19 juin 2013

Les limites du discours chez Platon


                     
        Je pense souvent à Platon. Ce qu’il y a de frappant chez Platon, ce sont les zones d’ombre, de silence, dont son discours est enveloppé. Il y a deux domaines qu’il n’aborde jamais, deux territoires dans lesquels il refuse obstinément de s’aventurer, et bien saisir ces deux points aveugles de son œuvre me paraît la meilleure façon de définir précisément la nature du dialogue philosophique selon lui.
      - Platon ne parle jamais de ce qu’il méprise. Plutôt que de critiquer, il passe sous silence. Dans les milliers de pages qu’il a laissées, il ne nomme pas une seule fois Démocrite, philosophe matérialiste célèbre et honni, pas une seule fois l’hédoniste Aristippe, pas une seule fois Denys de Syracuse, le tyran qui, après l’avoir invité en Sicile, s’est brouillé avec lui et l’a séquestré dans sa citadelle. De même, Platon n’évoque jamais les aspects vils ou dégradants de l’existence. Son univers est pur et éthéré, tous les interlocuteurs de ses dialogues se qualifient mutuellement de « divin », « admirable », etc., même quand il s’agit de sophistes obtus comme Hippias ou sans scrupules comme Calliclès.
      - Parallèlement, Platon n’aborde jamais l’essentiel, ce qui fait la nourriture de son âme, les idées ultimes qui donnent un sens à l’existence. Selon la Lettre VII, « il s’agit là d’un savoir qui ne peut absolument pas être formulé de la même façon que les autres savoirs ». Plus prosaïquement, je crois surtout que Platon voulait préserver de la médisance, de l’incompréhension et de l’envie les pensées qui lui étaient les plus chères.
      Que reste-t-il, dès lors, dans les dialogues, lesquels sont expurgés à la fois des éléments trop violemment polémiques et des considérations fondamentales sur l’essence des choses ? Eh bien, c’est Platon lui-même qui l’explique dans le Phèdre, il reste simplement la matière à un « divertissement » de haute tenue, préférable aux « beuveries et à toutes sortes de plaisirs qui sont frères de ceux-là ». Considérer l’écriture comme un divertissement, n’est-ce pas là la marque innée de la distinction et du détachement ?

5 juin 2013

La Voie et l'obstacle

      Je lisais l’autre jour un article à propos du film The Immigrant de James Gray, présenté en compétition officielle au festival de Cannes. La critique était assez sévère et, à en croire le journaliste, la réaction des spectateurs plutôt mitigée : « A la sortie, ses aficionados se faisaient discrets, rentraient les épaules, affichaient des mines fuyantes. » Cette phrase agit sur moi comme un koan zen : d’un coup l’illumination se fit dans mon esprit, et l’espace d’un instant je pus saisir l’essence de la Voie. Il m’apparut que la Voie, c’était très exactement le contraire du film The Immigrant de James Gray. The Immigrant s’adresse aux sens, la Voie ignore les sens ; The Immigrant est une aliénation, la Voie est une libération ; The Immigrant promet beaucoup et offre peu, la Voie ne promet rien et offre tout.
      Parce que j’avais rencontré la nature de l’obstacle, la nature de la Voie m’était donnée dans le même mouvement. Je compris alors que la Voie ne naissait pas d’un acte de volonté : c’est la présence de l’obstacle qui la fait émerger du néant.
      Le désir engendre l’obstacle ; l’obstacle engendre la Voie ; l’ordre du monde est immuable.