12 mai 2017

L'impasse néoplatonicienne

      
       J’ai aimé les écrits de Platon par-dessus toutes productions humaines. Je mesure chaque jour davantage à quel point il a informé ma vision du monde, à quel point je lui dois la liberté d’esprit que j’ai toujours essayé de préserver, mais aussi les limites et les inadéquations que je peux rencontrer dans mon appréhension du monde extérieur. J’ai pu éprouver des moments de lassitude ou de saturation à l’égard de ses dialogues, mais je suis toujours revenu vers lui, rapidement et intensément.
       Aussi, je me demande quelle aurait été ma réaction si je m’étais penché sur les écrits de Plotin il y a cinq ans, ou dix ans. Il y a là tout ce qu’il aurait fallu pour me captiver : la rigueur et la clarté grecques, l’élan métaphysique, l’influence orientale (perse) à travers laquelle tout apparaît illusoire et insignifiant comme une simple bulle de savon. J’aurais plongé dans ces Énnéades sans recul, sans restriction. Mais aujourd’hui, j’ouvre à peine le livre que je ne sais quel instinct m’avertit qu’il y a là quelque chose de malsain, voire de dangereux. Cette conception de l’âme comme une essence immuable, inaccessible au mouvement, à la sensation, à la pensée même, me semble à la fois fausse et nocive. Tout cela mène aux ténèbres et à la nuit, certainement pas à la clarté du soleil platonicien. Surtout, j’y vois un gauchissement de la pensée de Platon, le développement hypertrophié et pathologique de certaines de ses tendances, au détriment de l’équilibre savamment élaboré qui émane de l’architecture de chacun des dialogues. Deux points me semblent mériter tout particulièrement d’être soulignés.
       1. Il est remarquable que, dans aucun des dialogues de Platon, la partie métaphysique ne vient clore le texte. Elle se situe généralement vers le milieu du dialogue, comme dans La République ou le Phèdre, voire au début comme dans le Phédon. En revanche, ce qui vient conclure les échanges, ce sont le plus souvent des considérations d’ordre moral. Le Gorgias et La République s’achèvent sur le tableau d’un jugement universel des âmes. Le Banquet sur un portrait de Socrate. La métaphysique pure n’a aucun sens pour Platon, elle est toujours reliée à la morale.
       2. Le discours chez Platon n’est jamais indépendant de celui qui l’énonce. Il n’y a pas de discours théorique chez Platon, il y a des personnages qui discutent ensemble, et qui marquent ce qu’ils disent de l’empreinte de leur caractère propre. Dans les trois quarts des dialogues, c’est Socrate qui vient au premier plan, avec les traits qui le caractérisent (ironie, malice, humilité, élégance). Les personnages sont toujours nommés, on connaît leur cité d’origine, leur profession, leurs talents et leurs ridicules, leurs manies de langage, etc. En un mot, toute théorie passe pour Platon à travers le prisme de l’humain, qui constitue la réalité première et fondamentale.
       Ces deux aspects ne sont pas accessoires, ils sont constitutifs, et ils me semblent totalement évacués par l’idéologie néoplatonicienne, impersonnelle et impassible comme un bloc de marbre.
       Ainsi, à la lumière de ces réflexions, c’est mon idéal qui m’apparaît tout à coup. J’ai trouvé le combat de ma vie. Je défendrai l’Homme contre toutes les forces obscures qui visent à le subjuguer. Contre la Technique. Contre l’Argent. Contre l’Hédonisme. Contre l’Intellectualisme. Je reprendrai cette cause oubliée et méprisée de l’humanisme, et je me battrai pour elle dans un monde de robots et de possédés.