24 janvier 2013

Le réel et l'idéal


      Dès lors qu'il fréquente ce qui est divin et ordonné, le philosophe devient donc ordonné et divin autant qu'il est possible à un homme de le devenir.

      Platon, République, 500 c.

      
Peut-être le temps est-il venu de contester cette prétention qu’a le réel à régenter nos vies. Le réel, bien souvent, est laid et injuste. Ce qui nous attache à lui, c’est notre ego : nous entretenons avec le réel un grand nombre d’interactions qui déterminent l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Or l’âme se modèle sur ce qu’elle contemple, elle se nourrit des représentations qui lui sont offertes. Prendre le réel pour base de nos représentations intérieures, c’est par conséquent bâtir une version atrophiée et malingre de notre âme.
       Je comprends bien les critiques que l’on a instinctivement tendance à formuler à l’encontre de l’idéal : « L’idéal n’est pas réel, c’est le pays des chimères ; c’est notre connexion avec le réel qui détermine la valeur de notre vie, y compris sur le plan moral ; le réel, tout imparfait qu’il soit, est notre seule dimension d’action et de réalisation ; l’idéalisme est une facilité, une fuite, un mensonge, sans la moindre portée, sans le moindre fruit. » J’entends tout cela. Je l’entends et je le conteste. Car en ce qui concerne l’influence des représentations sur nos vies, l’idéal me semble avoir une portée bien plus grande que le réel. Tout notre être tend vers l'idéal qui nous est propre, au point que notre personnalité, nos choix, nos disciplines et nos rituels quotidiens sont dictés par cet idéal, ou par l’absence de celui-ci. L’idéal transforme la vie, il génère des comportements inédits et inconcevables pour les autres, il repousse les limites établies et impose sa loi à la matière. Le réel est passif et inerte, l’idéal est libre et agissant. Oublions donc un peu le réel et forgeons-nous un bel idéal, ferme et durable, précis et cohérent. Après l’avoir forgé, contemplons-le, cultivons-le. Alors, comme si souvent dans l’histoire des hommes, les forces invisibles triompheront, le réel se soumettra à l’idéal et deviendra son humble reflet.

16 janvier 2013

L'ivresse de la vertu

              
        Il y a mille moyens de s’enivrer, mais la plus irrésistible des ivresses, celle qui, sans le secours d’aucune substance extérieure, suffit à bouleverser toute notre physionomie, à nous donner les yeux brillants et la voix rauque, nous faisant tourner la tête et nous transportant hors de nous, nous rendant capables de dépasser toutes nos limites et d’accomplir l’impossible, c’est sans doute l’ivresse de la vertu. C’est à un auteur en particulier que je pense en écrivant ceci, un auteur qui fait vaciller le comportement de tous ceux qui le lisent et les élève invinciblement au-dessus d’eux-mêmes : je veux parler de Plutarque. Comment retranscrire la stupéfiante noblesse qui se dégage de ses Vies Parallèles, une noblesse telle qu’elle nous donne l’impression de ne pas appartenir à la même espèce que ses personnages ? Que de noms me reviennent en écrivant ces mots…
        Je pense à Marcus Porcius Caton qui, dès son plus jeune âge, a laissé éclater « un caractère inflexible, impassible et ferme à tous égards », et qui préférera s’éventrer à Utique plutôt que de devoir sa vie, comme tous les autres, à la clémence de César ; je pense à Tibérius et à Caius Gracchus, si différents à tant d’égards, mais dont Plutarque nous dit que « leur courage en face des ennemis, leur justice envers les subordonnés, leur zèle à exercer les magistratures et leur retenue dans les plaisirs étaient identiques », et qui finiront tous deux lynchés par leurs adversaires pour avoir voulu imposer une répartition plus équitable des domaines agricoles ; je pense à Brutus, au sublime Brutus, qui « était aimé du peuple pour sa vertu, chéri par ses amis et admiré des meilleurs citoyens », à Brutus qui « n’était haï de personne, pas même de ses ennemis, parce qu’il était particulièrement doux, magnanime, inaccessible à la colère, au plaisir et à la convoitise, et avait une volonté droite et inflexible dans son attachement à l’honneur et à la justice », et qui se jettera sur son glaive à Philippes ; je pense à Cicéron qui tend stoïquement sa gorge à ses meurtriers ; je pense à Aristide, juste et pauvre, et qui devra être enterré aux frais de l’État car, après avoir rendu les plus illustre services à sa patrie, il vivait dans une humble masure et « n’avait pas laissé même de quoi se faire enterrer » ; je pense à tous les autres, à Alexandre qui dormait avec l'Iliade sous son oreiller et dont le corps était couvert de cicatrices ; à César qui, de santé délicate, endurcissait son corps « par des marches continuelles, par un régime frugal, par l’habitude de coucher en plein air »… Je pense à tout cela et je chancelle.
        Non, il n’y a pas de plus puissante ivresse que celle de la vertu, et, à cet égard, il n’y a pas d’auteur plus enivrant que Plutarque. Je n’oublierai jamais ce printemps de l’année 2004 où je le découvris, où je m’immergeai totalement dans son univers, ne lisant que lui pendant plusieurs semaines et me demandant comment j’avais pu vivre sans le connaître. Cette intrusion de la morale dans l’histoire, cette justification de la morale comme moteur de l’histoire m’éblouit et résolut d’un coup toutes les questions auxquelles ni Schopenhauer ni Kant n’avaient su répondre. Ces Vies âpres et majestueuses me pénétrèrent jusqu’à la moelle et devinrent instantanément constitutives de ma personnalité. L’extrême souffrance que m’a causée la vie politique de ces dernières années, c’est à lui que je la dois, lorsque les hommes politiques qui étaient au pouvoir différaient si diamétralement de ceux qui remplissaient son œuvre. Moi aussi, comme Montaigne, comme Rousseau, comme les hommes qui ont fait la Révolution française, j’ai été atteint par la fièvre Plutarque, je me suis délecté de cette liqueur virile.
        
Et pourtant, je mesure bien ce que l’influence de Plutarque peut avoir de pernicieux. Elle génère dans l’âme une exaltation, une agitation, une quête effrénée de noblesse qui se distingue assez nettement de la sagesse véritable. Elle conduit à considérer toutes choses selon des critères excessivement élevés. Tout Rousseau est issu de cette influence. C’est à elle qu’il doit ses plus belles pages, mais aussi ces défauts qui le rendent si souvent insupportable : l’emphase, l’absence totale de finesse et de cet humour qui anime l’œuvre d’un Voltaire. Certes, il n’y a rien de plus beau que la vertu. Mais l’attachement excessif à la vertu, comme toutes les autres formes d’attachement, nous éloigne de la paix intérieure et de la Voie. Le subtil Lao-tseu ne s’y est pas trompé, qui écrivait que « tout ce qui émane du Tao est monotone et sans saveur ». C'est qu'au-dessus de la vertu, il y a la vie, et la vie exige parfois que l’on oublie un peu la vertu…
        Il est difficile de quitter Plutarque, cet homme véritablement divin, qui alliait une pureté morale peu commune à un savoir encyclopédique, cet auteur unique, qui a réuni dans son œuvre les charmes du conteur, la rigueur de l’historien et la profondeur du philosophe. Les historiens le dédaignent, le jugeant trop subjectif, et les philosophes l’ignorent, ne voyant en lui qu’un émule sans originalité de Pythagore et de Platon. J’ai été bien long en voulant lui rendre hommage ; mais il est difficile de ne pas s’attarder en compagnie d’un des trois ou quatre géants qui fécondent les siècles et vers lesquels on est forcé de se tourner lorsque l’on veut savoir ce que c’est que la nature humaine.

7 janvier 2013

Stephen King et son univers

 
       Je ne suis pas de ceux qui disent : « Ce n’est rien, c’est un roman de Stephen King. » Stephen King est le tout premier auteur que j’aie lu, longtemps, bien longtemps avant tous les autres. C’est par lui que j’ai appris ce que c’est qu’un livre, qu’une histoire, ce que c’est que la littérature. Aujourd’hui, vingt ans plus tard, et alors que tant d’autres artistes ont renié leur idéal et disparu dans l’oubli où les a engloutis leur médiocrité, je suis heureux de constater que Stephen King, lui, n’a pas dévié de sa ligne, et qu’il continue à produire chaque année un ou deux ouvrages qui le maintiennent à son rang de maître incontesté de l’épouvante.
      Si je devais définir ce qui fait la magie de l’univers de King, j’emploierais l’expression suivante : « terriblement familier ». Stephen King est auteur de littérature fantastique, et pourtant, à l’exception de la saga de La Tour sombre, il n’a jamais créé d’univers parallèle. Non, ce qu’il affectionne, ce sont les zones banales du quotidien, si familières qu’on n’y prête même plus attention : les centres commerciaux, les stations-service, les motels, les pavillons de banlieue, etc. Ses romans ont toujours pour cadre des patelins perdus du Maine : Bangor, Castle Rock, Derry. Et ses personnages sont des gens simples, proches de nous du fait de leurs problèmes, de leurs failles qu’ils n’arrivent pas à masquer : l’alcoolisme de Jack dans Shining, le manque maladif de confiance en soi d'Arnie dans Christine, le bégaiement de Bill dans Ça. Il règne dans ses romans une atmosphère qui rappelle celle des Évangiles : beaucoup d’êtres vulnérables, des femmes, des enfants, des estropiés, qui luttent contre les forces des ténèbres. Et souvent (pas toujours chez King) une étincelle de pureté et d’innocence suffit à vaincre les démons les plus maléfiques.
      Ce qui est frappant, dans l’œuvre de Stephen King, c’est que le surnaturel ne fait pas irruption au sein d’un environnement neutre ou idyllique. La situation était déjà viciée, délétère, avant que les monstres ne se manifestent : la famille de Tad, dans Cujo, était déjà au bord de l’implosion avant l’entrée en scène du molosse meurtrier ; la famille Torrance luttait déjà contre ses propres fantômes avant de rencontrer ceux de l’Overlook. La grande habileté de Stephen King, c’est qu’il n’utilise pas le fantastique pour détruire une cellule familiale ou une communauté, mais pour en accuser les tensions internes et finalement fatales.
      Je me suis éloigné de Stephen King. J’ai découvert que la littérature offrait d’autres champs plus verdoyants, plus fertiles en pensées profondes et épanouissantes. J’ai découvert qu’il y avait d’autres plaisirs en littérature que ceux que l’on peut tirer d’une bonne histoire, que souvent la seule qualité de l’expression suffit, et que sur ce plan bien des auteurs, bien des poètes valent mieux que lui. Et pourtant, je crois que tous les lecteurs assidus de Stephen King sont marqués par cette œuvre ; qu’ils ont le sentiment de faire partie d’un club spécial, un peu particulier ; qu’ils ne voient plus le monde de la même manière, et que tandis que tous les autres sont pris dans le tourbillon dérisoire de la vie moderne, eux se tiennent un peu à l’écart, un peu en marge, et observent ce qui coince, ce qui grince. Et ce que nous apprend Stephen King, c’est que ce n’est pas parce que ça coince, ou que ça grince, ou que ça fait un peu plus que grincer, qu’il faut détourner le regard. Au contraire
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