes se passent le plus souvent dans l’ombre et le secret. Appréhension très juste de la psychologie féminine, étonnamment actuelle, comme toujours chez Dostoïevski.
Lu La Marge d’erreur, le dernier roman de Nicolas Rey. Roman émouvant en ce qu’il dépeint un auteur au bout du rouleau, quasiment en fin de vie. Toujours les qualités d’élégance et de concision que j’apprécie tant chez lui. Des passages un peu faibles sur la fin (Rey est moins bon dès qu’il entre dans la narration, l’imaginaire). Et toujours ces passages extrêmement crus, qui confinent à la scatophilie, marque d’une sincérité certaine chez Rey par rapport aux attendus du roman sentimental, mais qui font basculer l’ouvrage du côté de la pornographie, genre Louÿs, etc. Dans l’ensemble, vie moderne, entièrement dominée par le subjectif, le sentimental, l’interpersonnel, et dans laquelle l’objectif et la transcendance sont à peu près complètement absents. Combien de vies comme celle-ci à notre époque ? Où est la liberté dans tout cela, cette liberté qui constituait le bien le plus précieux à la fois pour les philosophes et pour les croyants ?

27 mai 2021

Sommes-nous tous des Hobbits ?



En 1954, a paru le premier volume du grand roman de J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux. Cette œuvre monumentale a eu une postérité immense dans les domaines de la littérature, de la musique, du jeu vidéo, de la bande dessinée, du cinéma. De 2001 à 2003, la trilogie a été portée au cinéma par Peter Jackson, dans une série de films qui ont rencontré un grand succès populaire et critique, et qui ont renouvelé le lectorat de l’œuvre originale. Le Seigneur des anneaux est considéré comme une œuvre fondatrice de l’heroic fantasy, un monument de la culture populaire et de la littérature en général.
Cet article s’intéressera au tout début du livre, au prologue consacré au peuple des Hobbits (« 1.  À propos des Hobbits »). Ce prologue retrace en quelques pages, à la fois denses et agréables à lire, l’histoire du peuple hobbit, ses sous-espèces, ses mœurs, son caractère général. C’est donc un véritable petit traité d’anthropologie (ou plutôt d’« hobbitologie ») que Tolkien a placé au seuil de son récit. Il apparaît que le peuple hobbit est un peuple sédentaire, ami de la paix, qui franchit rarement les frontières du Comté et se tient à l’écart autant que possible des soubresauts de l’histoire tourmentée de la Terre du Milieu. C’est un peuple aux aspirations saines et concrètes, ami des plaisirs simples de l’existence : « Leur visage était d’ordinaire plus enjoué que joli, large, avec des yeux brillants, des joues rouges et une bouche qui se prêtait volontiers au rire, au manger et au boire. Et pour ce qui était de rire, de manger et de boire, ils le faisaient souvent et avec entrain, ne dédaignant pas une bonne plaisanterie, et six repas par jour (quand ils le pouvaient). Ils étaient accueillants et adoraient les fêtes, ainsi que les cadeaux, qu’ils offraient sans compter et acceptaient sans se faire prier. » Il semble donc que, en quelques pages, l’essentiel soit dit sur les Hobbits, sur leur mode de vie et leurs diverses traditions. Il y a pourtant un mot qui n’apparaît pas une seule fois dans ce texte, c’est le mot « dieu », que ce soit au singulier ou au pluriel. On ne trouve pas davantage les mots « culte », « rite » ou « sacrifice ». La principale festivité des Hobbits semble consister à organiser de grands banquets pour leurs anniversaires respectifs. Il y a là, malgré tout, quand on y pense, quelque chose de très étonnant. Et il ne s’agit pas d’un oubli de Tolkien, mais bien d’une donnée fondamentale de la psyché hobbit : on peut par exemple citer le fait que Frodo et ses compagnons, au moment de partir pour leur longue quête, regardent le ciel étoilé et la nuit tomber, mais ne procèdent à aucune prière, à aucun sacrifice. À ma connaissance, il n’y a pas d’exemple de société préindustrielle, comme l’est de toute évidence celle des Hobbits, qui puisse faire ainsi l’économie de toute transcendance. Cette caractéristique est propre à un autre type de civilisation, mais nous allons y revenir.
Avant cela, il peut être profitable de tracer un parallèle avec une autre célèbre épopée occidentale, avec la plus célèbre de toutes à vrai dire : L’Iliade d’Homère. L’Iliade débute sur une crise de nature proprement religieuse : Chrysès, prêtre d’Apollon, a été offensé par Agamemnon, qui a refusé de lui rendre sa fille Chryséis. La vengeance d’Apollon a déclenché la peste dans le camp achéen, et entraîné une réaction en chaîne qui conduira à la colère d’Achille (privé par l’Atride de sa captive Briséis), à son refus de combattre et à toutes les péripéties contenues dans l’épopée. L’Iliade tout entière est encadrée par deux grandes cérémonies religieuses : l’hécatombe offerte à Apollon en réparation de l’offense (chant I), et les jeux funèbres célébrés pour les funérailles d'Hector (chant XXIV). Dans l’intervalle, les interventions des dieux sont omniprésentes, au point qu’il serait fastidieux de les relever toutes.
On voit donc la distance considérable qui sépare ces deux textes. La société homérique est une société traditionnelle, au plein sens du terme, dans laquelle la vie quotidienne, les grands et les petits événements, sont strictement subordonnés à l’action des dieux, et dans laquelle le culte joue un rôle prépondérant (on peut citer ici la formule célèbre de la Bhagavad-Gîtâ : « Brahman qui pénètre tout a dans le sacrifice son fondement éternel »). Dans Le Seigneur des anneaux, en revanche, la quête de Frodo est déclenchée par des considérations purement pragmatiques : il s’agit tout simplement de détruire l’anneau pour empêcher Sauron de s’en emparer et d’étendre son pouvoir sur la Terre du Milieu. Ce sont des motivations que nous comprenons parfaitement, et qui ont pu être transposées dans l’univers hollywoodien sans la moindre difficulté, sans la moindre adaptation. Et ceci nous conduit à la thèse de cet article : les Hobbits, en réalité, c’est nous-mêmes. C’est nous qui sommes ce peuple pacifique, anti-héroïque, mais coriace, qui aime la fête, les petits objets matériels, manger et boire, et rire ensemble. L’œuvre de Tolkien – et sans aborder ici la question des convictions religieuses de l’auteur – est pleinement une œuvre du vingtième siècle, une œuvre où la guerre est totale mais dépourvue de motivation sacrée, une œuvre où l’idéal de l’existence est un bonheur petit-bourgeois et matériel (très british en somme), avec en plus un fort attachement à la nature, qui est aussi le nôtre (et qui était ignoré à la fois par Homère et par la Bible). Tolkien, en imaginant son monde fantastique, n’a nullement jugé nécessaire de lui attribuer une dimension rituelle, liturgique, laquelle était pourtant la dimension centrale de l’existence des peuples antiques et primitifs. Et personne ne s’en rend compte, tant nous avons intégré ce paradigme sécularisé, inédit dans l’histoire de l'humanité. Ce que Tolkien a imaginé, en réalité, c’est une société post-industrielle sans industrie, mue exclusivement par des motifs moraux ou matériels, bref, par des motifs pragmatiques. Son paradigme est un paradigme subjectiviste (l’anniversaire est la fête la plus importante chez les Hobbits) et matérialiste (d’où l’accent porté sur les petits cadeaux, les bons repas, la pipe, etc.). Ce n’est pas un idéal mesquin, du fait de l’ampleur du monde imaginé, de sa cohérence, du génie de l’écriture et de l’imagination. Mais c’est un idéal strictement enfermé dans l’immanence. C’est un monde peuplé de forces magiques, certes. Mais précisément ces forces magiques sont intra-mondaines, jamais transcendantes. La magie n’est ni plus ni moins que l’équivalent de la technique, mais la technique débarrassée de sa dimension artificielle, mécanique, déprimante.
En imaginant un univers vide de dieux, Tolkien est en réalité très proche de son quasi contemporain, H. P. Lovecraft. La cité cyclopéenne des Montagnes hallucinées aurait sans difficulté sa place dans la topographie de la Terre du Milieu, et Cthulu n’est pas très différent de Sauron.
On peut alors se poser la question : qu’est-ce qui a entraîné cette sécularisation radicale du monde ? Réponse : le christianisme. Comme l’ont soutenu de nombreux auteurs, notamment Jacques Ellul (dans L’Éthique de la liberté et La Subversion du christianisme), le christianisme a vidé l’univers de ses dieux, a désacralisé le monde jusqu’à la racine, à un tel point que si l’on supprime le Christ (et c’est ce que notre époque a fait), il ne reste plus rien, plus rien que le jeu des forces antagonistes de l’intérêt et de la matière. Les Hobbits n’ont pas de dieux, pas de rites, parce qu’en réalité le christianisme est passé par là, et qu’il a tué les génies des sources et des forêts. En cela, et sans en avoir conscience peut-être, Le Seigneur des anneaux est une œuvre caractéristique de notre Âge sombre, l’âge sans dieux, où l’homme est seul face à la nuit.

13 mai 2021

Stephen King : Le Radeau



Relu Le Radeau de Stephen King, nouvelle issue du recueil Brume (1985). C’est sans doute ma nouvelle préférée de King. Je me souviens de l’effet qu’elle avait produit sur moi lorsque je l’ai lue pour la première fois, vers douze ans. Peu après, je suis allé chez le dentiste, et l’effet de cette lecture persistait en moi, ne pouvait pas me quitter. C’est alors que j’ai vraiment pris conscience du pouvoir de la littérature. Comment une simple histoire peut vous imprégner à ce point, recouvrir toute la réalité sensible... Et comment des choses aussi noires, aussi horribles, pouvaient être imaginées, et contaminer votre vie. C’est l’ambiguïté de ce sentiment, entre émerveillement et horreur, qui en fait tout le prix (et c’est là précisément le thème de la nouvelle). Le Radeau n’est d’ailleurs pas l’histoire la plus horrible de Brume, il y en a deux ou trois autres qu’il n’est même pas permis de nommer – et que je n’ai jamais relues. D’une manière générale, Stephen King est surtout connu pour ses premiers écrits, alors qu’il était sujet à différentes addictions (principalement alcool, médicaments, drogue). Certains de ses textes d’alors sont vraiment noirs, sans espoir, beaucoup plus durs que ses textes de la maturité.
Tout Stephen King est dans Le Radeau, toute sa conception de l’horreur. L’histoire est très simple : quatre étudiants (deux garçons, deux filles) partent un après-midi d’automne vers un lac sauvage de Nouvelle-Angleterre. Ils se déshabillent, plongent dans l’eau glaciale et se retrouvent sur un radeau au milieu du lac. Tout à coup, Randy aperçoit une tache sombre qui flotte à la surface, comme une nappe de pétrole, ou un gros grain de beauté. La tache se déplace, s’approche, des couleurs merveilleuses, issues d’un autre monde, hypnotisent ceux qui la fixent, et lorsqu’elle vous attrape, elle vous engloutit, met vos nerfs et vos os à nus, et vous disparaissez en hurlant de douleur, comme le gremlin dans le robot broyeur du film.
L’histoire est simple, mais on voit ce qui intéresse King. Contrairement à Lovecraft dans La Couleur tombée du ciel (influence à peu près certaine), King ne s’attarde pas vraiment sur l’entité maléfique, il la décrit à peine. Le monstre n’est qu’un prétexte pour traiter d’une autre réalité, familière pour tous les lecteurs – dans ce cas, un lac isolé au mois d’octobre. C’est cette atmosphère automnale, de délaissement, d’isolement, de plongée dans la nuit, qui est rappelée tout le long du récit. Il faut y ajouter la jeunesse, ses rivalités, ses concupiscences sourdes qui peuvent se réveiller n’importe quand. Et Stephen King fonctionne toujours ainsi : le surnaturel est là pour souligner des situations réelles, familières : l’alcoolisme et la famille dans Shining, l’enfance, l’amitié, la différence dans Ça, le deuil dans Simetierre, etc. Et ce qui fait la perfection du Radeau, c’est justement cette simplicité : quatre amis sur un radeau, grelottant, en octobre, alors que la nuit tombe, que les estivants sont partis, et que plus personne n’est là pour vous entendre crier.

15 avril 2021

Considérations sur la morale kantienne



Cet article se propose d’examiner les raisons possibles ainsi que les conséquences de l’oubli à peu près complet dans lequel est tombée la philosophie morale d’Emmanuel Kant (1724-1804). Avec l’échec d’Emmanuel Kant, c’est toute une conception de la vie et de l’homme – issue de l’Aufklärung du dix-huitième siècle – qui se trouve condamnée : la raison se trouve définitivement supplantée en tant qu’instance régulatrice et prescriptrice de l’agir humain, et ce sont d’autres forces qui informent et qui gouvernent notre modernité.
 
La philosophie morale d’Emmanuel Kant
La philosophie morale d’Emmanuel Kant est tout entière articulée autour de deux notions qui peuvent sembler contradictoires, mais qui sont en réalité absolument subordonnées l’une à l’autre : il s’agit du devoir et de la liberté. Cette philosophie a été principalement exposée par Kant dans deux ouvrages fondamentaux : les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) et la Critique de la raison pratique (1788). La pensée de Kant est néanmoins d’une cohérence remarquable, et on peut trouver des développements de sa pensée morale dans d’autres textes ultérieurs comme La Religion dans les limites de la simple raison (1793) ou la Métaphysique des mœurs (1795). Le postulat de Kant est d’une radicalité absolue : la volonté peut être déterminée par des mobiles de deux ordres : des impératifs hypothétiques (en vue d’une fin), ou des impératifs catégoriques (déterminés par la pure obéissance à la loi morale). On peut classer dans la catégorie des impératifs hypothétiques tout ce qui relève de la sensibilité, des inclinations, de la maxime de l’amour de soi, et en dernière instance de celle du bonheur. L’obéissance à des maximes de cet ordre relève de la causalité naturelle, les actions qu’elles dictent ne sont pas morales. Il y a hétéronomie de la volonté. L’obéissance à l’impératif catégorique en revanche introduit celui qui s’y soumet dans un autre ordre de valeurs, celui de l’autonomie de la volonté, de la liberté, des fins dernières, en un mot de la moralité. N’est absolument pas recevable pour Kant l’argument selon lequel un tel comportement n’a jamais pu être observé expérimentalement : ce qui compte, c’est que la notion de liberté découle nécessairement de celle d’un être raisonnable doué de volonté. Le concept de devoir est une « proposition synthétique a priori », c’est-à-dire qu’il ne découle pas de l’expérience, mais de la nécessité interne des concepts envisagés. « À tout être raisonnable, qui a une volonté, nous devons attribuer nécessairement aussi l'idée de la liberté, et il n'y a que sous cette idée qu'il puisse agir. » (1) « Tout être raisonnable doué de volonté », c’est-à-dire non seulement l’être humain, mais également d’éventuelles intelligences non humaines. La loi morale est universelle par définition, et l’impératif catégorique commande catégoriquement, c’est-à-dire qu’aucune considération d’ordre sensible ne doit être prise en compte lorsque cet impératif catégorique a parlé : « Tout élément empirique non seulement est impropre à servir d'auxiliaire au principe de la moralité, mais est encore au plus haut degré préjudiciable à la pureté des mœurs. En cette matière, la valeur propre, incomparablement supérieure à tout, d'une volonté absolument bonne, consiste précisément en ceci, que le principe de l'action est indépendant de toutes les influences exercées par des principes contingents, les seuls que l'expérience peut fournir. » (2) L’autonomie de la volonté, c’est-à-dire la subordination du vouloir aux maximes objectives du devoir, est « le principe suprême de la moralité ». La loi morale, déduite par Kant de la notion même d’impératif catégorique, est la suivante : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » (3)
 
Postérité du kantisme
L’œuvre de Kant a bouleversé l’histoire de la philosophie. Tout le dix-neuvième siècle allemand, le siècle d’or de la philosophie, est imprégné de Kant jusqu’à la moelle. Mais c’est surtout sa théorie de la connaissance, exposée dans la Critique de la raison pure, qui a été reprise et développée. À y regarder de près, aucun auteur classique de cette époque ne s’est vraiment inscrit dans la lignée de sa philosophie morale. La pensée de Hegel s’est développée dans d’autres directions, en particulier dans la définition de l’histoire comme prise de conscience progressive de l’« esprit absolu » par lui-même. Schelling et Schopenhauer ont élaboré des philosophies de la nature, c’est-à-dire qu’ils ont remis l’empirique au centre de leur pensée, totalement à l’opposé de la démarche kantienne. Schopenhauer, en faisant de la compassion le principe cardinal de sa morale, n’a pas de mots assez durs contre le formalisme absolu de Kant dans ce domaine. Nietzsche, qui le traite de « grand Chinois de Königsberg » (4), et qui voit dans sa morale l’apologie de l’insensibilité (5), et même de la cruauté (6), considère Kant comme un symptôme par excellence de la décadence en philosophie (7). La phénoménologie, en s’attachant aux phénomènes concrets de la conscience plutôt qu’aux lois formelles de l’agir, a bien entendu pris une direction opposée à celle de Kant dans ce domaine. Sartre, dès la première ligne de L’Être et le Néant, rompt avec l’idéalisme kantien : « La pensée moderne, écrit-il, a réalisé un progrès considérable en réduisant l’existant à la série des apparitions qui le manifestent. » (8) Il y a bien un courant philosophique qui se réclame ouvertement de Kant, le « néokantisme », mais il est surtout connu pour ses apports dans les domaines de la logique et de l’épistémologie. En un mot, la morale n’a pas été le thème majeur de la réflexion philosophique dans les deux siècles qui ont suivi Kant, et la morale kantienne a une réputation généralement défavorable. Le concept si fréquemment repris de « liberté » n’a guère été associé à ceux de « devoir » ou d’« impératif catégorique », mais plutôt à la déconstruction des vieux préjugés issus de la morale bourgeoise.
 
Qu’est-ce qu’un monde non kantien ?
Dès lors, la question se pose : Puisque la morale kantienne, considérée comme inhumaine et chimérique, a fait l’objet d’un rejet universel, que signifie le fait de vivre dans un monde non kantien ? Si la morale ne doit pas être déterminée par des maximes formelles inhérentes à la raison et totalement indépendantes de tous les facteurs empiriques, cela signifie que ce sont les facteurs empiriques, sensibles, qui déterminent les lois de l’agir humain. Cela veut dire que nous vivons dans un monde où ce sont les inclinations qui font la loi, un monde dépourvu de liberté, et dans lequel l’absence de principe formel universel de la morale entraîne de fait la lutte de chacun contre tous. Un monde d’hystérie, de violence, d’invectives, de coercition. En faisant de la subjectivité le principe ultime de détermination de l’agir humain, on n’a fait en réalité que revenir à l’aliénation originelle du déterminisme biologique (ce sont les plus nombreux, les plus forts, les mieux adaptés, qui ont droit au chapitre). Le débat public se ramène à une joute d’intérêts antagonistes, intérêts toujours empiriques, ce qui va de pair avec la nature technicienne de notre société. L’horizon est bouché, il n’y a plus aucune ouverture sur l’intelligible, sur le transcendant. Un monde non kantien est donc un monde d’aliénation et de violence. Les perspectives sont sombres, il faut le reconnaître : les nouvelles générations semblent moins que jamais disposées à considérer la liberté comme la soumission volontaire de l’arbitre aux principes universels de la raison, tandis que les générations plus âgées, de plus en plus prédominantes, sont quant à elles arc-boutées sur la défense de la tranquillité et des privilèges acquis, au rebours de toute démarche vraiment généreuse et désintéressée. Tout appel à un sursaut moral est inclus dans ce paradigme subjectiviste et n’est en réalité qu’un appel à l’amélioration des facteurs sensibles de l’existence, c’est-à-dire un renforcement, sous un certain aspect, de l’aliénation existentielle. « De tous côtés les impies s’agitent, la corruption grandit chez les fils d’Adam » (9).
 
1) Fondements de la métaphysique des mœurs, III
2) Fondements de la métaphysique des mœurs, II
3) Ibid.
4) Par-delà le bien et le mal, 210
5) Aurore, 132
6) Généalogie de la morale, II, 6
7) L’Antéchrist, 11
8) L’Être et le Néant, introduction.
9) Psaume 12