25 février 2019

La vérité sur Platon



J’ai aimé les écrits de Platon par-dessus toutes les productions humaines, me dit-il. De Platon, j’ai tout lu, et la plupart des dialogues plusieurs fois. J’ai lu deux fois La République, trois fois le Gorgias, deux fois le Phédon. J’ai même lu Les Lois du début à la fin, le dernier ouvrage de Platon que personne ne lit. S’il y a quelqu’un qui a adhéré de tout son être à l’idéal platonicien, c’est bien moi. Je vivais très isolé alors, au bord de la Méditerranée, au milieu des oliviers, et la pensée platonicienne s’est coulée en moi tout naturellement. C’était ma vision du monde, pour moi c’était la vérité, tout simplement, et selon moi le monde entier se fourvoyait à ne pas le reconnaître.
Aujourd’hui, quand je lis Platon, j’y trouve une pensée radicalement fausse, erronée, parfois monstrueuse. J’ai vécu parmi les hommes, je me suis frotté au monde, et je ne trouve pas le moindre point de contact entre les théories de Platon et la vie telle que je l’ai connue.
Toutes les constitutions élaborées par Platon dans La République ou dans Les Lois reposent sur un principe unique : la vertu. La vertu assure l’harmonie de la société, et en fin de compte son bonheur. Et il y a chez Platon des images très frappantes de la vertu. Il y a Socrate qui boit la ciguë en recommandant à ses disciples de veiller sur eux-mêmes et de prendre soin de leur âme ; il y a le soleil du Bien absolu au livre VII de la République, qui répand sa lumière inaltérable sur ceux qui se sont dégagés des chaînes et des illusions terrestres. Et moi aussi j’aspirais à participer de cette vertu dont Platon parlait sans cesse. Mais lorsque j’ai côtoyé les hommes, je n’ai trouvé cette vertu nulle part. Il m’est apparu que l’immense majorité des comportements humains était motivée par le pur mécanisme émotionnel et instinctif. Dans quelques cas plus fins, plus évolués, ce n’était nullement la vertu qui me semblait rentrer en jeu, mais plutôt une connaissance plus subtile des ressorts des choses, une vue plus distanciée de la situation. Mais au cours de tout ce temps je n’ai jamais recouru à un concept platonicien, pas une seule fois. La Bible, en revanche, m’a été d’un grand secours, et s’est révélée être d’une efficacité surprenante. Je ne vais pas rentrer ici dans les détails, mais tous les préceptes de prudence, de réserve et d’activité contenus dans le livre des Proverbes, ou encore le précepte central de la charité qui se situe au cœur du Nouveau Testament, m’ont incontestablement aidé à faire fructifier mes entreprises et à nouer des rapports sains avec les autres.
Tout le monde critique la Bible, mais la Bible a un mérite fondamental, c’est son réalisme. La Bible prend les hommes tels qu’ils sont. Elle s’est édifiée sur des siècles, et tout le substrat de malheur et de ressources de l’humanité s’est déposé dans ses pages. Platon prend le monde tel qu’il le rêve, un monde d’une beauté et d’une cohérence admirables, mais qui demeure en définitive aussi chimérique que l’âge d’or des poètes primitifs.
Et ce qui est significatif, c’est qu’il n’y a jamais eu de transposition de la cité platonicienne dans le réel. Malgré la précision et l’abondance avec lesquelles Platon décrit ses lois, aucune communauté ne s’en est jamais inspiré nulle part pour régler son fonctionnement ou définir son idéal. Quel est le livre que les colons anglais ont emmené dans le Nouveau Monde ? C’est la Bible, et nul autre. Tocqueville en parle très bien : « En Amérique, c’est la religion qui mène aux lumières ; c’est l’observance des lois divines qui conduit l’homme à la liberté. » (De la démocratie en Amérique, t. 1, ch. 2). Aujourd’hui, au Capitole, dans la Chambre des représentants, on trouve les portraits de vingt-sept législateurs, on trouve celui de Lycurgue, celui de Solon, celui de Moïse au centre, face au Président. On ne trouve pas celui de Platon. Les Pères fondateurs des États-Unis, Franklin, Adams, Jefferson, lisaient Machiavel ou Montesquieu, et pas Platon[1]. Et demain, si des colons vont s’établir sur Mars, et plus tard hors du système solaire, tu trouveras une Bible dans leurs bagages, et sûrement pas un exemplaire de La République ou du Gorgias.
Les écrits de Platon ne produisent aucun fruit concret. Ils amènent à juger tout et tout le monde selon des critères moraux très stricts, à rejeter résolument les plaisirs des sens et ce qui fait la vie quotidienne de chacun, et à s’enfermer dans un intellectualisme stérile. Ils ne donneraient naissance qu’à des magistrats méprisants, rigides et inhumains, et à une société immobile. La Bible ouvre sur l’avenir, et sur l’espérance.
Les écrits de Platon ont leur valeur, éminente, dans leur domaine. Ils peuvent constituer un aliment de premier choix pour les rêveries de tous les promeneurs solitaires du monde. Mais ils n’ont rien à voir avec la réalité, ou avec la vérité. Ils sont une expression à peu près pure de l’erreur.
 

[1] « I am very glad you have seriously read Plato, and still more rejoiced to find that your reflections upon him so perfectly harmonize with mine. Some thirty years ago I took upon me the severe task of going through all his works. (…) My disappointment was very great, my astonishment was greater and my disgust was shocking. (…) Some parts of some of his dialogues are entertaining, like the writings of Rousseau ; but his Laws and his Republick from which I expected most, disappointed me most. » Lettre de John Adams à Thomas Jefferson, 16 juillet 1814.

18 février 2019

La société inclusive



Je discutais l’autre jour avec un ami qui travaille pour les services culturels d’une grande ville de France.
« De nos jours, me dit-il, on ne parle que de "société inclusive". Il s’agit d’organiser de grandes manifestations afin de réunir le plus de gens possible, sans discrimination aucune, autour de grands thèmes culturels fédérateurs. Il y a la Nuit de la lecture, la Nuit des musées, la Nuit des idées, la Nuit blanche, etc. Je passe ma vie à ça, et surtout mes nuits. Le but est de casser l’isolement, les déterminismes sociaux, et de ne faire qu’un, autour des valeurs de partage, de solidarité, mais aussi de plaisir et de fête. Très bien. Mais, si l’on creuse un peu, que nous disent les textes sacrés à propos de la société inclusive ? La Grande Fusion est-elle inscrite dans les messages spirituels que nous a légués l’histoire ? Voyons un peu.
Que dit l’Ancien Testament ?
« Lorsque Yahvé ton Dieu t’aura fait entrer dans le pays dont tu vas prendre possession, des nations nombreuses tomberont contre toi. Tu les voueras à l’anathème. Tu ne concluras pas d’alliance avec elles, tu ne leur feras pas grâce. Tu ne contracteras pas de mariage avec elles, tu ne donneras pas ta fille à leur fils, ni ne prendras leur fille pour ton fils. Mais voici comment vous devrez agir à leur égard : vous démolirez leurs autels, vous briserez leurs stèles, vous couperez leurs pieux sacrés et vous brûlerez leurs idoles. Car tu es un peuple consacré à Yahvé ton Dieu. » (Deutéronome, 7, 1-6).
Que dit l’Évangile ?
« Et aussitôt il obligea les disciples à monter dans la barque et à le devancer sur l’autre rive, pendant qu’il renverrait les foules. Et quand il eut renvoyé les foules, il gravit la montagne, à l’écart, pour prier. Le soir venu, il était là, seul. » (Matthieu, 14, 22).
Que dit Gotama ?
« Mieux vaut vivre dans la solitude :
Il n’y a point de société avec les sots.
En solitaire on doit mener sa vie,
Sans faire le mal, loin des soucis,
Comme l’éléphant dans sa forêt. » (Dhammapada, 330).
Il semble que la société inclusive n’ait pas représenté pour nos Pères l’idéal de civilisation que l’on nous vante souvent. Et lorsque je sonde mon cœur, je n’y trouve aucune appétence, je dois le dire, pour les grandes réunions festives et conviviales. J’aspire plutôt à la tranquillité, et à poursuivre ma propre voie. Cela me paraît être un désir naturel. Je ne dois pas être construit de la même manière qu’Anne Hidalgo ou Jack Lang. Je suis plutôt comme Conan le Barbare ou Clint Eastwood dans les films de Sergio Leone, je souhaite rester mutique, tracer ma route sans faire le mal, mais sans me mêler de la vie des autres, de leurs peines ou de leurs joies. Il me semble que tout le monde est comme cela, et cette injonction à s’insérer coûte que coûte dans la société inclusive, en culpabilisant les aspirations à la solitude, me paraît profondément anxiogène, en plus d’être illusoire. Ce n’est pas là le dessein de Dieu pour l’homme. Voilà pourquoi les gilets jaunes, par exemple, sont voués à une immense déception : la grande fusion orgasmique de la société et des hommes qui sous-tend toutes leurs actions n’aura jamais lieu, tout simplement parce que le dessein de Dieu pour l’homme n’est pas la fusion, mais bien la séparation. « Ma religion n’est point la vôtre. Vous avez votre croyance et moi la mienne. » (Coran, 109, 5).

7 février 2019

Nicolas Rey : Lettres à Joséphine



Lu Lettres à Joséphine, le nouveau livre de Nicolas Rey, avec beaucoup de plaisir. Je crois que Nicolas Rey est mon auteur contemporain préféré. Il ne me déçoit jamais, il joue toujours sa partition avec une élégance qui n’appartient qu’à lui. Toute la vulgarité, toute la violence du monde moderne n’ont pas de prise sur lui. Il se situe dans un registre mineur, il n’a pas de grandes ambitions philosophiques ou romanesques, il tourne toujours autour des mêmes thèmes, mais il le fait avec une candeur et une grâce qui me touchent à chaque fois.
Nicolas Rey est pour moi l’illustration parfaite de ce qu’est un écrivain-né. J’ai rarement lu un texte d’une crudité aussi prononcée que ces Lettres à Joséphine, une crudité obsessionnelle qui tourne souvent à la scatophilie. Mais Nicolas Rey a beau se complaire dans les descriptions les plus scabreuses, dans l’exploration la plus explicite des profondeurs de l’anatomie féminine, son texte ne dégage aucune vulgarité, aucune bassesse. Il est touché par la grâce, il est né comme cela. Son style est nativement juste, émouvant, sans retouches, sans labeur. Le style de Moix, par comparaison, est touffu, indigeste, pathologique, laborieux. Le style de Houellebecq est précis mais plombant, saturé de négativité. Mon style est clair, exact, mais il manque de spontanéité, d’abandon, il est irrémédiablement marqué par les scansions tranchées de la dialectique platonicienne. Le style de Nicolas Rey est évident. Il est le reflet immédiat de sa personne, une personne totalement inadaptée au monde moderne, qui ignore la lutte, l’orgueil, l’agitation, qui ne vit que pour la beauté et le plaisir.

Ce qui est frappant dans cette rentrée de janvier, c’est que les ouvrages des trois auteurs phares que sont Michel Houellebecq, Yann Moix et Nicolas Rey tournent autour du même thème de la rupture amoureuse. Dans le monde moderne, pour un homme, la rupture amoureuse est ce qu’il y a de plus douloureux. C’est une expérience littéralement insupportable. Certains hommes se suicident, d’autres vont abattre leur ex-compagne, ce sont des faits divers qui se répètent tous les jours. Yann Moix et Nicolas Rey témoignent d’une douleur intolérable, absolue. « Je me retrouve assassiné de toutes parts, découpé en lamelles. Rentré chez moi, je me tords de douleur. Je suis un sac de larmes », écrit Yann Moix. « À quoi bon vivre à présent si c’est pour vivre sans toi ? Pour la première fois de mon existence, je pense mettre fin à mes jours. Je ne vois pas l’intérêt de continuer dans de telles circonstances. Continuer pour quoi faire ? Puisque je souffre de plus en plus », écrit Nicolas Rey. Il y a dans ces cris de désespoir quelque chose de très significatif quant à la nature profonde de notre société. La société profane, institution à peu près inédite dans l’histoire de l’humanité, coupe radicalement l’individu de Dieu, de la transcendance, mais aussi de la collectivité, et de l’autosuffisance. Seul le couple subsiste. Dans un univers technique, matériel et binaire, posséder la femme est le seul moyen de posséder le monde. L’amour est une technique, l’amour est le seul point de contact entre l’individu et le monde extérieur. Dès lors, lorsque la femme s’en va (et elle s’en va toujours) c’est la vie qui s’en va. Le système est clos, l’esclavage est total. D’où viendra le Libérateur ? Le temps va-t-il revenir des grandes prophéties, comme aux jours où les fils de Jacob ployaient sous le joug en Egypte, comme aux jours d’Achab et de Jézabel, lorsque les autels de Sion fumaient pour les Baals et les Astartés ?