L’œuvre de Tchouang-tseu est une des choses les plus fascinantes qu’il m’ait été donné de connaître. Depuis que je l’ai découverte, je n’ai cessé de la relire, encore et encore. C’est l’auteur le plus éloigné de nous que l’on puisse concevoir : il a vécu en Chine, il y a deux mille trois cents ans, à l’époque d’Alexandre le Grand. Impossible de trouver plus distant de notre monde moderne. Et pourtant, chacun de ses petits récits me parle comme s’il avait été écrit spécialement pour notre société superficielle et agitée.
Je suis tombé l’autre jour sur l’histoire suivante (chapitre 12, « Ciel et terre ») : Tseu-kong se promène dans la campagne et rencontre un jardinier qui irrigue péniblement ses plates-bandes avec une jarre qu’il doit remplir dans un puits. Tseu-kong lui dit alors qu’il existe une machine qui pourrait faire tout ce travail à sa place :
« - Une machine en bois creusé dont l’arrière est lourd et l’avant léger, avec laquelle on lève l’eau comme si on la tirait à la main, aussi vite que le bouillon déborde de la marmite : cette machine s’appelle "Ki-kao". »
Le jardinier se mit en colère, changea de couleur, ricana et dit : « J’ai appris de mon maître ceci : qui se sert de machines use de mécaniques et son esprit se mécanise. Qui a l’esprit mécanisé ne possède plus la paix de l’innocence et perd ainsi la paix de l’âme. Le Tao ne soutient pas celui qui a perdu la paix de l’âme. Ce n’est pas que je ne connaisse pas les avantages de cette machine, mais j’aurais honte de m’en servir. »
N’est-ce pas là l’histoire de ma vie, de toutes nos vies ?