J’ai aimé les écrits de Platon par-dessus toutes les productions humaines, me dit-il. De Platon, j’ai tout lu, et la plupart des dialogues plusieurs fois. J’ai lu deux fois La République, trois fois le Gorgias, deux fois le Phédon. J’ai même lu Les Lois du début à la fin, le dernier ouvrage de Platon que personne ne lit. S’il y a quelqu’un qui a adhéré de tout son être à l’idéal platonicien, c’est bien moi. Je vivais très isolé alors, au bord de la Méditerranée, au milieu des oliviers, et la pensée platonicienne s’est coulée en moi tout naturellement. C’était ma vision du monde, pour moi c’était la vérité, tout simplement, et selon moi le monde entier se fourvoyait à ne pas le reconnaître.
Aujourd’hui, quand je lis Platon, j’y trouve une pensée radicalement fausse, erronée, parfois monstrueuse. J’ai vécu parmi les hommes, je me suis frotté au monde, et je ne trouve pas le moindre point de contact entre les théories de Platon et la vie telle que je l’ai connue.
Toutes les constitutions élaborées par Platon dans La République ou dans Les Lois reposent sur un principe unique : la vertu. La vertu assure l’harmonie de la société, et en fin de compte son bonheur. Et il y a chez Platon des images très frappantes de la vertu. Il y a Socrate qui boit la ciguë en recommandant à ses disciples de veiller sur eux-mêmes et de prendre soin de leur âme ; il y a le soleil du Bien absolu au livre VII de la République, qui répand sa lumière inaltérable sur ceux qui se sont dégagés des chaînes et des illusions terrestres. Et moi aussi j’aspirais à participer de cette vertu dont Platon parlait sans cesse. Mais lorsque j’ai côtoyé les hommes, je n’ai trouvé cette vertu nulle part. Il m’est apparu que l’immense majorité des comportements humains était motivée par le pur mécanisme émotionnel et instinctif. Dans quelques cas plus fins, plus évolués, ce n’était nullement la vertu qui me semblait rentrer en jeu, mais plutôt une connaissance plus subtile des ressorts des choses, une vue plus distanciée de la situation. Mais au cours de tout ce temps je n’ai jamais recouru à un concept platonicien, pas une seule fois. La Bible, en revanche, m’a été d’un grand secours, et s’est révélée être d’une efficacité surprenante. Je ne vais pas rentrer ici dans les détails, mais tous les préceptes de prudence, de réserve et d’activité contenus dans le livre des Proverbes, ou encore le précepte central de la charité qui se situe au cœur du Nouveau Testament, m’ont incontestablement aidé à faire fructifier mes entreprises et à nouer des rapports sains avec les autres.
Tout le monde critique la Bible, mais la Bible a un mérite fondamental, c’est son réalisme. La Bible prend les hommes tels qu’ils sont. Elle s’est édifiée sur des siècles, et tout le substrat de malheur et de ressources de l’humanité s’est déposé dans ses pages. Platon prend le monde tel qu’il le rêve, un monde d’une beauté et d’une cohérence admirables, mais qui demeure en définitive aussi chimérique que l’âge d’or des poètes primitifs.
Et ce qui est significatif, c’est qu’il n’y a jamais eu de transposition de la cité platonicienne dans le réel. Malgré la précision et l’abondance avec lesquelles Platon décrit ses lois, aucune communauté ne s’en est jamais inspiré nulle part pour régler son fonctionnement ou définir son idéal. Quel est le livre que les colons anglais ont emmené dans le Nouveau Monde ? C’est la Bible, et nul autre. Tocqueville en parle très bien : « En Amérique, c’est la religion qui mène aux lumières ; c’est l’observance des lois divines qui conduit l’homme à la liberté. » (De la démocratie en Amérique, t. 1, ch. 2). Aujourd’hui, au Capitole, dans la Chambre des représentants, on trouve les portraits de vingt-sept législateurs, on trouve celui de Lycurgue, celui de Solon, celui de Moïse au centre, face au Président. On ne trouve pas celui de Platon. Les Pères fondateurs des États-Unis, Franklin, Adams, Jefferson, lisaient Machiavel ou Montesquieu, et pas Platon[1]. Et demain, si des colons vont s’établir sur Mars, et plus tard hors du système solaire, tu trouveras une Bible dans leurs bagages, et sûrement pas un exemplaire de La République ou du Gorgias.
Les écrits de Platon ne produisent aucun fruit concret. Ils amènent à juger tout et tout le monde selon des critères moraux très stricts, à rejeter résolument les plaisirs des sens et ce qui fait la vie quotidienne de chacun, et à s’enfermer dans un intellectualisme stérile. Ils ne donneraient naissance qu’à des magistrats méprisants, rigides et inhumains, et à une société immobile. La Bible ouvre sur l’avenir, et sur l’espérance.
Les écrits de Platon ont leur valeur, éminente, dans leur domaine. Ils peuvent constituer un aliment de premier choix pour les rêveries de tous les promeneurs solitaires du monde. Mais ils n’ont rien à voir avec la réalité, ou avec la vérité. Ils sont une expression à peu près pure de l’erreur.
[1] « I am very glad you have seriously read Plato, and still more rejoiced to find that your reflections upon him so perfectly harmonize with mine. Some thirty years ago I took upon me the severe task of going through all his works. (…) My disappointment was very great, my astonishment was greater and my disgust was shocking. (…) Some parts of some of his dialogues are entertaining, like the writings of Rousseau ; but his Laws and his Republick from which I expected most, disappointed me most. » Lettre de John Adams à Thomas Jefferson, 16 juillet 1814.