15 mai 2024

L'Impossible Conciliation



L’Impossible Conciliation, de Jérôme Bottgen, est un bref et dense essai philosophique, consacré aux rapports entre ce que l’auteur appelle « l’esprit philosophique » et la Révélation biblique. Il est bien évident que dès l’apparition du christianisme, dans un monde fortement hellénisé et imprégné de platonisme, de stoïcisme et de l’enseignement des diverses écoles grecques, la question des rapports entre la foi et la philosophie s’est posée. C’est à l’aide de concepts philosophiques que les Pères de l’Église ont forgé ce qui deviendra la théologie catholique. L’originalité de L’Impossible Conciliation, c’est que cet essai ne s’intéresse pas à ces grands édifices doctrinaux mixtes, mais qu’il entreprend de confronter la philosophie et la révélation biblique dans ce qu’elles ont d’originaire, de substantiel. L’ouvrage est en cela fortement influencé par la pensée de l’auteur protestant Jacques Ellul, dont il se revendique ouvertement.
La thèse de l’essai, comme son titre l’indique, est que la révélation biblique est au fond inassimilable par la pensée philosophique. Toutes les pensées dites « chrétiennes », ou « para-chrétiennes », de saint Augustin à Kant et Rousseau, ne sont au fond qu’une reformulation de la philosophia perennis, à peu près déjà intégralement formulée par Platon en son temps (avec la volonté d’autonomie, de rationalité, d’union à un absolu abstrait, etc.). L'emploi d'une terminologie philosophique par toute la littérature apologétique consacre en quelque sorte l’assimilation complète du contenu biblique par l’esprit philosophique, lequel s’approprie tout ce qu’il touche. La Révélation biblique n’est pas transposable en concepts, elle ne répond à aucune des aspirations métaphysiques de l’homme, elle ne répond pas à sa quête spirituelle (contrairement aux sagesses orientales), elle se situe sur un autre plan, sur un plan radicalement autre. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’a rien à voir avec l’Être suprême des penseurs théistes comme Voltaire ou Kant. Et toute l’histoire du christianisme n’est au fond que l’histoire de cette perpétuelle résurgence de la métaphysique immémoriale, sur une base biblique assimilée, instrumentalisée et finalement oubliée.
L’ouvrage frappe par sa hauteur de vues, ainsi que par la qualité de son écriture. C’est un problème fondamental qui est traité ici, celui du statut même de la vérité, laquelle se trouve comme écartelée entre deux voies inconciliables. On sent que c’est là un questionnement authentique chez l’auteur, que c’est un point qui touche à son rapport même à l’existence, bref que les théories exposées ici reposent sur du vécu, et non sur des vues de l'esprit gratuites et artificielles. La proximité que l’on sent entre l’auteur et les textes bibliques d’une part, et les œuvres de Platon, Descartes, Kant et Nietzsche d’autre part, est patente. Il s’agit en cela d’un ouvrage très personnel.
L’essai a aussi des défauts : une certaine concision, un tour elliptique, un rythme du discours qui survole parfois certains sujets sans développements de nature historique ou exégétique. La formation littéraire de l’auteur a laissé des traces. Malgré tout, le propos reste toujours bien saisissable, et si le texte ne parcourt pas toujours jusqu’au bout tous les chemins qu’il indique, il donne au moins au lecteur la direction qu'il doit suivre par lui-même s’il souhaite approfondir la recherche.
Quelle question insondable que celle posée par la révélation biblique ! Combien apparaît évidente l’insuffisance de toutes les philosophies humaines, et combien pourtant l’homme est sans cesse porté à y revenir, encore et encore ! Combien il tient à son « autonomie », à sa « raison », à son « monde des Idées » ! Et quel est donc ce Dieu qui ne répond à aucune des attentes fondamentales de l’homme, qui s’exprime par énigmes, qui appelle à la liberté là où l’homme cherche une morale, qui le place dans le contingent là où l’homme cherche l’absolu, qui offre sa Grâce là où l’homme souhaite ériger son œuvre, faire valoir ses mérites ? Que signifient donc ces deux phares inextinguibles de l'histoire humaine dont les lumières jamais ne se rencontrent, jamais ne se confondent, et qui semblent impuissants l’un comme l’autre à éclairer la nuit profonde dans laquelle nous sommes tous plongés ?

- L’Impossible Conciliation, de Jérôme Bottgen, aux éditions L’Harmattan.

1 mai 2024

Fragments, mai 2024



- Il est intéressant de voir comme le sujet d'une œuvre dramatique influe directement sur sa qualité esthétique. De tous les opéras de Verdi, Aida est le seul qui se déroule durant l'âge noble de l'humanité, l'Antiquité profonde, l'âge traditionnel, l'époque de la pleine mesure de l'humanité en tant qu'espèce. Et c'est son opéra le plus solennel, le plus noble, le plus contenu, le plus beau à mon goût. Ayant à représenter une intrigue qui se situe avant l'âge de nos passions vulgaires, le compositeur a été comme dispensé des débordements passionnels qui caractérisent une bonne part de son œuvre, et qui constituaient le point de focalisation unique de la mentalité romantique au sein de laquelle il a évolué. Il y a, certes, de la passion dans Aida. Mais l'univers hiératique dans lequel elle s'exprime en limite l'expansion, et c'est cet environnement hiératique qui devient le principal centre d'intérêt de l'œuvre, et non les protagonistes et leurs sentiments. En cela, Aida est comme un lointain écho du grand rêve sacral qui a animé l'humanité durant des millénaires, comme un témoignage du fait que cet idéal n'est peut-être pas tout à fait mort, et qu'il suffit en quelque sorte de l'invoquer, comme les divinités des contes, pour le voir se déployer à nouveau avec tous ses prestiges et ses envoûtements.

- Chez Rousseau, la subordination de la morale – et de la vie tout entière – à la subjectivité est complètement achevée. C'est même sans doute le premier auteur classique à avoir atteint ce stade, dans lequel nous sommes tous dorénavant plongés. L'ouvrage significatif à cet égard est sans doute Émile. Comment le philosophe s'y prend-il pour éduquer son élève ? Il ne se réfère jamais à des principes objectifs, à un contenu substantiel du savoir, mais il biaise constamment pour s'adapter à la spontanéité de son élève et pour insérer son enseignement à l'intérieur et à la faveur de cette subjectivité. L'élève est considéré comme un être purement émotionnel, incapable de s'élever par lui-même à la compréhension et à l'assimilation de notions étrangères à son expérience immédiate. Ce n'est donc pas un individu libre et raisonnable, mais une espèce de pantin émotionnel, un « sur-animal ». Et c'est exactement la façon dont tout le monde mène sa vie à notre époque : le sentiment subjectif est le seul critère de l'évaluation d'une situation, et le seul moteur de l'acte. Et tout cela est d'ailleurs parfaitement cohérent avec la conception globale que Rousseau se faisait de l'existence, puisqu'il a longtemps nourri le projet, il en parle dans Les Confessions, de rédiger une Morale sensitive, ouvrage dans lequel toute l'existence aurait été considérée, comme son titre l'indique, à travers le seul prisme de la « sensibilité ».

- Rousseau, dans Les Confessions, n'est pas moins dominé par une sensibilité exacerbée, n'est pas plus éloigné de la ferme impassibilité antique, que Proust dans À la recherche du temps perdu. Et pourtant on sent très bien la différence de style en passant de l'un à l'autre : il y a chez Rousseau un atticisme purement classique, une tenue du discours que l'on ne retrouve pas du tout chez Proust, quelque fine que soit sa maîtrise de la langue française. C'est qu'ils n'ont pas vécu à la même époque, tout simplement. Si alangui que fût le tempérament de Jean-Jacques, il a vécu à une époque où tous les cadres de la pensée classique (biblique, antique) étaient encore debout, à une époque où l'usage même de la langue incluait forcément le locuteur dans des structures mentales qui étaient encore verticales, gouvernées par un hiératisme tacite, un hiératisme pour ainsi dire consubstantiel à cette langue. D'où le sentiment d'extraordinaire plénitude qui émane de la prose de Rousseau et de celle des grands auteurs de l'Ancien Régime : Bossuet, Montesquieu, Voltaire, etc. Tout cela se détraque dès Chateaubriand à vrai dire, et il n'a pas fallu longtemps pour que la ruine fût complète. Proust n'est pas plus pervers, plus faible de caractère, plus amolli que Rousseau ; mais Proust n'est plus soutenu par cette admirable architecture civilisationnelle et langagière dont Rousseau était encore complètement imprégné. Alors la vulgarité de ses inclinations apparaît en pleine lumière, comme celle des nôtres, tandis que chez Rousseau et ses contemporains elle était encore comme stérilisée à la source par la noblesse du verbe dans laquelle elle était contrainte de se mouler dès qu'elle sentait le besoin de s'exprimer.

- Nietzsche appartient pleinement à la période « classique » de la pensée européenne. Ses interlocuteurs, ses vis-à-vis, ce sont Platon, Machiavel, Pascal, le christianisme ascétique d'Ignace de Loyola, etc. Dans sa forme même, il se situe dans la pure lignée du classicisme européen, celui du seizième, du dix-septième siècle. Il n'y a rien de moderne chez lui, c'est pourquoi il détestait tant le monde moderne.

- Baudelaire, Nietzsche, Lovecraft : tous les grands stylistes modernes sont des antimodernistes forcenés. Comme s'il fallait être antimoderne pour bien écrire, pour écrire tout simplement. Le monde moderne est tel que seuls ceux qui le détestent et le refusent peuvent accéder à l'expression.