17 janvier 2018

Quelques mots sur Jean d'Ormesson

Un mort est sans défense. C’est pourquoi la mémoire des morts est sacrée. Juger un mort, c’est se substituer à Dieu, c’est attenter à ce qu’il y a de plus démuni, c’est faire fi de toutes les lois divines et humaines.
J’ai longtemps hésité à écrire quelques mots sur Jean d’Ormesson. L’abîme qui s’est creusé entre lui et moi un beau jour du printemps 2007 est tel que je ne pensais pas pouvoir le faire sans violer les lois sacrées que je viens d’évoquer. Cette rupture dépassait le champ de la politique, elle touchait à ce qu’il y a de plus important, aux valeurs qui donnent un sens à l’existence. Mais il me semble aujourd’hui que j’ai une dette envers Jean d’Ormesson, et que ce serait faire preuve d’ingratitude que de ne pas tenter de m’en acquitter.
Tout a été dit sur Jean d’Ormesson, sur son intelligence, sur son charme. Derrière ses yeux bleus malicieux et son sourire, je décèle quant à moi une grande dureté de caractère, au bon sens du terme. Il y avait quelque chose d’authentiquement nietzschéen chez lui, ce qui est bien plus rare que ce que les auto-proclamations que l’on peut lire partout ne laissent supposer. Jean d’Ormesson a décidé d’être heureux envers et contre tout. Je soupçonne chez lui une faille initiale, je ne sais quelle humiliation originelle, causée par une sensibilité extrême, celle des vrais artistes, et qu’il a décidé de vaincre derrière un masque invulnérable d’esprit et de jovialité. Et il a été invulnérable, surmontant toutes les déceptions et tous les drames avec une détermination proprement romaine. Il a pleinement recueilli les fruits de cet héroïsme du bonheur, ayant accumulé honneurs, plaisirs, succès mondains, au-delà de tout ce que ses contemporains auraient pu rêver. Et, marque suprême de supériorité, il a pu mesurer la vanité de tout ceci, ce qui n’est donné qu’à bien peu.
Un seul de ses livres a compté pour moi, son Autre histoire de la littérature française, que j’ai découverte à quinze ans, précisément au moment où je quittais Stephen King pour André Gide, Racine et Jean-Jacques Rousseau.
Jean d’Ormesson a donné du bonheur à beaucoup de gens, il a donné à beaucoup le goût des lettres, il a rendu la vie plus légère à ses contemporains. Nul ne peut deviner les conséquences que son terrifiant choix de 2007 et 2012 aura sur la destinée de son âme. Gageons que tel acte minime de charité et d’humilité, ignoré de tous, pèsera plus lourd en sa faveur que tous ses succès, lors du Jugement.
Jean d’Ormesson est né de droite et il est resté de droite. C’est cette fidélité qui a fait sa popularité, mais aussi ses limites. Et en considérant cette magnifique destinée, désormais achevée, l’on ne peut s’empêcher de penser que ce qui fait en définitive la valeur d’une vie, c’est sa capacité à transcender les camps, à briser les cadres, à dépasser les héritages, à s’aventurer en un mot sur des territoires vierges et sauvages, comme l’ont fait ceux qui sont sans doute les deux plus grands Français du vingtième siècle, que Jean d’Ormesson a tant détestés et qui le fascinaient en même temps, sans doute parce qu’il a reconnu en eux l’image de ce qu’il aurait pu être s’il avait osé préférer la vraie liberté au faux bonheur : Jean-Paul Sartre et François Mitterrand.