19 août 2021

Racine : Phèdre, Andromaque



Relu Phèdre et Andromaque de Racine, avec un plaisir infini. Je ne vois vraiment rien de supérieur dans la littérature française. Pas même Hugo, qui tombe souvent dans des accumulations d'entités aux contours nébuleux, destinées à communiquer un sentiment de sidération face à l'ineffable, mais aux dépens de la netteté de la pensée. Rien de tel chez Racine, qui reste toujours d'un réalisme, d'une netteté toute classique (gréco-romaine). On a tort de ramener Racine à l'expression des sentiments : c'est là la grille de lecture privilégiée de notre époque bien sûr. Mais j'ai été frappé, une fois de plus, par la densité narrative de son théâtre. Chaque pièce est soutenue par arrière-plan très riche et très adroitement évoqué : la guerre de Troie dans Andromaque, la lignée généalogique des protagonistes dans Phèdre. Le présent est très rigoureusement déterminé par le passé, comme chez les Grecs, il ne s'agit pas seulement de peindre un événement mais tout un réseau de déterminations familiales et culturelles. Très grande intelligence, et goût vraiment supérieur de Racine : rien n'est dit en vain, mais tout doit être dit sans peser, en maintenant l'impression de la vie, du mouvement, là où c'est le contraire de la vie (le destin) qui agit. Théâtre de ruptures, non linéaire, fondé sur des renversements brutaux de situation (retour de Thésée, revirement d'Andromaque). Perfection à la fois dans le détail et dans l'ensemble.
Relu aussi Hippolyte d'Euripide, pour comparer. Il est très frappant de constater que chez Euripide il y a sans cesse des débats philosophiques : chaque protagoniste veut démontrer à l'autre qu'il a raison, qu'il est dans son bon droit. Or on ne trouve jamais de tels débats chez Racine. Les personnages expriment leurs sentiments, mais ils ont parfaitement conscience de se détourner de la voie de la raison et de la justice (« Je me livre en aveugle au transport qui m'entraîne »). C'est là la différence entre la société grecque et la société chrétienne : l'époque grecque classique était une période de grand doute en ce qui concerne les valeurs, la justice, d'où les recherches sans fin de Platon, d'Aristote, le scepticisme de Pyrrhon, l'indifférence d'Epicure, etc. Déterminer ce qui est juste, tel était l'enjeu de la pièce de théâtre à l'époque d'Euripide et de Sophocle (Antigone). Chez Racine, le juste est implicite, universellement admis, il ne fait pas l'objet de débats, il n'y a jamais de justification des comportements des uns ou des autres. L'enjeu de la pièce est l'irruption du sentiment aveugle dans un univers parfaitement ordonné et intangible. Le christianisme a libéré les hommes de la recherche de la vérité, puisque désormais la vérité s'est incarnée une fois pour toutes, sans le moindre doute possible. C'est vraiment un changement complet de la nature de l'œuvre théâtrale.