Lu plusieurs récits de Lovecraft, dont L’Abomination de Dunwitch, avec un grand intérêt. Ce qui est admirable chez Lovecraft, c’est la constance presque obsessionnelle avec laquelle il a bâti son œuvre. Tous ses récits tendent à se rapprocher d’un modèle unique, on a l’impression de lire toujours la même chose : un universitaire de l’université de Mishkatonic, à Akhram, est mis au fait de phénomènes étranges. Il entre en relation avec des individus appartenant à la dernière couche de la population, paysans illettrés et consanguins, qui lui font entrevoir, à travers les limites de leur intellect et de leur langage, des réalités innommables. Au terme d’un parcours plus ou moins long, l’universitaire se trouve confronté à ces entités impies, dont le seul aspect suffirait à ôter la raison à n'importe qui. Lovecraft parsème son histoire de plusieurs noms évocateurs, toujours les mêmes, qui reviennent sous sa plume comme autant de formules rituelles : le hideux Necronomicon de l’Arabe dément Abdul al-Hazred, Cthulhu, Nyarlathotep, Yog-sothoth, Azathoth, Iä, Shub-Niggurath, le Bouc aux mille chevraux, etc. Et ce qui est délectable, paradoxalement, c’est le peu de cas qu’il fait de son lecteur. Il n’a aucun souci de créer une dynamique narrative divertissante ou d’abréger ses descriptions fantastiques, tout ce qui l’intéresse est de dérouler méthodiquement tous les éléments de son infâme univers.
Pour apprécier Lovecraft, il faut bien saisir le moteur de son imaginaire et de son écriture : c’est la conviction que non seulement le monde, mais la vie elle-même est quelque chose d’effroyable, que seule notre ignorance nous protège de la folie, que si nous avions une connaissance suffisante et adéquate de l’essence de la réalité, nous ne pourrions pas résister à cette abjecte révélation. Son plus grand plaisir consiste à anéantir l’orgueil humain, à représenter ses congénères comme des créatures minuscules et impuissantes, cohabitant sans le savoir avec des entités immémoriales pour lesquelles l’histoire de notre race tout entière ne constitue qu’un bref et dérisoire épisode dans le cours des âges. Comme l’a fort justement écrit Houellebecq dans son essai consacré à Lovecraft, ses textes prouvent que pour produire de la bonne littérature fantastique, la haine envers ses semblables, le dégoût envers la vie et le monde sont des éléments plus efficaces que l’émerveillement et l’empathie.
Il ne faut point croire que l'homme soit le plus vieux ou le dernier des maîtres de la terre. Les Anciens ont été, les Anciens sont encore, les Anciens seront toujours. Non point dans les espaces connus de nous, mais entre ces espaces. Ils attendent en toute patience, en toute-puissance, car Ils règneront à nouveau ici-bas.