Le second millénaire de l’ère chrétienne, qui vient de s’achever, a vu fleurir un grand nombre de traités de dévotion. Tandis que les Pères des premiers siècles s’attachaient à définir le dogme et à mettre en évidence la spécificité du christianisme par rapport aux anciens cultes païens et à la philosophie, les auteurs chrétiens à partir du Moyen Âge ont voulu approfondir la dimension intérieure du christianisme, et proposer à leurs lecteurs des méthodes efficaces pour vivre une authentique spiritualité chrétienne. Cet article se propose de revenir sur quatre traités célèbres entre tous, et représentatifs de l’incomparable fécondité du christianisme en matière de discipline dévotionnelle.
- La Légende dorée, de Jacques de Voragine (1265) : On doit au dominicain Jacques de Voragine, évêque de Gênes, cette compilation en latin de vies de saints, qui sera l’ouvrage le plus diffusé au Moyen Âge après la Bible. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un traité de dévotion, même si l’exemple de tant de martyrs, leur détermination à rendre témoignage au Christ face aux pires châtiments, ont pu nourrir la foi de générations successives d’humbles croyants. Les lecteurs de chaque époque ont sans doute été tout particulièrement sensibles à l’exemple donné par ces jeunes vierges romaines, Cécile, Agathe, Agnès, Lucie, qui ont refusé les riches époux qu’on leur imposait, pour offrir leur vie au Christ, bravant sans faillir le glaive et les bêtes féroces. La Légende dorée enrichit aussi la Bible de nombreux récits pittoresques, sur la Vierge Marie et son époux Joseph, sur l’enfance du Christ, sur le destin des apôtres dans des royaumes lointains et exotiques. Cette somme, sans cesse augmentée de Vies apocryphes, peut être considérée comme une épopée chrétienne, l’équivalent d’Homère pour les chrétiens, dans un style simple, touchant et naïf, visant moins à forcer les intelligences par la puissance des arguments qu’à gagner les cœurs par le récit des miracles accomplis par la Grâce, lorsqu’elle gagne des âmes pures et modestes. L’ouvrage a été abondamment traduit dans toutes les langues, mais la plus belle traduction française est peut-être celle de Téodor de Wysewa (1911), esthète wagnérien de l’époque symboliste, qui a su trouver l’accent approprié pour transmettre la candeur et la noblesse de la foi médiévale. La Légende dorée est en outre réputée pour avoir abondamment alimenté l’iconographie chrétienne médiévale, à travers les vitraux et les livres d’heures.
Citation : « Celui que j’aime est plus noble que toi, le soleil et la lune admirent sa beauté, ses richesses sont inépuisables, il est assez puissant pour faire revivre les morts, et son amour dépasse tout amour. Il a posé un signe sur mon visage, pour m’empêcher d’aimer aucun autre que lui, et il a arrosé mes genoux de son sang. Déjà je me suis donnée à ses caresses, déjà son corps s’est mêlé à mon corps ; et il m’a fait voir un trésor incomparable qu’il m’a promis de me donner si je persévérais à l’aimer » (Vie de sainte Agnès, vierge et martyre).
- L’Imitation de Jésus-Christ, de Thomas a Kempis (?) (début du XVe siècle) : L’Imitation de Jésus-Christ est un autre succès fulgurant de l’apologétique chrétienne, ouvrage le plus imprimé après la Bible à partir de la Renaissance. Il s’agit d’un recueil de quatre courts traités indépendants rédigés en latin, diffusé de façon anonyme, même si un consensus a semblé s’établir pour en attribuer la paternité au moine néerlandais Thomas a Kempis. L’ouvrage témoigne d’une nette évolution des mentalités (ici, pas de merveilleux, pas de miracles) et frappe par son austérité, janséniste avant l’heure. Le propos est très sombre, les joies du monde sont présentées comme illusoires, trompeuses, la seule voie de salut pour la créature consiste à se dépouiller d’elle-même et à s’en remettre entièrement à l’amour de Dieu. Le style est d’une limpidité cristalline, animé par un idéal d’une pureté radicale. Tous les autres traités semblent encombrés d’inutiles fioritures à côté de ce mince volume qui ramène sans cesse le lecteur à l’essentiel. L’ouvrage a eu une influence immense, nullement diminuée par le passage des siècles, et l’on peut citer parmi ses lecteurs fervents saint Ignace de Loyola, Pierre Corneille, Lamennais, sainte Thérèse de Lisieux (qui ne s’en séparait jamais et le connaissait par cœur).
Citation : « Heureux celui qui comprend ce que c’est que d’aimer Jésus, et de se mépriser soi-même à cause de Jésus. Il faut que notre amour pour lui nous détache de tout autre amour, parce que Jésus veut être aimé seul par-dessus toutes choses. L’amour de la créature est trompeur et passe bientôt ; l’amour de Jésus est stable et fidèle. Celui qui s’attache à la créature tombera comme elle, et avec elle ; celui qui s’attache à Jésus sera pour jamais affermi. Aimez et conservez pour ami celui qui ne vous quittera point alors que tous vous abandonneront, et qui, quand viendra votre fin, ne vous laissera point périr. Que vous le vouliez ou non, il vous faudra un jour être séparé de tout. »
- Les Exercices spirituels, d’Ignace de Loyola (1548) : Les Exercices spirituels sont l’ouvrage majeur de saint Ignace de Loyola, prêtre espagnol, militaire durant sa jeunesse, converti après une grave blessure sur les champs de bataille, fondateur de la Compagnie de Jésus (ordre des jésuites). Pendant sa convalescence, il lit de nombreux ouvrages religieux, dont La Légende dorée de Jacques de Voragine, et décide de rompre avec sa vie passée pour mener une existence d’ermite et d’ascète. C’est durant son séjour dans une grotte de Catalogne, près de la ville de Mansera, qu’il commence la rédaction des Exercices spirituels, lesquels constituent un recueil de prescriptions ascétiques (concernant la nourriture, le sommeil, etc.), mais aussi et surtout un manuel de méditation sur les évangiles et la vie du Christ. Tous les événements de la vie de Jésus, et en particulier ses souffrances, sont proposés comme objet de méditation au croyant, selon un calendrier très précis, d’une rigueur toute militaire, étalé sur quatre semaines. La contemplation des actes de la vie du Christ, entrecoupée de prières et de « colloques » avec Dieu, permet au fidèle de pénétrer de façon plus intime dans les mystères de la foi chrétienne, et de les incorporer à sa propre existence, à des fins de purification et d’accès au salut. L’ouvrage de saint Ignace est devenu un classique de la spiritualité, et il a profondément marqué de grandes figures de la Compagnie de Jésus comme le théologien Hans Urs von Balthasar ou le pape François.
Citation : « L’usage de ces exercices doit toujours être exactement proportionné aux dispositions de celui qui les fait. Celui qui les donne doit donc prendre garde, et s’accommoder à la portée de l’âme qu’il dirige. De plus, il faut avoir égard à son âge, à la capacité de son esprit, à l’étendue de ses connaissances, à la force et à la faiblesse de son tempérament ; en un mot, il ne faut rien négliger. On fera toujours plus de tort qu’on ne procurera d’avantage et de profit à toute âme qu’on voudra élever au-dessus de sa capacité, quelle qu’elle soit. »
- Le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, de Louis-Marie Grignion de Montfort (1712) : C’est au prêtre breton Louis-Marie Grignion de Montfort (1673-1716), fondateur de la Compagnie de Marie (Pères montfortains), que l’on doit ce fameux traité de dévotion mariale. L’ouvrage, à la suite de saint Bernard de Clairvaux, propose une spiritualité centrée sur la figure de la Vierge Marie, qui représente la voie la plus facile et la plus sûre pour accéder à son Fils : « Nous avons besoin d’un médiateur auprès du Médiateur même, et la divine Marie est celle qui est la plus capable de remplir cet office charitable. » Le pape saint Jean-Paul II a été marqué de façon décisive par la lecture de ce traité dans sa jeunesse, il y a notamment trouvé sa devise : « Totus tuus ego sum, et omnia mea tua sunt » (« Je suis tout à Vous, et tout ce que j’ai vous appartient »).
Citation : « Si nous craignons d'aller directement à Jésus-Christ notre Dieu, soit à cause de sa grandeur infinie, soit à cause de notre bassesse et de nos péchés, implorons hardiment l'aide et l'intercession de Marie notre Mère. Elle est bonne, elle est tendre, il n'y a rien en elle d'austère ni de rebutant, rien de trop sublime et de trop brillant. En la voyant, nous voyons notre pure nature. Elle n'est pas le soleil qui, par la vivacité de ses rayons, pourrait nous éblouir à cause de notre faiblesse, mais elle est belle et douce comme la lune, qui reçoit sa lumière du soleil et la tempère pour la rendre conforme à notre petite portée. »
Sources :