28 octobre 2021

Considérations sur la conception chrétienne de la mort



Rien n'est plus faux que l'idée que l'on se fait ordinairement de la mort selon le christianisme. On s'imagine que pour le christianisme il s'agit de mener une vie « bonne », puis, après la mort, d'en recueillir les fruits au Paradis. On se représente le modèle de la « bonne mort » selon le christianisme, une mort apaisée, au terme de laquelle on accède à un état supérieur. Le christianisme est donc une religion de la mort, une projection dans un au-delà fantasmé. Face à cela, les esprits forts ont beau jeu de dénoncer ces pieux mensonges, et de louer la lucidité, le réalisme, la résignation des philosophes, qui restent debout jusqu'à la fin et n'attendent rien après cette vie. Le problème, c'est que tout ceci est rigoureusement faux, c'est rigoureusement l'inverse ! Il est très peu question de la mort dans la Bible, il n'y a aucune description de l'enfer ou du paradis (termes quasiment absents du corpus biblique), la position chrétienne n'est pas une préparation à la mort (expression employée par Platon dans le Phédon), mais une attente du Jour du Seigneur, du Jour de Yahvé, jour de colère et de jugement. Ce qui est annoncé, ce n'est pas la mort, c'est le retour du Maître, qui arrivera « comme un voleur, à l'heure où l'on ne s'y attendra pas », et en vue duquel il faut se préparer sans relâche (« Veillez sans cesse pour ne pas être surpris »). Même sur son lit de mort, le chrétien ne doit pas se préparer à la mort, mais bien au retour de son Seigneur1. Le chrétien est déjà mort, mort au monde, mort au péché, mort avec le Christ (Rm 6). Par rapport à cette mort-là une éventuelle mort naturelle ne compte pas vraiment, elle est à peine évoquée dans l'Évangile. La position juive était exactement la même : dans les psaumes, le vieillard ne se prépare pas à la mort, mais demande à Dieu de lui rendre ses forces, et le remercie de l'avoir « tiré de la fosse » (Ps 30). Les prophètes ne disent rien sur la mort, ils annoncent des événements bien concrets : l'invasion assyrienne, la déportation à Babylone, les châtiments de Yahvé envers son peuple infidèle. Le Dieu biblique est le Vivant, le Dieu des vivants, la Source de vie, qui donne la vie, et qui n'a rien à faire avec la mort. La critique nietzschéenne qui voit dans le christianisme une religion des « arrière-mondes » se justifie si l'on considère ce qu'est devenu le christianisme historique, mais elle n'est absolument pas fondée bibliquement. L'ironie de la chose, c'est que ce sont précisément les philosophes grecs qui étaient obsédés par les « arrière-mondes », il n'y a dans la Bible aucun équivalent de la description des Enfers qu'on trouve dans L'Odyssée d'Homère, ou dans le Gorgias, ou le Phédon, ou La République de Platon. Le réalisme est bien du côté de la Bible, qui s'en tient strictement au visible, et ne va jamais au-delà. Dès lors, toute conception dite « chrétienne » de la mort et de l'au-delà retombe fatalement dans un paganisme, dans une conception cyclique de l'existence, tandis que pour le christianisme authentique il n'y a rien de tel, nous vivons « les derniers temps ». La position chrétienne est intégralement incluse dans la vie, c'est une position d'attente eschatologique, et en aucun cas une conception métaphysique de la mort.    
 
1. « Ainsi donc, demeurez en lui, afin que, lorsqu'il paraîtra, nous ayons pleine assurance et ne soyons pas remplis de honte, loin de lui, à son Avènement  » (1 Jn 2, 28).

7 octobre 2021

Pourquoi la France est-elle devenue un petit pays ?



Cet article se propose de passer en revue un certain nombre de facteurs qui ont conduit à la perte d’influence et de prestige de la France depuis des décennies – et même à vrai dire depuis deux siècles. Ce sont des facteurs inconscients chez la plupart des acteurs de la scène intellectuelle et politique, et à vrai dire chez la plupart des Français, car ce sont les facteurs qui contribuent précisément souvent à la bonne opinion que les Français se font d’eux-mêmes. Le point commun de tous ces éléments est qu’ils entraînent un rapport biaisé à la réalité et donc une limitation de la capacité à changer cette réalité dans un sens souhaitable.
 
L’anticléricalisme militant
La France entretient un rapport non-apaisé, et disons-le toxique, avec l’Église. Fille aînée de l’Église, pays de la scolastique et de saint Louis, la nation française s’est engagée comme nulle autre dans l’aventure chrétienne, et elle a rompu avec son héritage avec une violence et une radicalité que l’on n’a pu observer nulle part ailleurs. Dès lors, une énorme partie du champ intellectuel français a basculé dans un anticléricalisme viscéral (issu presque toujours des couches sociologiques originellement catholiques) et c’est tout le rapport au réel de la France qui en a été affecté, par la focalisation sur des combats idéologiques dépassés. Tandis que d’autres grandes nations, comme les États-Unis pour le protestantisme, la Pologne pour le catholicisme, ont su maintenir un rapport vivant et éclairé avec les sources bibliques qui ont contribué à les forger (deux nations sans névrose vis-à-vis de Dieu et dont l’économie florissante depuis des années contraste avec le marasme français), la France, elle, s’est coupée sans retour de ce pan spirituel, mais également intellectuel, moral et civilisationnel de son identité et de son destin. Cela induit toute une série d’incompréhensions, d’excès, de violences, de puérilités aussi, d’idolâtries adolescentes (Johnny Hallyday), directement imputables au fait que les élites ne peuvent pas s’appuyer comme partout ailleurs sur la sagesse, l’expérience et la modération trois fois millénaires de la Bible. Dès que le mot « Dieu » est lâché, les passions s’enflamment, la recherche du bien commun s’arrête et tout se perd dans d’interminables querelles d’ego (car les anticléricaux, n’ayant pas reçu les leçons d’humilité de Jésus, de Salomon et des sages d’Israël, ont souvent un ego fort développé). Cet anticléricalisme, en rétrécissant le champ intellectuel et surtout moral de la France, a sans nul doute contribué à faire de celle-ci un petit pays.
 
La bonne conscience de la gauche française
 
Tout biais idéologique par rapport au réel entraîne un rétrécissement du champ d’action et une diminution de l’influence vis-à-vis de l’extérieur. En France, le poids démesuré de l’extrême gauche (idéologiquement, pas dans les urnes) et des syndicats n’est pas tant dommageable sur le plan du frein aux réformes qu’il représente (car les réformes finissent toujours par se faire) que par la bonne conscience patente de ses représentants. Le Français de gauche a toujours raison, le peuple a tous les droits, le pouvoir est toujours corrompu. Cela aboutit en fin de compte à une vision du monde auto-référentielle, auto-centrée, prétentieuse et dépourvue de toute capacité de remise en cause, dans laquelle le « capitalisme » a tous les torts – ce qui est bien pratique puisque cela dispense de voir les vrais problèmes en face (cf. les sorties récentes de Frédéric Lordon. Ce gauchisme pur, qui ne se salit jamais les mains dans le réel ou l’exercice du pouvoir, jouit d’un indéniable prestige intellectuel, s’auto-alimente depuis des décennies, monopolise les champs universitaire et médiatique, justifie toutes les violences et tous les débordements (inutile de rappeler les événements récents), n’apporte rien de concret à la nation, et engendre par réaction une autre plaie du débat politique français : le conservatisme rance et stérile.
 
Le conservatisme rance et stérile
 
Il semble que chaque automne la France se livre à des séances d’incantations mémorielles lugubres, dont Éric Zemmour représente le dernier avatar, mais qui a eu de nombreux précédents (François Fillon et la primaire des Républicains en 2016, le débat sur l’identité nationale en 2009, etc.). Il faut voir le public des conférences de Zemmour, Onfray, Finkielkraut, etc. : des cohortes innombrables de vieillards, qui donnent un aperçu sur la démographie réelle du pays, hors des centres-villes branchés. Ce qui caractérise ainsi la France du vingt-et-unième siècle, c’est qu’une portion considérable et inactive de sa population confisque le débat public à son profit, vote et élit des dirigeants appelés à construire un pays qu’ils ne pourront plus voir de toute façon. Ces débats rances sur la « France éternelle » réchauffent sans doute le cœur de beaucoup de gens, mais, une fois de plus, ils maintiennent le pays dans des débats idéologiques purement artificiels, sans contact avec la réalité, laquelle obéit à des déterminations bien plus violentes mais qui précisément n’affectent pas cette tranche de la population (l’hégémonie technicienne, le primat de l’affectivité par rapport à tous les autres motifs de détermination rationnels, etc.).
 
La dérision universelle
 
Le complexe de supériorité français se traduit par une attitude de dérision à l’égard de toutes les manifestations de grandeur et de noblesse qui ne sont pas de nature politique (domination politique devant laquelle les Français en revanche tendent toujours à s’incliner). Je prendrais deux exemples. Rambo II, plus gros succès de Sylvester Stallone en France, film sérieux, sans humour, paradigme indépassable du film d’action mais aussi film grave sur les cicatrices de la guerre, ode superbe et empreinte de noblesse au héros solitaire et taciturne, Rambo II a définitivement scellé l’image de Stallone en France. C’était trop noble, trop violent, « trop » tout court. Depuis, Sylvester Stallone est représenté dans notre pays comme un bourrin écervelé. Le sketch des Inconnus, « Jésus II, le retour », fait d’une pierre deux coups, puisqu’il atteint à la fois Jésus-Christ et Rambo, et les Inconnus peuvent véritablement être considérés comme le modèle de l’esprit français de dérision et de dénigrement universel. Second exemple : là encore il s’agit de dérision à l’égard d’un pouvoir non politique, le pape Jean-Paul II. Nous nous souvenons tous de la marionnette des Guignols représentant un pape avachi sur sa crosse, marmonnant une logorrhée incompréhensible. Le mécanisme est le même : le sérieux de la vie, surtout s’il est de nature religieuse, ne saurait être toléré, et il doit être moqué, même s’il faut rire en même temps de la maladie, de la vieillesse (et au prix d’une ignorance totale des réalités non visibles et non médiatiques, comme les textes par exemple : il suffit de lire les derniers écrits de Jean-Paul II comme Ecclesia de Eucharistia, Rosarium Virginis Mariae ou Mane nobiscum Domine pour constater la densité intellectuelle et spirituelle du Jean-Paul II des dernières années).
 
Le conformisme
La France est un petit pays car c’est un pays foncièrement conformiste. Le conformisme vestimentaire en est une illustration. J’entendais l’autre jour un youtubeur comparer les pays anglo-saxons, dans lesquels la fantaisie vestimentaire n’est nullement raillée, et la France, pays triste, où tout le monde porte les mêmes écharpes, les mêmes manteaux sombres, les mêmes jeans slim, etc. Tout en prônant la différence, les Français sont en réalité très normatifs, au point que les comportements, manières de s’exprimer, etc., sont très rigoureusement codifiés. Ce conformisme extrême nourrit la dérision évoquée plus haut, puisque tout écart devient une cible facile à la moquerie. On peut trouver là une des origines du harcèlement scolaire, véritable phénomène de société en France. Plus généralement, le conformisme français est un obstacle à toute solution réellement innovante, à toute parole différente, originale et libre. Concrètement, c’est toujours la solution politique et verticale qui est privilégiée, par incapacité à considérer les choses d’une autre façon (cf. Jacques Ellul, L'Illusion politique).
 
La gaudriole
 
En France, tout aboutit inévitablement à des histoires d’alcôve. Les Français sont fiers de leur réputation en la matière, et au fond c’est la seule chose qui compte pour eux. Cela a plusieurs conséquences. Tout d’abord une relativisation des problèmes sérieux, graves, austères, réels, au profit des « histoires de couple » comme on dit de nos jours. Les innombrables maîtresses de Louis XIV et de Louis XV ont complètement focalisé l’attention de leurs contemporains et ont créé un climat général de frivolité et d’irréalité, avec les conséquences que l’on sait sur le long terme. La République n’a guère changé les choses, et si les Français sont prompts à railler la pruderie anglo-saxonne, ils consacrent de nos jours encore un temps considérable et d’innombrables unes de magazines à scruter la sexualité de leurs dirigeants, au lieu de s’occuper des choses sérieuses (car pour eux, c’est cela le sérieux). Il s’ensuit que les Français sont toujours enclins à accorder leurs suffrages aux « hommes à bonnes fortunes ». Un bon dirigeant doit être un homme à femmes, cela va ensemble, et peu importe les distorsions auxquelles cela conduit quant à l'appréciation objective des vertus et des capacités. C’est une vieille histoire, mieux vaut rigoler avec Chirac que s’ennuyer avec Jospin, mieux vaut Sarkozy le sentimental que Bayrou l’enfant de chœur, etc. Et la politique suivra.
 
La malédiction bonapartiste
 
 
Quelle est la conséquence de tout cela ? Ce sentiment de supériorité associé à une absence de capacité à affronter le sérieux de la vie, à adopter une position austère face à l’existence – qui était celle de tous les empires qui ont duré (Égypte antique, Rome, puritanisme protestant) – font que la France post-révolutionnaire a toujours été incapable de vivre et d’assumer la liberté. Dès que la France a été libre, elle s’est toujours donnée à un maître. Malgré sa devise, c’est un pays impropre à la liberté, liberté responsable qui ne va pas sans une certaine tristesse, une certaine austérité, et disons-le un certain sens du religieux. Le bouillonnement philosophique de la France athée, fait d’intelligence, d’ironie, de galanterie, de poésie et de culte du beau, n’est pas tenable sur la durée, il aboutit toujours à sa némésis : le bonapartisme, qui est la véritable identité politique de la France depuis deux cents ans.
Retraçons brièvement tout cela. La véritable France libre et révolutionnaire a duré sept ans, de 1792 au coup d’État du 18 Brumaire, en 1799. La France s’est alors jetée dans les bras de Napoléon, et elle a perdu dès ce moment et irrémédiablement la suprématie qui était la sienne sur les plans culturel, intellectuel, économique et démographique. La Seconde République sera encore plus brève (1848-1852) et aboutira au même résultat : bonapartisme et défaite militaire de 1870. La Troisième République est une longue parenthèse, au cours de laquelle la France, lassée des fastes napoléoniens, a mis en place un régime politique vraiment parlementaire, sans culte de la personnalité, austère et digne, et a retrouvé dans une certaine mesure le rayonnement international qui répondait à sa vocation. Le Conseil national de la Résistance et la Quatrième République n’étaient pas faits pour durer : trop de liberté, trop de foisonnement démocratique et intellectuel, et ce qui devait arriver arriva : nouvelle plongée bonapartiste en 1958 avec la Cinquième République dans laquelle nous vivons encore de nos jours. À l’intérieur de cette Cinquième République, nouvelles oscillations : la présidence de François Mitterrand incarnait une réaction anti-gaullienne, un retour subtil vers la royauté et l’Ancien Régime : décentralisation politique, distance et sacralisation du souverain, dignité du pouvoir, rayonnement politique international, etc. Après cette longue respiration prolongée encore par les deux mandats de Jacques Chirac, la France s’est une nouvelle fois jetée avec passion dans l’aventure bonapartiste en 2007 avec l’élection triomphale de Nicolas Sarkozy (31 % des suffrages au premier tour, 53 % au second). Après l’inévitable défaite électorale subséquente, ses successeurs, incapables de trouver une autre formule pour gouverner, se sont pleinement inscrits dans la même démarche : concentration administrative (« grandes régions »), rapport direct avec le peuple, parole volontariste aux dépens du lent travail parlementaire, proximité physique avec les foules sans craindre contacts hostiles ou jets d’œufs, etc.
Ce qu’il faut retenir de tout ceci, c’est que le bonapartisme n’est pas un accident historique, c’est une fatalité française. Le visiteur provincial ou étranger qui découvre Paris est vite renseigné sur l’idéologie politique du pays : l'Arc de Triomphe, la Colonne Vendôme (détruite par la Commune mais aussitôt rebâtie, cela va sans dire), le tombeau monumental de Napoléon (y a-t-il un tombeau aussi monumental ailleurs en France ou même dans le monde ?), le dôme scintillant des Invalides qui domine toute la capitale et a été pleinement récupéré par l’imagerie napoléonienne, etc. La geste architecturale française des deux derniers siècles ne laisse guère de place à l’ambiguïté.
Il s’agit donc ici du résultat d’un processus historique très intelligible, très clair, parfaitement exprimable, car la France est un pays cartésien dans lequel les grandes lignes de force idéologiques sont toujours très nettes. N’étant plus reliée à rien de grand ni de réel du fait de son rejet radical du ferment biblique et chrétien sur lequel elle s’est bâtie, mais hantée néanmoins par une attente instinctive de l’Homme Providentiel, la France a trouvé une solution et une identité de substitution en amalgamant l’autorité militaire du césarisme, le prestige des rois de France et le populisme démocratique de la Révolution française. Le fruit naturel de cette synthèse désespérée pour trouver un substitut temporel au Christ est le bonapartisme. Celui-ci se conjugue parfaitement avec le refus de l’austérité et la dérision chers à l’anticléricalisme français : on veut bien plier sous l’autorité d’un despote, à partir du moment où l'on a le droit de le dénigrer en société pour se sentir rebelle, et à condition qu’on n’ait pas à se mettre à genoux à l’église. L’inadéquation fondamentale du fantasme de grandeur bonapartiste avec la réalité conduit à une série ininterrompue de défaites militaires, économiques, culturelles, et à un effacement progressif du pays sur la scène internationale. C’est ainsi que la France est devenue un petit pays.