11 septembre 2024

Fragments, septembre 2024

- L’échec de Nietzsche. Pourquoi Nietzsche n'est-il pas parvenu en fin de compte à offrir une alternative valable au christianisme ? Parce qu'il était encore trop chrétien lui-même. Il y a énormément de gens – et déjà à son époque – pour qui le christianisme ne signifie rien du tout, qui n'ont pas une goutte de mentalité biblique dans la conception qu'ils se font du monde. Ces gens-là ont même à vrai dire toujours formé la grande majorité de l'humanité. Mais Nietzsche, par tradition familiale, du fait du contexte socio-culturel dans lequel il a évolué, et par sa nature la plus intime, appartenait au petit troupeau authentiquement marqué du sceau de l'aspiration biblique. Et il a conservé cette marque jusqu'au bout : il ne cesse de louer l'âme et les Écritures du peuple juif, dans L’Antéchrist il se montre incapable de dire du mal du Christ, il se contente de critiquer saint Paul, etc. L'œuvre de Nietzsche n'est à tout prendre qu'un rameau supplémentaire du grand arbre chrétien, qui s'ajoute à ceux d'Ignace de Loyola, de Pascal, auxquels il ressemble par certains côtés (bien plus qu'à Spinoza ou à Kant). Si bien que ce sont surtout les chrétiens et les anciens chrétiens qui se sont intéressés à Nietzsche : ils ont reconnu un des leurs.
 
- Ce qui est amusant avec Kant, c'est qu'il agit exactement de la même façon dans sa théorie de la connaissance et dans sa philosophie morale. Il utilise l'apriorisme pour retrouver ses tendances idéalistes profondes, derrière un apparent rejet du dogmatisme. Dans la Critique de la raison pure, il veut bien reconnaître que les données issues des sens fournissent tout le contenu de la connaissance, qu'il n'y a pas d'idées innées, mais il rejoint l'absolu, l'inconditionné, à travers les formes a priori de la sensibilité et les catégories de l'entendement. Et la démarche est exactement la même dans sa doctrine morale : il rejette tout dogmatisme moral, toute prise en compte d'une quelconque autorité révélée (et en particulier biblique), mais là aussi il ne s'intéresse qu'à l'a priori et il retombe sur de l'absolu et de l'inconditionnel à travers l'impératif catégorique et la nature purement formelle de la loi morale universelle. Ainsi la morale est finalement sauvée, comme l'étaient les fameux postulats de la raison pratique (liberté, immortalité de l'âme, existence de Dieu) à la fin de la Critique de la raison pure. La constante en tout ceci, c'est cette obstination de Kant à rester au niveau a priori du savoir, comme si l'expérience empirique était en elle-même dégradante. Il y a donc une véritable duplicité chez Kant : derrière un scepticisme de façade hérité de Hume et des Anglais, le vieux fond idéaliste et dogmatique persiste, le vieil idéal métaphysique platonicien refuse d'abdiquer et reprend le dessus in fine, à la dernière minute.
 
- Fini Le Règne de la quantité et les signes des temps de René Guénon. Assez déçu en définitive. Après des premiers chapitres fort engageants, l'ouvrage se perd dans les redites et un propos assez nébuleux, plein de sous-entendus, sans références vraiment tangibles. Intéressant de voir comme la Bible et l'Apocalypse en particulier constituent toujours malgré tout une référence incontournable pour tous ces ésotéristes et métaphysiciens.
 
- En art comme dans la vie, on en revient toujours à la matière. La matière de la musique, ce sont les sons ; la matière de la littérature et de la philosophie, ce sont les mots ; et la matière du cinéma, ce sont les images, le montage et la musique. Un film sans musique et sans montage pour moi n'est pas un film, c'est l'équivalent d'un poème sans mots. Je veux bien que l'on trouve de grandes qualités esthétiques au Stalker d'Andrei Tarkovski, mais ce que je vois, moi, ce sont trois Russes qui parlent dans un terrain vague en 1978. Voilà ce que c'est factuellement. Avec une musique de fond, tout est différent, tout est transcendé. Avec un montage intelligent et audacieux, tout est différent, tout prend sens. Mais sans musique ni montage, l'on en est réduit à ce que l'on voit, c'est comme ça, c'est-à-dire trois Russes qui parlent dans un terrain vague en 1978.

14 août 2024

Un oracle



Dans la soirée du samedi 13 juillet 2024, saisi d’une intolérable angoisse à la pensée de la situation politique du pays, je sortis précipitamment de chez moi. J’errai longtemps dans les rues de la ville. Je perdis tous mes repères, et je finis par ne plus du tout savoir où je me trouvais. Dans un état d’égarement complet, je marchai, marchai, et les reflets des néons des vitrines se succédaient devant moi dans les flaques du trottoir. Peu après minuit, je levai la tête et je vis que je me trouvais dans le quartier chinois. Je déambulais tristement, sans but, sous les lampions luminescents. Au croisement d’une rue étroite, mon regard fut arrêté par une vitrine modeste : « Yi Jing. Oracles », y lisait-on sous d’indéchiffrables idéogrammes chinois. J’entrai craintivement, et je fus accueilli par un vieux mandarin à la mine patibulaire. « Que voulez-vous ? » me demanda-t-il. « L’instabilité politique actuelle m’empêche de dormir, lui dis-je. Je souhaite connaître l’avenir du pays. » Il m’examina un long moment en silence, puis me demanda mon nom. Après un nouveau silence : « Suivez-moi », finit-il par me dire.
Je le suivis au fond de la boutique obscure, derrière un rideau de perles, à travers les bocaux et les sacs d’épices. Nous nous assîmes de part et d’autre d’une vieille table ornée de motifs chinois, sur laquelle se trouvait un gigantesque exemplaire du I Ching, aux pages maculées de moisissure. Le vieil homme sortit d’une bourse trois pièces trouées et effectua le premier tirage. Il traça un long trait sur une feuille et murmura : « Yang, stable ». Il effectua un second tirage, traça deux traits brefs sur sa feuille et murmura : « Yin, mutant ». Il renouvela l’opération six fois en tout, puis consulta son exemplaire du I Ching d’un air impénétrable. Il prit ensuite une poignée de poudre verdâtre dans un sac et la jeta dans le feu de la cheminée. Une fumée épaisse s’éleva en volutes odorantes. Il prit une large écaille de tortue sur une étagère et la plaça au-dessus de la fumée. Il la retira au bout d’un moment et examina attentivement les traces noirâtres dessinées à sa surface. Il traça des signes sur sa feuille et consulta à nouveau le I Ching.
Au bout d’un long moment, il leva la tête vers moi et prononça les paroles suivantes d’une voix tremblante :
« Beaucoup d’erreurs ont été commises, et beaucoup de nouvelles erreurs seront commises dans les semaines qui viennent. Ce qui s’ouvre à présent, c’est une période de grande instabilité. Les gens seront agités par des passions contradictoires, des alternances d’espoirs déçus, de peur et de colère. Des responsables se présenteront devant l’opinion, et ils échoueront, l’un après l’autre. Le désarroi ne fera que croître. Pourtant, à la fin, l’ordre reviendra, le pays retrouvera la Voie. Un homme gouvernera. Je ne connais pas son nom. Ce sera un homme d’expérience, d'une grande sagesse. Il viendra du sud, du sud-ouest. Ce sera un littéraire, un agrégé de Lettres. Mais ce sera aussi un homme de la terre, un paysan. Comme Moïse, il sera affecté d’un défaut d’élocution, et comme Moïse il réunira la nation. Il ouvrira une ère nouvelle, tout sera renouvelé, et les démons apportés par l’homme de Hongrie seront exorcisés. Tout sera renouvelé. Il m’est impossible de voir au-delà. » Il se tut un instant, puis : « Allez-vous-en maintenant. Sortez. »
Le cœur rempli de frayeur, je sortis dans la nuit noire, tandis que les grondements du tonnerre se faisaient entendre à travers le rideau des nuages.

17 juillet 2024

Les deux orientations de la Loi dans le paradigme biblique

Le noyau substantiel des Écritures bibliques, ce que nous appelons le Pentateuque et que les juifs nomment la Torah, ne consiste pas en un dogme ou en une théorie, encore moins en une métaphysique, mais en une législation révélée. Il s’agit d’une Loi (νόμος), dans la pure acception que les Anciens donnaient à ce terme, et telle qu’on en trouvait alors chez les divers peuples de Grèce et du Moyen-Orient. Pourtant, le peuple juif s’est distingué des autres dans son rapport à sa Loi, en attribuant à celle-ci un statut qui n’avait guère d’équivalents chez ses voisins. Cet article se propose d’examiner la double nature de la Loi selon les Écritures bibliques.
La Loi, dans le Pentateuque, est avant tout une Loi de vie. Ceci est exprimé très nettement dans une célèbre formule du Deutéronome : « Maintenant, Israël, écoute les décrets et les ordonnances que je vous enseigne pour que vous les mettiez en pratique. Ainsi vous vivrez, vous entrerez, pour en prendre possession, dans le pays que vous donne le Seigneur, le Dieu de vos pères » (Dt 4, 1). En cela, chacune de ses prescriptions doit être scrupuleusement observée, dans sa singularité, et chacune est enracinée dans le concret de la vie. C’est bien ainsi que des générations successives d’Hébreux ont considéré cette Loi, jusqu’au temps de Jésus de Nazareth. Dans cette perspective, l’observation de la Loi, bibliquement, est rigoureusement subordonnée au maintien de la vie. C’est cette dimension que souligne Jacques Ellul dans un passage de son ouvrage Le Vouloir et le Faire : « Le contenu de la loi, le fait que cette loi se démultiplie en commandements précis et divers signifie que tous les domaines de la vie appartiennent à Dieu, qu’il doit être obéi dans les plus petits détails matériels, aussi bien que dans les plus hautes aspirations. (…) [La loi] concerne la vie tout entière, elle place devant l’homme une question de vie et de mort, non pas spirituelle d’abord, mais matérielle. – « Fais cela et tu vivras » qui ponctue toute cette loi, ne contient pas la menace d’une sanction : c’est de l’ordre de la constatation. Si l’on n’agit pas ainsi, il est réellement impossible de vivre, et d’abord humainement. » Dans cette optique, les divers préceptes d’hygiène, de nutrition, de morale familiale ou sexuelle que l’on trouve dans la Torah peuvent tous être directement rattachés à la fin que le Dieu biblique s’est proposée quant à son peuple : celle de le faire vivre et de le multiplier. Dans cette perspective, la Loi est considérée de façon littérale, dans la multiplicité de ses diverses prescriptions, dont aucune ne doit être omise. À cet égard, la Loi juive ne se distingue pas vraiment des autres corpus de lois antiques qui nous sont parvenus (comme les Lois de Manou par exemple), et qui visent tous à leur façon à séparer le domaine sacré du domaine profane et à établir un cadre propice à la cohésion et à la pérennité du groupe.
Ce qui distingue la Loi juive de toutes les autres, c’est bien la façon dont elle a été considérée par le peuple juif lui-même, comme un ensemble insécable, doté d’une sorte d’essence propre en tant qu’ensemble, et non en tant que somme de parties. C’est sous cette acception que la Loi est très souvent envisagée dans les écrits néotestamentaires, et notamment dans les Épîtres (par exemple Romains 10, 4 : « L’aboutissement de la Loi, c’est le Christ, afin que soit donnée la justice à toute personne qui croit »). Cette évolution quant à l’appréhension de la Loi, une Loi essentialisée et comme hypostasiée, est néanmoins déjà perceptible dans le corpus vétérotestamentaire. C’est dans le long Psaume 119 qu’on en trouve une des expressions les plus éloquentes et les plus belles : « Que j’aime ta loi ! tout le jour, je la médite. (…) Une lampe sur mes pas, ta parole, une lumière sur ma route. J’ai juré d’observer, et je tiendrai, tes justes commandements. » On peut également citer le Psaume 1 : « Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, ni dans la voie des pécheurs ne s’arrête, ni au siège des railleurs ne s’assied, mais se plaît dans la loi de Yahvé, mais murmure sa loi jour et nuit ! Il est comme un arbre près des ruisseaux ; qui donne son fruit en la saison et jamais son feuillage ne sèche ; tout ce qu’il fait réussit. » Ou le Psaume 19 : « La loi de Yahvé est parfaite, réconfort pour l’âme ; (…) Les préceptes de Yahvé sont droits, joie pour le cœur ; le commandement de Yahvé est limpide, lumière des yeux. » Ici, la Loi n’est plus considérée dans la diversité de ses prescriptions, mais dans l’unité de son essence, et c’est par rapport à cette essence unique de la Loi que doit se positionner le fidèle. La Loi qui est Source de vie, la Loi qui est Lumière sur le chemin n’est donc plus tout à fait la somme des préceptes qui la composent, elle est plus que cela, elle est émanation unique de la volonté du Très-Haut, elle est le contrepoint objectif de la subjectivité du fidèle, son vis-à-vis par rapport auquel il peut se connaître, par rapport auquel toute sa vie s’ordonne et qu’il fixe comme l’étoile du matin dans le cours ténébreux de sa vie éphémère.
Le rehaussement de la Loi au statut d’hypostase permet en outre de relativiser tout ce que cette Loi peut avoir de périmé sur les plans historique et culturel, de dépasser un fixisme législatif mortifère, et de s’engager dans un processus dialectique qui est à la source de notre conception de l’histoire (on a ainsi pu avancer que le peuple juif était l’inventeur de la dialectique).
D’un point de vue théologique, pour saisir la spécificité de la révélation biblique, il faut donc considérer ces deux expressions de la Loi : il faut la considérer dans son détail, car nulle disposition de la Loi n’est insignifiante ou arbitraire ; et il faut la considérer dans son unité hypostasiée, en tant que don de Dieu et Lumière du croyant.
Ce qui résulte de cette double orientation de la Loi dans le paradigme biblique, c’est donc un paradoxe. En tant que prescriptrice, la Loi est contrainte ; mais en tant que don, en tant que vis-à-vis, elle est libératrice. Elle est libératrice car la Loi, considérée dans son unité indivisible, permet à celui qui la médite et s’efforce de lui obéir de s’affranchir des multiples déterminations mondaines qui pèsent si lourdement sur l’homme. L’homme qui s’efforce d’obéir à la Loi est de ce fait libéré de tout le reste : des faux dieux, des idoles, de lui-même, de ses affects et de ses impasses. Il a une route, un chemin, une Voie qui lui permet de s’échapper du filet du monde auquel les méchants restent pris (« Tu m’arraches au filet qu’ils m’ont tendu ; oui, c’est toi mon abri », Ps 31).
On peut ainsi considérer que l’hypostasification de la Loi opérée par le peuple juif est à la source même de la notion occidentale de sujet. C’est parce qu’il y a ce « Tu » des Psaumes, le Dieu qui se révèle par sa Loi, que le « Je » peut émerger, le « Je » de David d’abord, puis celui de saint Augustin, jusqu’à celui de Jean-Jacques Rousseau et au nôtre (et il faut rappeler qu’il n’y avait pas de « Je » dans le monde antique, Jules César parlait de lui à la troisième personne). Le dégagement de la Loi juive au-dessus de sa fonction première, son exhaussement à un niveau transcendant, constitue un mouvement sans équivalent dans la culture universelle, et se situe au fondement de notre conception moderne de la liberté. Il annonce également les développements ultérieurs de l’économie divine, lorsque ce sera la Parole même de Dieu qui sera ainsi hypostasiée, selon le même schéma, et qui deviendra chair.

26 juin 2024

Fragments, juin 2024

- L’événement le plus important de la modernité, c'est bien sûr la fin de la culture. Pendant des millénaires, l'individu n'avait pas à s'interroger sur le sens de sa vie, n'avait pas à opérer de retour réflexif sur son action. La société dans laquelle il vivait lui fournissait le sens de son existence et la justification de soi-même. C'était quelque chose qui allait de soi, dans chaque civilisation. L'événement prodigieux de la modernité, qui a commencé à vrai dire il y a deux mille ans, c'est que cette supra-structure s'est effondrée, et que les individus sont dorénavant livrés à eux-mêmes, à leurs penchants, à leurs appétits, à leurs névroses, à leur solitude en un mot. Et le fait s'est si profondément et si brutalement imposé aux consciences que bien peu de penseurs, bien peu de philosophes ont eu ne serait-ce que le soupçon de ce qui a été perdu. Kant par exemple est complètement étranger à ce genre de considérations. Chez les grands penseurs classiques, il n'y a guère que Nietzsche sans doute qui a clairement saisi le problème.

- Dès qu'un individu s'interroge sur ce qu'il veut faire, du point de vue de la civilisation on est déjà dans une situation de décadence. Pendant toute la période classique de l'humanité, l'individu ne s'interrogeait nullement sur ce qu'il voulait faire, la société décidait pour lui. La part la plus importante et la plus problématique de l'homme, le vouloir, était entièrement prise en charge par le groupe. Dans les sociétés dotées d'un noble idéal, comme la Grèce, l'Égypte, la Chine, il en résultait, pour ceux qui correspondaient parfaitement à cet idéal – et ils devaient tout de même être assez nombreux –, un bonheur dont aucun de nous ne peut plus se faire la moindre idée : le sentiment d'une identité totale entre la volonté individuelle et celle du groupe, entre les désirs personnels et l'existence collective.

- Ce qu'il y a d'intéressant avec Platon, c'est que c'est aussi un grand penseur individualiste. On a tendance à l'oublier, mais le propos de La République c'est en fin de compte l'établissement de la justice au sein de l'individu. La cité juste n'est qu'une image « en plus grand » de l'homme juste. Tout le propos du Phédon ou du Phèdre est un propos complètement individualiste. C'est la traduction dans le paradigme grec de la vieille métaphysique ascétique aryo-indienne. En cela, et Nietzsche l'avait bien vu, les écrits de Platon sont l'expression d'une crise profonde de la culture grecque. Ils auraient été inconcevables à une époque de croissance et de cohésion de cette culture. Platon est donc un penseur fascinant, car il est à la fois l'archétype du penseur holistique (dans La République et Les Lois), et, en même temps, un penseur complètement individualiste, dans la plus pure veine de l'individualisme ascétique.

- Coup de chance, de Woody Allen : tout dans ce film est subordonné à l'intrigue, à l'effet global. Il n'y a pas d'esbrouffe, pas de coups d'éclat destinés à mettre en valeur le réalisateur ou à en mettre plein la vue au spectateur. En cela, c'est un vrai film d'artiste : la cohérence de l'œuvre prime sur les émotions immédiates basiques qui règnent désormais partout dans les médias de l'image. Distinction de W. Allen, qui appartient à une autre génération, une génération disparue.

5 juin 2024

Réflexions sur Twin Peaks



Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« Figure-toi que j’ai vu ces dernières semaines la fameuse série Twin Peaks, me dit-il. J’ai tout vu, le film, et les trois saisons (quarante-huit épisodes en tout). On peut dire que j’en ai passé des heures devant ma télévision ! C’est une série culte, peut-être le magnum opus de David Lynch, et j’étais curieux de la découvrir.
« Il m’en reste des choses, bien sûr. Avant tout une ambiance, avec les thèmes musicaux emblématiques composés par Angelo Badalamenti. Une atmosphère à la fois sensuelle, mystérieuse, lourde de menaces. De ce point de vue, c’est une réussite. Et il y a les personnages aussi, notamment l’agent spécial Dale Cooper, la vénéneuse Audrey Horne. Je dirais que c’est comme cela, avant tout, que j’ai consommé cette série : comme un long fleuve musical parsemé d’images oniriques et suggestives. Tu sais que Lynch compose, il appartient à cette famille de réalisateurs-compositeurs, comme John Carpenter. Et cela se sent dans la série, qui est saturée de thèmes récurrents. Oui, cela me restera, et en cela on peut dire que la réputation de Twin Peaks est justifiée, que cette série sur le meurtre mystérieux de Laura Palmer a marqué à sa façon la culture populaire.
« Je ne vais pas employer le terme de frustration, non. Devant un matériau d’une telle ampleur, qui s’étend sur trois décennies, le spectateur doit faire preuve d’humilité, de réceptivité. La proposition est généreuse, on ne peut le nier. Mais enfin, je ne peux pas m’empêcher d’être frappé par la pauvreté du développement des personnages, des caractères. L’ambition est avant tout visuelle, sensorielle : ici comme toujours le média détermine complètement le traitement de la narration. Car enfin, quand on y pense, qu’ont donc fait David Lynch et Mark Frost de leurs personnages principaux ? Qu’ont-ils fait de Bobby ? Après le pilote on s’attendait à voir en lui le personnage principal, promis à moult péripéties, à tout un cheminement initiatique. Il avait tout pour cela : le beau gosse passionné, impétueux, à qui rien ne résiste. Et qu’avons-nous en fin de compte ? Il s’est enferré dans cette histoire ennuyeuse avec Shelly, il s’est un peu agité autour de Leo Johnson et de Benjamin Horne, et c’est tout. Aucune connexion avec le reste du casting, aucun contact avec Dale Cooper, et la rivalité avec James est abandonnée au bout de deux épisodes. Et que dire de James justement ? Il nous est présenté comme une sorte de James Dean à moto, comme un personnage ténébreux, potentiellement explosif, et lui aussi disparaît très vite, il tourne un peu autour de Donna et de Maddy, et puis c’est tout (je ne parle même pas de cette romance abracadabrantesque avec Evelyn, dans la saison 2, qui n’a ni queue ni tête). Audrey est exploitée comme une figure hypnotique, à la forte charge érotique, mais cela ne va pas beaucoup plus loin. Il n’y a pas vraiment de développement des personnages, pas d’« arc » à proprement parler pour eux. Par rapport au genre romanesque, le contraste est flagrant. Figure-toi que dans ma jeunesse j’avais lu toute la Recherche de Proust. Eh bien en une phrase, en une réplique, Proust donnait au moindre de ses personnages toute une identité, toute une histoire, et les personnages principaux comme Albertine, Charlus, Saint-Loup, Swann, madame Verdurin, étaient dotés d’une profondeur psychologique abyssale, de couches de personnalité superposées, contradictoires, proprement inépuisables. Et que dire de Dostoïevski ! En comparaison, les personnages de Twin Peaks, en compagnie desquels le spectateur passe tellement de temps, semblent des épures, des croquis unidimensionnels.
« Sur le spectre de la mimésis cinématographique, Lynch me semble ainsi situé au pôle opposé par rapport à un Woody Allen. Je sais que tu aimes bien Woody Allen. Eh bien avec Woody Allen nous avons un cinéma basé sur le langage, la psychologie, les caractères, les dilemmes intérieurs. Un cinéma humaniste en somme, et je tiens Woody Allen pour un des derniers représentants de l’humanisme culturel occidental. Eh bien Lynch c’est le contraire : c’est une vaste nappe capiteuse de sensations oniriques et semi-érotiques, un rêve éveillé, un trip, et les personnages y sont englués à leur image comme des mouches à un ruban de colle.
« Alors que reste-t-il en fin de compte de toutes ces heures passées devant Twin Peaks ? Oui, c’est ce que je te disais tout à l’heure : l’image d’Audrey Horne, à l’hôtel du Grand-Nord, sur le thème de Badalamenti. Après tout, ce n’est déjà pas si mal. »

15 mai 2024

L'Impossible Conciliation



L’Impossible Conciliation, de Jérôme Bottgen, est un bref et dense essai philosophique, consacré aux rapports entre ce que l’auteur appelle « l’esprit philosophique » et la Révélation biblique. Il est bien évident que dès l’apparition du christianisme, dans un monde fortement hellénisé et imprégné de platonisme, de stoïcisme et de l’enseignement des diverses écoles grecques, la question des rapports entre la foi et la philosophie s’est posée. C’est à l’aide de concepts philosophiques que les Pères de l’Église ont forgé ce qui deviendra la théologie catholique. L’originalité de L’Impossible Conciliation, c’est que cet essai ne s’intéresse pas à ces grands édifices doctrinaux mixtes, mais qu’il entreprend de confronter la philosophie et la révélation biblique dans ce qu’elles ont d’originaire, de substantiel. L’ouvrage est en cela fortement influencé par la pensée de l’auteur protestant Jacques Ellul, dont il se revendique ouvertement.
La thèse de l’essai, comme son titre l’indique, est que la révélation biblique est au fond inassimilable par la pensée philosophique. Toutes les pensées dites « chrétiennes », ou « para-chrétiennes », de saint Augustin à Kant et Rousseau, ne sont au fond qu’une reformulation de la philosophia perennis, à peu près déjà intégralement formulée par Platon en son temps (avec la volonté d’autonomie, de rationalité, d’union à un absolu abstrait, etc.). L'emploi d'une terminologie philosophique par toute la littérature apologétique consacre en quelque sorte l’assimilation complète du contenu biblique par l’esprit philosophique, lequel s’approprie tout ce qu’il touche. La Révélation biblique n’est pas transposable en concepts, elle ne répond à aucune des aspirations métaphysiques de l’homme, elle ne répond pas à sa quête spirituelle (contrairement aux sagesses orientales), elle se situe sur un autre plan, sur un plan radicalement autre. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’a rien à voir avec l’Être suprême des penseurs théistes comme Voltaire ou Kant. Et toute l’histoire du christianisme n’est au fond que l’histoire de cette perpétuelle résurgence de la métaphysique immémoriale, sur une base biblique assimilée, instrumentalisée et finalement oubliée.
L’ouvrage frappe par sa hauteur de vues, ainsi que par la qualité de son écriture. C’est un problème fondamental qui est traité ici, celui du statut même de la vérité, laquelle se trouve comme écartelée entre deux voies inconciliables. On sent que c’est là un questionnement authentique chez l’auteur, que c’est un point qui touche à son rapport même à l’existence, bref que les théories exposées ici reposent sur du vécu, et non sur des vues de l'esprit gratuites et artificielles. La proximité que l’on sent entre l’auteur et les textes bibliques d’une part, et les œuvres de Platon, Descartes, Kant et Nietzsche d’autre part, est patente. Il s’agit en cela d’un ouvrage très personnel.
L’essai a aussi des défauts : une certaine concision, un tour elliptique, un rythme du discours qui survole parfois certains sujets sans développements de nature historique ou exégétique. La formation littéraire de l’auteur a laissé des traces. Malgré tout, le propos reste toujours bien saisissable, et si le texte ne parcourt pas toujours jusqu’au bout tous les chemins qu’il indique, il donne au moins au lecteur la direction qu'il doit suivre par lui-même s’il souhaite approfondir la recherche.
Quelle question insondable que celle posée par la révélation biblique ! Combien apparaît évidente l’insuffisance de toutes les philosophies humaines, et combien pourtant l’homme est sans cesse porté à y revenir, encore et encore ! Combien il tient à son « autonomie », à sa « raison », à son « monde des Idées » ! Et quel est donc ce Dieu qui ne répond à aucune des attentes fondamentales de l’homme, qui s’exprime par énigmes, qui appelle à la liberté là où l’homme cherche une morale, qui le place dans le contingent là où l’homme cherche l’absolu, qui offre sa Grâce là où l’homme souhaite ériger son œuvre, faire valoir ses mérites ? Que signifient donc ces deux phares inextinguibles de l'histoire humaine dont les lumières jamais ne se rencontrent, jamais ne se confondent, et qui semblent impuissants l’un comme l’autre à éclairer la nuit profonde dans laquelle nous sommes tous plongés ?

- L’Impossible Conciliation, de Jérôme Bottgen, aux éditions L’Harmattan.

1 mai 2024

Fragments, mai 2024



- Il est intéressant de voir comme le sujet d'une œuvre dramatique influe directement sur sa qualité esthétique. De tous les opéras de Verdi, Aida est le seul qui se déroule durant l'âge noble de l'humanité, l'Antiquité profonde, l'âge traditionnel, l'époque de la pleine mesure de l'humanité en tant qu'espèce. Et c'est son opéra le plus solennel, le plus noble, le plus contenu, le plus beau à mon goût. Ayant à représenter une intrigue qui se situe avant l'âge de nos passions vulgaires, le compositeur a été comme dispensé des débordements passionnels qui caractérisent une bonne part de son œuvre, et qui constituaient le point de focalisation unique de la mentalité romantique au sein de laquelle il a évolué. Il y a, certes, de la passion dans Aida. Mais l'univers hiératique dans lequel elle s'exprime en limite l'expansion, et c'est cet environnement hiératique qui devient le principal centre d'intérêt de l'œuvre, et non les protagonistes et leurs sentiments. En cela, Aida est comme un lointain écho du grand rêve sacral qui a animé l'humanité durant des millénaires, comme un témoignage du fait que cet idéal n'est peut-être pas tout à fait mort, et qu'il suffit en quelque sorte de l'invoquer, comme les divinités des contes, pour le voir se déployer à nouveau avec tous ses prestiges et ses envoûtements.

- Chez Rousseau, la subordination de la morale – et de la vie tout entière – à la subjectivité est complètement achevée. C'est même sans doute le premier auteur classique à avoir atteint ce stade, dans lequel nous sommes tous dorénavant plongés. L'ouvrage significatif à cet égard est sans doute Émile. Comment le philosophe s'y prend-il pour éduquer son élève ? Il ne se réfère jamais à des principes objectifs, à un contenu substantiel du savoir, mais il biaise constamment pour s'adapter à la spontanéité de son élève et pour insérer son enseignement à l'intérieur et à la faveur de cette subjectivité. L'élève est considéré comme un être purement émotionnel, incapable de s'élever par lui-même à la compréhension et à l'assimilation de notions étrangères à son expérience immédiate. Ce n'est donc pas un individu libre et raisonnable, mais une espèce de pantin émotionnel, un « sur-animal ». Et c'est exactement la façon dont tout le monde mène sa vie à notre époque : le sentiment subjectif est le seul critère de l'évaluation d'une situation, et le seul moteur de l'acte. Et tout cela est d'ailleurs parfaitement cohérent avec la conception globale que Rousseau se faisait de l'existence, puisqu'il a longtemps nourri le projet, il en parle dans Les Confessions, de rédiger une Morale sensitive, ouvrage dans lequel toute l'existence aurait été considérée, comme son titre l'indique, à travers le seul prisme de la « sensibilité ».

- Rousseau, dans Les Confessions, n'est pas moins dominé par une sensibilité exacerbée, n'est pas plus éloigné de la ferme impassibilité antique, que Proust dans À la recherche du temps perdu. Et pourtant on sent très bien la différence de style en passant de l'un à l'autre : il y a chez Rousseau un atticisme purement classique, une tenue du discours que l'on ne retrouve pas du tout chez Proust, quelque fine que soit sa maîtrise de la langue française. C'est qu'ils n'ont pas vécu à la même époque, tout simplement. Si alangui que fût le tempérament de Jean-Jacques, il a vécu à une époque où tous les cadres de la pensée classique (biblique, antique) étaient encore debout, à une époque où l'usage même de la langue incluait forcément le locuteur dans des structures mentales qui étaient encore verticales, gouvernées par un hiératisme tacite, un hiératisme pour ainsi dire consubstantiel à cette langue. D'où le sentiment d'extraordinaire plénitude qui émane de la prose de Rousseau et de celle des grands auteurs de l'Ancien Régime : Bossuet, Montesquieu, Voltaire, etc. Tout cela se détraque dès Chateaubriand à vrai dire, et il n'a pas fallu longtemps pour que la ruine fût complète. Proust n'est pas plus pervers, plus faible de caractère, plus amolli que Rousseau ; mais Proust n'est plus soutenu par cette admirable architecture civilisationnelle et langagière dont Rousseau était encore complètement imprégné. Alors la vulgarité de ses inclinations apparaît en pleine lumière, comme celle des nôtres, tandis que chez Rousseau et ses contemporains elle était encore comme stérilisée à la source par la noblesse du verbe dans laquelle elle était contrainte de se mouler dès qu'elle sentait le besoin de s'exprimer.

- Nietzsche appartient pleinement à la période « classique » de la pensée européenne. Ses interlocuteurs, ses vis-à-vis, ce sont Platon, Machiavel, Pascal, le christianisme ascétique d'Ignace de Loyola, etc. Dans sa forme même, il se situe dans la pure lignée du classicisme européen, celui du seizième, du dix-septième siècle. Il n'y a rien de moderne chez lui, c'est pourquoi il détestait tant le monde moderne.

- Baudelaire, Nietzsche, Lovecraft : tous les grands stylistes modernes sont des antimodernistes forcenés. Comme s'il fallait être antimoderne pour bien écrire, pour écrire tout simplement. Le monde moderne est tel que seuls ceux qui le détestent et le refusent peuvent accéder à l'expression.

17 avril 2024

Nietzsche et les nationalistes français, de Julien Dupré



C’est avec un grand plaisir que nous avons aujourd’hui l’occasion de rendre compte du livre d’un interlocuteur de longue date de ce site, Julien Dupré, qui publie aux éditions Perspectives Libres une étude sur Nietzsche et les nationalistes français. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’un travail appelé à faire office d’ouvrage de référence sur la question dans les années à venir. Le positionnement de ce site, positionnement de dilettantisme éclairé, ne nous permet certes pas de traiter en détail ou en profondeur le contenu, fortement politique il faut le dire, de cet essai. Nous allons néanmoins, à notre habitude, en livrer un bref compte rendu subjectif, dans l’espoir d’accroître une visibilité qui serait amplement méritée.
Ce qui frappe dans ce travail, c’est bien entendu la très grande sûreté du jugement, qui s’appuie sur une connaissance très fine de la position des auteurs étudiés, position généralement considérée à travers son évolution au fil des années. Les sentiments à l’égard de Nietzsche de Barrès, Faguet, Maurras, de Gaulle, Brasillach et de beaucoup d’autres sont ici étudiés avec une grande précision, dans leurs motivations comme dans leurs expressions, et une grande attention est portée aux conjonctures historiques successives qui les ont vu naître. C’est en effet un des mérites de cet ouvrage de mettre en évidence le fait que la lecture de Nietzsche en France au cours du demi-siècle qui a suivi sa mort a été fortement influencée par les aléas tragiques des rapports entre la France et l’Allemagne. Ce qui nous est livré ici, c’est donc toute une histoire des mentalités du début du vingtième siècle, et en particulier la mentalité de cette droite nationaliste qui, comme toutes les droites, derrière l’assurance de façade, manque au fond de bases idéologiques fermes, et recherche inconsciemment des maîtres à penser qui pourraient lui servir de contrepoids face à l’autorité semble-t-il naturelle de la pensée de gauche dans le monde intellectuel.
Certaines constantes se dégagent de la suite des profils étudiés. Deux caractères de l’œuvre de Nietzsche expliquent en grande partie la fortune de celle-ci auprès des intellectuels nationalistes : son anti-démocratisme d’une part, à une époque où les progrès de la technique ont rendu patente l’apparition de « masses » vulgaires à la place de ce qui était autrefois le peuple ; sa francophilie d’autre part, à une époque où la rivalité culturelle avec l’Allemagne prenait des tournures incandescentes. Sur ces deux points, la plupart des auteurs étudiés ont reconnu en Nietzsche un semblable et un maître.
Néanmoins, ce qui ressort de cette étude, c’est que finalement, à de rares exceptions près, aucune des grandes figures de la droite nationaliste de cette époque ne s’est pleinement réclamée de l’héritage de Nietzsche. Les raisons de cette prise de distance sont aisées à comprendre et clairement mentionnées dans l’ouvrage : Nietzsche est un penseur anti-dogmatique, anti-systématique, un « artiste » plus qu’un théoricien, et il devenait dès lors impropre à être pleinement mobilisé dans les joutes politiques d’alors. De plus, le conservatisme plus ou moins inhérent à cette famille de pensée l’amenait toujours tôt ou tard à retomber sous l’influence du Magistère de l’Église catholique, influence incompatible, cela va de soi, avec celle de l’auteur de Zarathoustra.
Ainsi, bien que ne traitant qu’incidemment du contenu de l’œuvre de Nietzsche, Nietzsche et les nationalistes français nous permet de nous faire une idée assez nette des caractères vraiment saillants de cette pensée, considérée sous l’angle politique. Il y en aurait sans doute d'autres, notamment l’ordre esthétique et proprement littéraire, qui ne sont pas abordés ici, car extérieurs au sujet. Plus qu’une étude sur Nietzsche, c’est surtout, je le répète, une fresque détaillée de plus d’un demi-siècle d’histoire intellectuelle de notre pays. Les grandes qualités d’expression de l’ouvrage, et surtout le sentiment constant d’avoir affaire à une pensée extrêmement vigoureuse qui ne craint pas de se colleter avec le domaine intellectuel dans ce qu’il peut avoir de plus abstrait et de plus ardu (à une époque de superficialité généralisée), me font penser à ce qu’ont pu être le jeune Jules Michelet, ou le jeune Emile Faguet : c’est cette même école française de la clairvoyance intellectuelle, qui parvient à maintenir un propos ferme et consistant à travers une matière abondante et même pléthorique, que je crois reconnaître chez Julien Dupré. Puisse cet ouvrage augurer d’une trajectoire comparable à la leur, pour le moins. C’est tout ce que je souhaite à l’auteur, en dépit des incontestables divergences d’ordre spirituel qui nous séparent.

- Nietzsche et les nationalistes français, de Julien Dupré, aux éditions Perspectives Libres.

27 mars 2024

Fragments, mars 2024

- Rochedy représente la plus grande trahison qui soit à l'égard de Nietzsche : il le « naturalise ». S'il y a bien une école de pensée que Nietzsche n'a cessé de dénigrer tout au long de son œuvre, c'est bien le scientisme naturaliste. Ses jugements sur Darwin sont à cet égard éloquents : il considérait la pensée de Darwin comme une pensée mesquine, une doctrine de boutiquier anglais. Rien n'est plus éloigné de la pensée de Nietzsche qu'une théorie naturaliste du surhomme, de la supériorité des forts sur les faibles, etc. Contrairement à Schopenhauer, Nietzsche n'a rien d'un dogmatique de la nature. Il se situe dans la sphère culturelle, exclusivement. Mais Rochedy offre à une certaine droite ce qu'elle aimerait trouver chez Nietzsche : une doctrine darwinienne de la légitimité des forts, le lion contre la gazelle, etc. C'est l'horizon intellectuel indépassable de cette extrême-droite des réseaux sociaux, enfermée, on se demande bien pourquoi (et sur ce plan-là ils se valent tous), dans une obsession du biologique, dans un matérialisme borné, dans une inculture crasse sur les plans littéraire, philosophique et philologique. Et Rochedy effectue cette opération vraiment méprisable sur le plan intellectuel : il naturalise Nietzsche, il le rabougrit au niveau des obsessions de l'extrême-droite, il offre à l'extrême-droite, au prix d'une malhonnêteté intellectuelle dont on trouve peu d'équivalents, le Nietzsche dont elle rêve. Nietzsche qui aurait instantanément décelé chez Rochedy ce qu'il est vraiment : un béotien, un homme à courte vue, un symptôme de la décadence européenne, un spécimen achevé du « dernier homme ». Et bien entendu cela fait du clic, cela fait des vues. Cet exemple illustre à lui seul la misère du débat intellectuel sur les grandes plateformes du Net (YouTube et Twitter en particulier).

- Nietzsche accuse Wagner d'être un décadent. Mais Nietzsche lui-même est un décadent. Tout le dix-neuvième siècle est décadent. La ligne fine, nette et ferme de l'esprit européen est morte à la Révolution, et tout est plongé dans la confusion depuis.

- Dragon Ball : Ce qui rend ce manga unique, c'est que l'on a toujours impression que l'accroissement de la puissance de Goku est retranscrite, conquise sur le papier, devant nos yeux. Ce n'est nullement quelque chose de gratuit, de simplement montré, mais l'on sent presque charnellement que l'auteur a dû personnellement en passer par là, par toute cette ascèse, par tous ces efforts, et que la transcription sur le papier n'est au fond que la traduction de processus internes parfaitement authentiques (et vraiment héroïques pour le coup). Le lecteur a vraiment l'impression de sentir dans ses veines cet accroissement de puissance, cette patiente accession au statut de super Sayan. C'est une expérience quasi interactive, qui porte ses fruits dans la vie du lecteur (en termes de confiance en soi, de soif de dépassement, etc.). Il me semble que c'est là la clé de la réussite des très grands raconteurs d'histoire : il faut vivre au plus profond de soi ce que l'on raconte. C'est exactement ce que l'on ressent à la lecture des meilleurs Stephen King : ce n'est pas une terreur fictive à laquelle il nous donne accès, mais une terreur vécue, dépassée par l'auteur certes, mais vécue néanmoins, et dont on sent au plus profond de ses tripes la parfaite authenticité.

- Du point de vue de la langue, Voltaire est l'opposé de Baudelaire. Chez Baudelaire, chaque mot est un coup de massue, on ne peut jamais prévoir sur quoi on va tomber, et il prend plaisir à maltraiter son lecteur en choisissant régulièrement des termes exotiques, inattendus. D'où cette tension permanente lorsqu'on lit Baudelaire, cette impression de lourdeur, de densité minérale. Voltaire est quant à lui d'une modestie extraordinaire dans son usage de la langue. Il ne dévie jamais, ne cherche jamais à se distinguer, à se faire remarquer. Il choisit toujours le terme le plus propre, à la fois exact et neutre, et sa prose se déroule comme le clair filet d'un ruisseau de montagne. On le lit comme on respire, sans y prendre garde.

- Rigoletto de Verdi (d'après Victor Hugo) : il est fascinant de voir comme le romantisme (et Shakespeare avant lui), en s'affranchissant complètement du christianisme, retombe précisément sur ce dont le christianisme avait libéré l'humanité : la malédiction du déterminisme familial.

13 mars 2024

Goku



Pastiche de Gérard de Nerval

Je suis Gokù, – le Blond, – le Volant, – l’Orphelin,
La Saïen justicier à la queue sectionnée ;
L’innocente Bulma et le chauve Krilin
Seuls virent les premiers chocs de ma destinée.

J’ai vaincu, tu le sais, Paï-Paï et Tenshinhan ;
Moi seul pus chevaucher le nuage magique ;
Mon épouse Chi-Chi me donna Songohan,
Fils maître comme moi du Kameha mystique.

J’ai rencontré Kaïo au Royaume des morts ;
J’ai conquis sur Namek le prix de ma souffrance ;
Demain je vaincrai Cell sans peine et sans remords…

Sache enfin, Végéta, que durant mon enfance
J’ai trois fois réuni les boules de cristal
Et du dragon Shenron crié le nom fatal.

28 février 2024

Considérations sur le déploiement historique du principe de singularité



La présente réflexion se propose d’étudier de façon purement a priori les modalités de manifestation du transcendant au sein d’un univers donné.
Il est bien évident que s’il n’y a pas de transcendant, si l’univers est la manifestation de son activité propre, d’un déploiement purement immanent de son essence propre, alors toutes les métaphysiques élaborées au sein de cet univers tendront à converger vers une doctrine unique, une doctrine de l’identité ultime de l’individu et du Tout. Au-delà des différences culturelles qui pourront affecter les multiples civilisations, les sages de tous les lieux et de toutes les époques se rejoindront sur ce constat immanentiste et métaphysique. Il n’y aura pas, en toute rigueur, de place, dans un tel univers, pour le singulier absolu, mais toutes les entités pourront être subsumées sous des catégories universelles dont elles tireront leur essence. En outre, une telle configuration impose nécessairement une disjonction entre la réalité perçue immédiatement (trivialement) et la réalité profonde et cachée du monde, d’où l’émergence, précisément, de doctrines de type « métaphysique ». Cette disjonction entre l’essence et la manifestation entraînera, chez ceux qui s’engageront dans cette voie de l’élucidation de la nature de l’univers, un type de comportement commun, visant à s’abstraire de la manifestation pour rejoindre l’essence, type de comportement qui impliquera un détachement de plus en plus radical à l’égard de la manifestation dans le but de réaliser l’unité primordiale, détachement universel que l’on peut désigner sous le terme générique d’« ascèse ». Dans cette hypothèse, toutes les entités individuelles, quels que soient leur culture d’origine ou leur milieu, qui aspireront à réaliser en elles cette unité métaphysique, devront s’engager dans ce comportement universel et normatif, dans cette ascèse.
Il est dès lors bien évident, si l’on envisage l’hypothèse opposée, celle d’un transcendant originel, que ce transcendant, s’il aspire à établir un dialogue avec sa création, ne pourra absolument pas s’engager dans la voie d’une métaphysique comparable aux innombrables métaphysiques naturelles, élaborées dans l’optique d’une immanence de l’univers. Il lui faudra, bien au contraire, s’il est vraiment le Transcendant, choisir la voie opposée, celle de l’arbitraire pur, de la pure liberté et de la complète gratuité. Or, la chose la plus arbitraire qui soit, la seule chose par conséquent propre à manifester une volonté extérieure à l’immanence de l’univers, c’est la législation. Dans cette hypothèse, la seule voie qui s’offre au transcendant est donc celle d’une législation révélée. Bien entendu, cette législation ne pourra jamais être purement individuelle, car dans ce cas l’arbitraire de l’entité individuelle ne pourrait en aucun cas être distingué de l’arbitraire du transcendant. Elle devra donc s’adresser à une communauté, à un « peuple », un peuple séparé des autres, qui sera porteur, au sein de l’immanence universelle et à travers l'histoire, de l’existence et de la volonté du transcendant. Nous aurons donc la mise en place d’une dialectique entre un peuple séparé, c’est-à-dire, étymologiquement, un « peuple saint », d’un côté, et les « nations » de l’autre. Cette dialectique entre le peuple saint et les nations sera génératrice d’une tension, d’une remise en cause de l’immanence et de toute métaphysique en général, qui témoignera de la présence du transcendant au sein de la création.
Il est bien évident que cette tension dialectique, comme toute tension dialectique, tendra nécessairement, à un moment ou à un autre, à une résolution, à un dépassement dialectique, à une réconciliation des deux pôles de tension au sein d’une synthèse supérieure. Il est absolument impossible de déterminer de façon a priori la forme que pourrait prendre ce dépassement dialectique. Le cas le plus extrême, sans doute, qui pourrait être envisagé, serait, puisque toute la démarche de révélation de la part du transcendant implique une volonté d’alliance entre ce Transcendant et l’entité individuelle, que le transcendant pousse cette alliance à son terme le plus absolu en adoptant la nature de l’entité individuelle. Il s’agit là, bien sûr, d’une hypothèse vertigineuse, celle d’une sorte « d’incarnation » du transcendant. En ce transcendant incarné, la totalité du principe de singularité serait préservée (ce qui implique une continuité et non une rupture), la réconciliation entre le transcendant et sa création serait opérée, et la dialectique entre le peuple saint et les nations se résoudrait de façon définitive.
Néanmoins, une telle hypothèse ne signifierait nullement la disparition, sur le plan historique, du principe de singularité introduit par le transcendant lors de sa révélation au peuple séparé. Bien au contraire, tant que durera la création, ce peuple séparé continuera à jouer son rôle prophétique de dissolution de toute métaphysique naturelle et de témoignage du transcendant. Ce rôle historique ne sera nullement remis en cause par l’Incarnation. Mais la pointe aigüe de témoin du transcendant et de moteur de l’avènement eschatologique des promesses du transcendant résidera nécessairement dès lors chez ceux qui se réclameront du dépassement dialectique opéré par le transcendant. Ceux-ci devront être à la fois porteurs du principe de singularité posé par le transcendant (c’est-à-dire de la liberté, par opposition à toutes les déterminations immanentistes), et de la réintégration de l’ensemble de la Création dans l’Alliance, laquelle constitue l’objet propre de ce dépassement dialectique.
Il résulte de tout ceci une conséquence bien évidente, c’est qu’il est rigoureusement impossible, pour ceux qui se réclament du dépassement dialectique, de s’en prendre au principe de singularité posé par le transcendant, et plus précisément à sa manifestation historique et concrète, c’est-à-dire au peuple saint. Il y aurait là, en effet, une négation absolue du transcendant, de la part de ceux qui se réclameraient de son Incarnation. Le dépassement dialectique n’est en effet nullement un retour à l’universalisme métaphysique des conceptions immanentes de l’univers, mais au contraire une sorte d’« exhaussement » de tout cet univers au niveau du principe de singularité. C’est là un point qu’il est absolument essentiel de comprendre. D’un point de vue purement historique et contingent, néanmoins, il est très probable que cette prise de conscience ne s’effectue pas aussi clairement qu’il serait souhaitable chez ceux qui se réclament du dépassement dialectique (quel qu’il soit). Mais il est évident qu’un retournement de ceux-ci contre le principe de singularité dont ils sont issus offrirait le triste spectacle d’un contresens complet quant à leur être même et à leur rôle eschatologique, et d’une trahison de la volonté et du message du Transcendant.
Il me semble que c’est là ce que l’on peut avancer de plus clair et de moins sujet à caution quant à la question délicate de savoir si l’on peut établir de façon a priori les modalités de manifestation d’un éventuel transcendant par rapport à un univers donné.

15 février 2024

Fragments, février 2024

- Beau is afraid : le problème de ce film, c'est qu'il viole une des lois fondamentales du cinéma, à savoir le strict respect de la mimesis. Le cinéma est beaucoup moins libre que la littérature à cet égard. Le spectateur a besoin de savoir que c'est bien la réalité qui lui est représentée, une version de la réalité, même si elle est fantastique (science-fiction, horreur). À cet égard, le cinéma s'est très peu affranchi de la photographie dont il est issu. Et le problème de Beau is afraid, c'est qu'assez vite on se rend compte que ce à quoi on assiste est une pure fantasmagorie, le délire d'un cerveau malade. Dès lors tout l'intérêt s'évapore, on n'adhère plus aux images puisqu'on a saisi leur caractère gratuit, arbitraire, imaginaire et pathologique. Et le film s'effondre littéralement sur lui-même. C'est vraiment là une des règles d'or du cinéma, règle respectée de façon scrupuleuse par Kubrick par exemple (qui limitait les séquences de rêve et de délire à de courts flashs) : le cinéma doit représenter la réalité, une version de la réalité, il est l'art de la réalité (cf. Ellul, La Parole humiliée).

- Le cinéma est un art de voyeurs (Hitchcock, Kubrick). Il faut voir les choses. Le symbolisme, la métaphore ne lui sont pas permis (ou alors de façon subliminale, superposée au réel, comme chez Hitchcock, mais jamais à la place du réel).

- Ce qui s'est passé, entre Spinoza et Nietzsche, c'est la grande révolution musicale, illustrée en particulier par Mozart. Spinoza pense encore dans un monde de purs concepts, un monde simple et droit, un monde sans musique. La pensée chez lui se déploie purement et librement, nul tourment lyrique ne la trouble. Entre lui et Nietzsche, tout un univers musical s'est déployé, Mozart, Beethoven, Chopin, Wagner, etc. La pensée a perdu à la fois son innocence et sa simplicité. Elle est travaillée par quelque chose d'extérieur à elle, d'antérieur à elle, par l'inexprimable, par l'inquiétude. C'est ce qui explique l'accent de douleur rentrée qui émane de chaque phrase de Nietzsche. Le vieux Platon l'avait déjà vu de son temps : c'est la musique qui précède et qui détermine toute chose, et toute pensée de la sérénité, de la quiétude, de la certitude, ne peut être qu'une pensée amusicale, antimusicale (défiance de Platon à l'égard des artistes en général).

- Ce qui a totalement disparu du champ intellectuel contemporain, c'est la grande pensée métaphysique traditionnelle (grecque, allemande, indienne), cette immémoriale pensée holistique, spiritualiste, pessimiste, dont Platon, Schopenhauer et la Bhagavad-Gîtâ constituent sans doute les expressions les plus abouties. L'esprit libéral anglo-saxon a totalement triomphé de l'esprit païen germanique à cet égard. En dernier ressort, c'est la victoire de la conception biblique du monde (individualisme, anti-idéalisme, liberté) sur la métaphysique ancestrale.

- Ce qui a été si traumatisant dans le moment Sarkozy, c'est que ça a vraiment été le moment du triomphe assumé de l'irrationalité. C'était quelque chose d'inconcevable auparavant. Pour la première fois, et je l'ai vu dans mon entourage, les gens assumaient clairement de se prononcer, dans le domaine politique, sur des critères purement émotionnels. On préférait avoir tort avec Sarko qu'avoir raison avec Royal ou Bayrou. Parce que Sarko leur « donnait des émotions ». Et ce qui est vraiment tragique, c'est que c'est un fonctionnement qui n'a jamais cessé depuis, qui s'est révélé irréversible. La plupart des gens, la plupart des médias, ne sont jamais remontés dans le train de la rationalité, la réactivité émotionnelle s'est inscrite en eux comme leur posture de base face à l'existence.