25 octobre 2018

Beigbeder, Moix, Houellebecq : vingt ans après



J’ai commencé à lire de la littérature française contemporaine dans les années quatre-vingt-dix, me dit-il. A l’époque, les trois auteurs qui occupaient le haut de l’affiche étaient Frédéric Beigbeder, Yann Moix et Michel Houellebecq.
J’avais lu L’Amour dure trois ans et L’Égoïste romantique de Frédéric Beigbeder. Ces deux ouvrages tournaient autour des désespoirs et des affres d’un dandy parisien et de sa vie sentimentale bien remplie.
J’avais lu Les Particules élémentaires et Plateforme de Michel Houellebecq. Il y était question de misère affective et sentimentale, de cinémas pornos, de boîtes échangistes et de tourisme sexuel en Thaïlande.
J’avais lu Partouz de Yann Moix. Le livre narrait les élucubrations de l’auteur au cours de ses pérégrinations dans des boîtes échangistes.
Je n’avais pas vingt ans à l’époque, et tel était le climat intellectuel et littéraire dans lequel je baignais.
Aujourd’hui, vingt ans après, il peut être utile de se demander ce que ces trois auteurs emblématiques sont devenus.
Après une expérience ratée au cinéma (L’Amour dure trois ans, 2012), Frédéric Beigbeder est devenu le patron du magazine de charme Lui.
Après une expérience ratée au cinéma (Cinéman, 2009), Yann Moix est devenu un ambassadeur du régime nord-coréen, pays dans lequel il va s’installer pour y donner des cours de littérature française.
Après une expérience ratée au cinéma (La Possibilité d’une île, 2008), Michel Houellebecq a publié un roman intitulé Soumission, dans lequel il préconise de remédier aux apories du libéralisme par une conversion universelle à l’islam, religion simple, rationnelle et solidaire.
Je n’exagère pas. Tels sont les faits, concernant les trois grands auteurs français de ma jeunesse.
Il y a là une logique admirable. Ayant fidèlement reflété le message dominant de leur époque en plaçant l’hédonisme et la sexualité au centre de leur vie, ces trois auteurs ont abouti à la promotion assumée de la dictature, sous une forme ou sous une autre. C’est là exactement la théorie de Platon dans La République, qui établit un parallèle inéluctable entre le dérèglement des mœurs d’un individu et l’avènement de la tyrannie. L’homme aristocratique et royal, lui, est celui dont le principe directeur (l’âme) oriente et domine les penchants de la sensibilité et de l’affectivité.
Voilà le monde dans lequel j’ai vécu. Frédéric Beigbeder a obtenu le prix Renaudot en 2009 pour son roman Un roman français. Yann Moix a obtenu le prix Renaudot en 2013 pour son roman Naissance. Michel Houellebecq a obtenu le prix Goncourt en 2010 pour son roman La Carte et le territoire.

18 octobre 2018

William Shakespeare : Le Conte d'hiver



Lu Le Conte d’hiver, de Shakespeare, dans la traduction de François-Victor Hugo, sans grand plaisir, je dois le reconnaître. Le théâtre, la mimesis, est vraiment le lieu des sentiments exacerbés, des outrances, de la démesure, Platon ne s’y était pas trompé. Comme je comprends, à la lecture de cette pièce (l’une des dernières de Shakespeare), l’inclination que le cinéma a toujours montrée pour l’œuvre du dramaturge anglais ! Tous les ressorts d’Hollywood sont déjà là : les liens familiaux passionnels, les quiproquos, l’amour et la vengeance qui écrasent tout le reste, la focalisation sur le visuel (des rois, des jeunes filles, des bergers), etc. Malgré la tenue du propos, caractère éminemment populaire de cet art. Personnages monolithiques, archétypaux, sentiments outranciers.
Il y aurait toute une étude à faire sur la force des liens familiaux et sentimentaux chez Shakespeare (voir aussi Hamlet, Roméo et Juliette, Othello, toute son œuvre en fait). En cela, Shakespeare est vraiment un précurseur, un pionnier. Dans la tragédie grecque, chez Racine, les passions sont toujours contrariées par un discours objectif : le pouvoir, le devoir, etc. Chez Shakespeare, elles occupent toute la place, de bout en bout. L’univers n’est pas autre chose que la manifestation de leur déploiement. Comme je comprends la faveur dont il a joui chez les romantiques, puis au cours de la seconde moitié du vingtième siècle ! L’essence du drame shakespearien est devenue notre quotidien : des attachements pathologiques, sanguinaires, Johnny et Laeticia, Carla et Nicolas. Tout cela semble bien étranger à ma nature… J’étais un petit garçon calme et mesuré ; aujourd’hui encore, après avoir passé presque toute ma vie au milieu d’hystériques et d’excités, je suis quelqu’un de tranquille, de posé. Leonte, roi de Sicile, est persuadé que sa femme le trompe avec Polixène, roi de Bohème ? Et après ? Cela vaut-il la peine d’entrer dans de telles transes ? Ah, mon cher Leonte, va t’allonger sous un olivier et récite plutôt du Virgile : « Déjà les toits des hameaux fument au loin, et les ombres grandissantes tombent des hautes montagnes… »

11 octobre 2018

La mort de John William Godward



John William Godward est un peintre néo-classique anglais qui s’est suicidé le 13 décembre 1922 à l’âge de soixante-et-un ans. Face à la montée inexorable des avant-gardes artistiques et à la perte d’influence de son art, il aurait déclaré : « Le monde n’est pas assez grand pour Picasso et pour moi. »
Cet événement me touche comme s’il avait une résonance personnelle, car j’y vois le signe prophétique d’un basculement de civilisation. Pendant deux millénaires, la période historique qui s’est étendue de l’élaboration des poèmes homériques à la mort de Marc Aurèle a constitué un réservoir inépuisable d’inspiration, d’idéal et de rêveries pour les artistes et les penseurs de l’Occident. L’Antiquité apparaissait comme une période bénie, l’âge humain par excellence, à la fois noble et sauvage, où toutes les dimensions de la vie avaient été poussées à leur paroxysme : l’harmonie, mais aussi la sauvagerie ; la beauté, mais aussi la cruauté ; la raison, mais aussi le chant et la lyre ; à la fois Mars et Vénus, Athènes et Sparte, les parfums capiteux de l’Orient et les tables de la Loi de l’Occident. C’était une période close, complète, mise à la disposition de tous, pour l’éternité. Andromaque de Racine, Platée de Rameau, La Légende des siècles de Hugo, La Mort de Socrate de David, toute œuvre d’art n’était au fond qu’un reflet de cet âge d’or.
John William Godward a partagé cette foi. Il a poussé le culte de l’Antiquité à un degré de perfection qui frappe tous ceux qui se trouvent face à ses toiles. Et il a vu son monde s’écrouler. Pour la première fois depuis l’avènement de la civilisation occidentale, nous vivons dans un monde pour lequel l’Antiquité ne signifie rien de spécial, n’est qu’un âge comme les autres. John William Godward ne l’a pas supporté, et il s’est suicidé. Picasso, lui, a continué à peindre pendant cinquante ans. Il est mort à Mougins le 8 avril 1973 à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
Lecteur, oublie Hector et Penthésilée, et retourne à ton iPhone.

4 octobre 2018

Michel Houellebecq : Extension du domaine de la lutte



Lu, pour la première fois de manière suivie et intégrale il me semble, Extension du domaine de la lutte, de Michel Houellebecq. Je m’en souvenais du reste fort bien. Je l'ai relu avec plaisir, intérêt, admiration même. C’est là un classique de notre époque, à n’en pas douter. Lucidité, netteté du style, humour désabusé toujours sous-jacent, le meilleur de Houellebecq, fécondé par la souffrance et le combat, avant qu’il ne tombe dans ses confortables et un peu vaines rengaines réactionnaires.
Ce qui ressort de manière flagrante du roman, c’est l’absolue inadéquation entre le monde moderne et les aspirations réelles de l’homme. Houellebecq appuie sans cesse, et avec un art consommé, sur le prosaïsme intégral et destructeur du monde qui nous entoure. Il cite le Schéma directeur du plan informatique du ministère de l’Agriculture, les boîtes de thon Saupiquet, etc. Rien qui parle à l’homme, rien qui offre le moindre sens à son existence. Et dans cet univers où les valeurs ont été éradiquées, une seule force subsiste, un seul horizon demeure, le désir, pure mécanique dans un monde mécanique, suprême aliénation dans un monde d’aliénations. Tout cela est très cohérent, plus que jamais actuel.
Au fond, Houellebecq est (ou était) un authentique humaniste. La formation chrétienne est patente. Mais, en plaçant le désir, la sexualité et l’« amour », puis, dans un second temps, la problématique identitaire au centre de son propos, il est retombé dans les obsessions de la société, il n’est pas allé au bout de son parcours d’affranchissement. Sans doute ses livres en sont-ils plus intéressants, sans doute cela lui fait-il gagner des lecteurs. Mais après avoir entrouvert la porte de la prison, et à l’instant où celle-ci est devenue pour lui plus confortable, il s’est empressé de s’y calfeutrer, au milieu des coussins et des effluves apaisants. Le monde libéral-libidinal est toujours aussi violent, toujours aussi inhumain, mais plus pour lui.