30 mars 2023

Les chefs-d'œuvre de la littérature dévotionnelle



Le second millénaire de l’ère chrétienne, qui vient de s’achever, a vu fleurir un grand nombre de traités de dévotion. Tandis que les Pères des premiers siècles s’attachaient à définir le dogme et à mettre en évidence la spécificité du christianisme par rapport aux anciens cultes païens et à la philosophie, les auteurs chrétiens à partir du Moyen Âge ont voulu approfondir la dimension intérieure du christianisme, et proposer à leurs lecteurs des méthodes efficaces pour vivre une authentique spiritualité chrétienne. Cet article se propose de revenir sur quatre traités célèbres entre tous, et représentatifs de l’incomparable fécondité du christianisme en matière de discipline dévotionnelle.

- La Légende dorée, de Jacques de Voragine (1265) : On doit au dominicain Jacques de Voragine, évêque de Gênes, cette compilation en latin de vies de saints, qui sera l’ouvrage le plus diffusé au Moyen Âge après la Bible. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un traité de dévotion, même si l’exemple de tant de martyrs, leur détermination à rendre témoignage au Christ face aux pires châtiments, ont pu nourrir la foi de générations successives d’humbles croyants. Les lecteurs de chaque époque ont sans doute été tout particulièrement sensibles à l’exemple donné par ces jeunes vierges romaines, Cécile, Agathe, Agnès, Lucie, qui ont refusé les riches époux qu’on leur imposait, pour offrir leur vie au Christ, bravant sans faillir le glaive et les bêtes féroces. La Légende dorée enrichit aussi la Bible de nombreux récits pittoresques, sur la Vierge Marie et son époux Joseph, sur l’enfance du Christ, sur le destin des apôtres dans des royaumes lointains et exotiques. Cette somme, sans cesse augmentée de Vies apocryphes, peut être considérée comme une épopée chrétienne, l’équivalent d’Homère pour les chrétiens, dans un style simple, touchant et naïf, visant moins à forcer les intelligences par la puissance des arguments qu’à gagner les cœurs par le récit des miracles accomplis par la Grâce, lorsqu’elle gagne des âmes pures et modestes. L’ouvrage a été abondamment traduit dans toutes les langues, mais la plus belle traduction française est peut-être celle de Téodor de Wysewa (1911), esthète wagnérien de l’époque symboliste, qui a su trouver l’accent approprié pour transmettre la candeur et la noblesse de la foi médiévale. La Légende dorée est en outre réputée pour avoir abondamment alimenté l’iconographie chrétienne médiévale, à travers les vitraux et les livres d’heures.

Citation : « Celui que j’aime est plus noble que toi, le soleil et la lune admirent sa beauté, ses richesses sont inépuisables, il est assez puissant pour faire revivre les morts, et son amour dépasse tout amour. Il a posé un signe sur mon visage, pour m’empêcher d’aimer aucun autre que lui, et il a arrosé mes genoux de son sang. Déjà je me suis donnée à ses caresses, déjà son corps s’est mêlé à mon corps ; et il m’a fait voir un trésor incomparable qu’il m’a promis de me donner si je persévérais à l’aimer » (Vie de sainte Agnès, vierge et martyre).

- L’Imitation de Jésus-Christ, de Thomas a Kempis (?) (début du XVe siècle) : L’Imitation de Jésus-Christ est un autre succès fulgurant de l’apologétique chrétienne, ouvrage le plus imprimé après la Bible à partir de la Renaissance. Il s’agit d’un recueil de quatre courts traités indépendants rédigés en latin, diffusé de façon anonyme, même si un consensus a semblé s’établir pour en attribuer la paternité au moine néerlandais Thomas a Kempis. L’ouvrage témoigne d’une nette évolution des mentalités (ici, pas de merveilleux, pas de miracles) et frappe par son austérité, janséniste avant l’heure. Le propos est très sombre, les joies du monde sont présentées comme illusoires, trompeuses, la seule voie de salut pour la créature consiste à se dépouiller d’elle-même et à s’en remettre entièrement à l’amour de Dieu. Le style est d’une limpidité cristalline, animé par un idéal d’une pureté radicale. Tous les autres traités semblent encombrés d’inutiles fioritures à côté de ce mince volume qui ramène sans cesse le lecteur à l’essentiel. L’ouvrage a eu une influence immense, nullement diminuée par le passage des siècles, et l’on peut citer parmi ses lecteurs fervents saint Ignace de Loyola, Pierre Corneille, Lamennais, sainte Thérèse de Lisieux (qui ne s’en séparait jamais et le connaissait par cœur).

Citation : « Heureux celui qui comprend ce que c’est que d’aimer Jésus, et de se mépriser soi-même à cause de Jésus. Il faut que notre amour pour lui nous détache de tout autre amour, parce que Jésus veut être aimé seul par-dessus toutes choses. L’amour de la créature est trompeur et passe bientôt ; l’amour de Jésus est stable et fidèle. Celui qui s’attache à la créature tombera comme elle, et avec elle ; celui qui s’attache à Jésus sera pour jamais affermi. Aimez et conservez pour ami celui qui ne vous quittera point alors que tous vous abandonneront, et qui, quand viendra votre fin, ne vous laissera point périr. Que vous le vouliez ou non, il vous faudra un jour être séparé de tout. »

- Les Exercices spirituels, d’Ignace de Loyola (1548) : Les Exercices spirituels sont l’ouvrage majeur de saint Ignace de Loyola, prêtre espagnol, militaire durant sa jeunesse, converti après une grave blessure sur les champs de bataille, fondateur de la Compagnie de Jésus (ordre des jésuites). Pendant sa convalescence, il lit de nombreux ouvrages religieux, dont La Légende dorée de Jacques de Voragine, et décide de rompre avec sa vie passée pour mener une existence d’ermite et d’ascète. C’est durant son séjour dans une grotte de Catalogne, près de la ville de Mansera, qu’il commence la rédaction des Exercices spirituels, lesquels constituent un recueil de prescriptions ascétiques (concernant la nourriture, le sommeil, etc.), mais aussi et surtout un manuel de méditation sur les évangiles et la vie du Christ. Tous les événements de la vie de Jésus, et en particulier ses souffrances, sont proposés comme objet de méditation au croyant, selon un calendrier très précis, d’une rigueur toute militaire, étalé sur quatre semaines. La contemplation des actes de la vie du Christ, entrecoupée de prières et de « colloques » avec Dieu, permet au fidèle de pénétrer de façon plus intime dans les mystères de la foi chrétienne, et de les incorporer à sa propre existence, à des fins de purification et d’accès au salut. L’ouvrage de saint Ignace est devenu un classique de la spiritualité, et il a profondément marqué de grandes figures de la Compagnie de Jésus comme le théologien Hans Urs von Balthasar ou le pape François.

Citation : « L’usage de ces exercices doit toujours être exactement proportionné aux dispositions de celui qui les fait. Celui qui les donne doit donc prendre garde, et s’accommoder à la portée de l’âme qu’il dirige. De plus, il faut avoir égard à son âge, à la capacité de son esprit, à l’étendue de ses connaissances, à la force et à la faiblesse de son tempérament ; en un mot, il ne faut rien négliger. On fera toujours plus de tort qu’on ne procurera d’avantage et de profit à toute âme qu’on voudra élever au-dessus de sa capacité, quelle qu’elle soit. »

- Le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, de Louis-Marie Grignion de Montfort (1712) : C’est au prêtre breton Louis-Marie Grignion de Montfort (1673-1716), fondateur de la Compagnie de Marie (Pères montfortains), que l’on doit ce fameux traité de dévotion mariale. L’ouvrage, à la suite de saint Bernard de Clairvaux, propose une spiritualité centrée sur la figure de la Vierge Marie, qui représente la voie la plus facile et la plus sûre pour accéder à son Fils : « Nous avons besoin d’un médiateur auprès du Médiateur même, et la divine Marie est celle qui est la plus capable de remplir cet office charitable. » Le pape saint Jean-Paul II a été marqué de façon décisive par la lecture de ce traité dans sa jeunesse, il y a notamment trouvé sa devise : « Totus tuus ego sum, et omnia mea tua sunt » (« Je suis tout à Vous, et tout ce que j’ai vous appartient »).

Citation : « Si nous craignons d'aller directement à Jésus-Christ notre Dieu, soit à cause de sa grandeur infinie, soit à cause de notre bassesse et de nos péchés, implorons hardiment l'aide et l'intercession de Marie notre Mère. Elle est bonne, elle est tendre, il n'y a rien en elle d'austère ni de rebutant, rien de trop sublime et de trop brillant. En la voyant, nous voyons notre pure nature. Elle n'est pas le soleil qui, par la vivacité de ses rayons, pourrait nous éblouir à cause de notre faiblesse, mais elle est belle et douce comme la lune, qui reçoit sa lumière du soleil et la tempère pour la rendre conforme à notre petite portée. »

Sources :

17 mars 2023

Fragments, mars 2023

- Philadelphia, de Jonathan Demme (1993) : le film est absolument paradigmatique de l'époque, par la façon qu'il a de souligner sans cesse le fait que le protagoniste (le malade, joué par Tom Hanks) est un excellent avocat, un praticien hors pair. En un mot, un homme parfaitement intégré dans le système, parfaitement apte à remplir son rôle, et en premier lieu à générer du profit. C'est cela qui compte, c'est pour cela que l'on peut avoir de l'empathie pour lui. Dans le cas contraire, il aurait été considéré comme un loser, et l'identification avec lui de la part du spectateur aurait été beaucoup plus problématique. À partir du moment où c'est un excellent technicien, il peut faire ce qu'il veut de sa vie privée, nous n'avons pas à la juger. Voilà le message du film. Mais pour bénéficier de cette indulgence sur le plan des mœurs, il faut avant tout être intégré socialement, c'est-à-dire, fondamentalement, maîtriser les rouages techniques de sa discipline – ici le Droit. On se doute bien qu'un chômeur inadapté ayant contracté le sida suite à sa fréquentation de prostituées n'aurait pas suscité la même empathie. Dans ce cas, cela aurait été plutôt considéré comme quelque chose d'assez gênant, comme le fait d'un pervers, creepy, comme le répètent sans cesse les anglo-saxons. Le film illustre donc de façon vraiment caractéristique le grand paradigme de l'époque (que l'on retrouve aussi chez Houellebecq) : subordination de l'homme au complexe technicien d'une part, défoulement compensatoire et recherche du sens de la vie dans les liens émotionnels, sentimentaux, sexuels, d'autre part. En un mot, la double aliénation, technique et émotionnelle, l'univers parfaitement clos sur lui-même.

- Ce qui frappe, quand on regarde les images de personnes qui sont vraiment dans la vie active (élus locaux), c'est leur laideur (hommes comme femmes). Chairs flasques, yeux exorbités, air ahuri. Voilà ce que devient l'être humain confronté à la vie moderne dans ce qu'elle a de plus actuel, de plus caractéristique. La vie moderne détruit l'individu, et en particulier elle détruit tout sens de la noblesse, de la tenue, de l'idéal. À comparer avec ce que l'homme parvenait à obtenir de lui-même dans le monde grec.

- Impuissance foncière de l'homme de bonne volonté à changer quoi que ce soit dans le monde actuel. C'est que toutes les bonnes volontés ne s'occupent que des actes, des structures, de l'organisation, etc., c'est-à-dire de choses fondamentalement extérieures. Or, comme l'enseigne le Nouveau Testament, c'est l'être même, à la racine, qu'il faudrait changer. Tant que l'on ne s'occupe que de l'efficacité, des manifestations extérieures, on reste dans le même paradigme, qui détermine tout en fin de compte. Tout change, mais le milieu ne change pas, et c'est le milieu qui détermine tout le reste, comme je l'ai expérimenté maintes fois lors de ma vie professionnelle.

- Il y a aussi une malédiction du monothéisme. Le rêveur solitaire, au crépuscule, en 280 av. J.-C., à Pompéi ou à Knossos, pouvait s'estimer vraiment seul, vraiment libre, contempler un infini de possibles ouverts devant lui, éprouver le sentiment de l'existence dans ce qu'elle a de plus enivrant, de plus pur. Tout a changé avec le christianisme. Désormais cet homme doit se reconnaître pécheur. Pire, il ne peut plus jouir de cette ivresse de la solitude et de l'infini : par le Christ, par le Dieu unique, il est en quelque sorte solidaire de tous les hommes, tous sont reliés de façon invisible et ont un destin commun. Le monde absent devient présent dans un coin de son esprit. C'est comme si le monothéisme avait opéré une clôture du monde, comme si un gigantesque couvercle avait recouvert l'infini du ciel et de l'existence.

1 mars 2023

Réflexions sur Nietzsche et Lou Andreas-Salomé

En 1882, le philosophe Friedrich Nietzsche fait la connaissance de Lou Andreas-Salomé à Rome, place Saint-Pierre. Il a alors trente-sept ans et elle vingt et un. Bien qu’ils cessent de se voir dès la fin de cette année, cette rencontre aura profondément marqué Nietzsche et lui aura permis de passer de sa phase positiviste et critique (Humain, trop humain, Aurore) à la période du lyrisme, de la dénonciation de la morale et des « grands textes » (Ainsi parlait Zarathoustra, Par-delà le bien et le mal). À travers leur correspondance et les écrits de Lou, le lecteur accède à une autre face de Nietzsche, plus personnelle, et sans doute aussi moins passionnée qu’on ne le laisse généralement entendre lorsqu’on évoque cette relation.

Mon cher ami,
J’ai bien reçu les épreuves de ton ouvrage sur Nietzsche et je t’en remercie. Tout cela m’a replongé dans les préoccupations qui étaient les miennes lorsque j’avais vingt ans. Tu n’imagines pas la somme d’écrits qui ont été publiés autour de cette histoire des relations entre Nietzsche et Lou Andreas-Salomé, il y a de quoi remplir une bibliothèque entière. Beaucoup de choses me sont revenues à la lecture de ton texte, et c’est pourquoi je me permets de t’adresser ces quelques réflexions.
Il y a eu, bien sûr, des blessures très profondes entre Nietzsche et Lou, la rupture a été extrêmement douloureuse, surtout pour Nietzsche. Mais dans l’ensemble, au bout de quelques mois, l’un comme l’autre sont parvenus à une vision dépassionnée de la situation, sans rancœur, et même avec une sorte de gratitude réciproque. Oui, on présente souvent Nietzsche comme un impulsif, un immature, et Lou comme une ingrate, mais je trouve que l’un et l’autre se sont comportés de façon tout à fait respectueuse et adulte en la circonstance. Je ne peux pas souscrire, par exemple, à ces lignes d’Yves Simon extraites de son ouvrage sur Lou Andreas-Salomé : « Après être resté plusieurs semaines dans une clinique psychiatrique d’Iéna, le 25 août 1900, Nietzsche meurt auprès de sa mère, chez lui à Naumburg, à cinquante-six ans, de folie, de fatigue et de solitude. Lou n’a pas une larme pour le philosophe qui l’aime tant. » Je trouve cela très injuste. Lou n’avait pas revu Nietzsche depuis près de vingt ans, et cela faisait dix ans qu’il avait sombré dans le mutisme et l’hébètement. Il est compréhensible qu’elle soit, comme on dit, passée à autre chose. Lou avait publié dès 1894 un ouvrage de grande qualité sur Nietzsche, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, et elle reviendra encore longuement sur cette amitié dans son autobiographie posthume, Ma vie. Qu’aurait-on voulu qu’elle fît de plus ?
Et il me semble faux, en outre, de présenter Lou comme le grand amour de Nietzsche. Dans ses fameuses « lettres de la folie », expédiées en janvier 1889 au moment de son effondrement, ce n’est pas à Lou que Nietzsche écrit, mais à Cosima Wagner. Il lui envoie notamment ce billet : « Ariane, je vous aime. – Dionysos ». Il semble que ce soit bien Cosima Wagner qui ait été le grand amour de la vie de Nietzsche, et tu sais que dans les écrits de jeunesse de Sartre on trouve une histoire autour de ce trio Nietzsche-Wagner-Cosima, intitulée Une Défaite. Non, après la rupture Nietzsche ne parle pas de Lou comme d’un amour déçu, il en parle avec gratitude, comme d’une rencontre intellectuelle extrêmement stimulante qui l’a aidé à avancer sur son propre chemin. Je te cite un passage d’une lettre à sa sœur d’avril 1884, soit un an et demi après la séparation : « Une chose est certaine : parmi toutes les rencontres que j’ai faites, celle avec Mademoiselle Salomé est pour moi la plus précieuse et la plus fructueuse. C’est seulement depuis ces relations que je suis mûr pour mon Zarathoustra. C’est à cause de toi que j’ai dû abréger ces relations. Pardonne-moi si cela me touche plus que tu n’es capable de le comprendre. » Et dans ses lettres de la même époque à Overbeck, à Heinrich von Stein, il parle d’elle avec sympathie, avec attendrissement. Il lit ses ouvrages, et voici ce qu’il en dit : « Tout l’aspect formel y est ingénu, tendre (…). Mais la chose elle-même ne manque pas de sérieux ni d’élévation. » Nulle rancœur, tu le vois. Nietzsche sera bien plus sévère à l’encontre du troisième larron de leur trio de 1882, à savoir Paul Rée : « Hier j’ai vu le livre de Rée sur la conscience morale ; – comme c’est vide, comme c’est ennuyeux, comme c’est faux ! On ne devrait parler que de choses auxquelles se rattachent des événements vécus. »
Car il faut bien parler de Paul Rée… Tu connais la fameuse photographie qui les représente tous les trois sur une espèce de charrette, à Lucerne, en mai 1882. Autant avec Nietzsche les choses se passaient avant tout sur le plan intellectuel, autant avec Rée on peut parler d’un véritable amour réciproque, très profond, très durable. Les pages de Ma Vie que Lou consacre à leur séparation sont déchirantes. Lou ne s’en est jamais vraiment remise : « Il était normal que, les années passant, le chagrin ait continué de peser sur moi : je savais que quelque chose n’aurait jamais dû se produire. Quand je me réveillais le matin avec un sentiment d’oppression, c’est qu’un rêve avait essayé d’annuler cet événement. »
Paul Rée fit une chute mortelle en Haute-Engadine en 1901, un an après la mort de Nietzsche. D’après Yves Simon, « lorsqu’elle apprend la glissade d’une falaise et sa chute dans les eaux de l’Inn, elle devine tout de suite qu’il s’agit d’un suicide. (…) Ce choc lui provoque une étrange maladie : son cœur cesse de battre à certains instants, et il s’ensuit des crises d’angoisse où elle croit sa mort arrivée ».
Ainsi, ces trois êtres ont connu des souffrances inouïes, les uns par les autres, et en proportion même de leur attachement réciproque. Tout cela est lié, il faut le dire, à l’athéisme qui leur était commun. Il faut savoir que jamais l’athéisme, l’antichristianisme, n’a été poussé plus loin peut-être qu’au cours de cette fin du dix-neuvième siècle, chez les élites éclairées de l’Europe. Tous ces intellectuels étaient imprégnés de Schopenhauer, qui nourrissait une haine viscérale à l’égard du monothéisme (d’après ses biographes c’était le seul sujet qui le faisait entrer dans des colères vraiment violentes, incontrôlables). L’athéisme poussé à son comble conduit nécessairement à survaloriser les relations amicales et sentimentales : c’est tout ce qui reste ! L’extrême sensibilité de Nietzsche à l’égard de ses relations avec Lou, avec Wagner, avec ses proches, la souffrance intense que lui a causée la solitude à peu près complète dans laquelle il a vécu les dernières années de son existence, me semblent une conséquence assez naturelle de cette conception de la vie. Mon pauvre ami, que tout cela est triste, et que nous sommes à plaindre, nous autres pauvres humains ! Lorsque la lumière de la Parole ne luit pas dans une vie, que reste-t-il, je te le demande ? Ce n’est pas seulement notre rapport à Dieu que cette Parole éclaire, mais c’est aussi notre rapport aux autres. Nietzsche a été un véritable martyr, un martyr de la quête de la vérité, du refus de toute concession à la facilité et aux doctrines consolantes.
Écartons-nous de tous ces égarés, et tournons-nous vers la Bienheureuse Vierge Marie. Tu me demandes ce que tu dois lire pour te familiariser avec la doctrine de l’Église sur ce sujet. Le fait est qu’il n’y a pas eu à ma connaissance de document officiel du Magistère sur la Vierge depuis maintenant une bonne vingtaine d’années. Les trois textes de référence sont sans doute le fameux chapitre VIII de Lumen Gentium, l’encyclique Redemptoris Mater de Jean-Paul II, et la lettre apostolique Rosarium Virginis Mariae du même Jean-Paul II. Redemptoris Mater est un texte très complet, mais avec une forte dimension ecclésiale. Il me semble que pour entrer davantage dans le mystère de la Vierge Marie, avec une dimension plus intime et plus contemplative, il vaut mieux commencer par Rosarium Virginis Mariae. C’est un des derniers textes de Jean-Paul II, et il a mis beaucoup de lui-même dedans.
Je te salue, mon cher ami nietzschéen. Je te remercie de m’avoir remis sous les yeux toute cette extraordinaire aventure intellectuelle. Puissent toutes ces souffrances n’avoir pas été vaines, puissent-elles nous aider à progresser, pour notre modeste part, sur le chemin de la sagesse et de la vérité.

Sources :
- Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Grasset, 1992.
- Lou Andreas-Salomé, Ma Vie, Grasset, 1977.
- Friedrich Nietzsche, Paul Rée, Lou von Salomé, Correspondance, PUF, 1979.
- Friedrich Nietzsche, Dernières Lettres, Rivages poche, 1989.
- Yves Simon, Lou Andreas-Salomé, Mengès, 2004.