27 juillet 2018

Éloge de Tchouang-tseu



L’œuvre de Tchouang-tseu est une des choses les plus fascinantes qu’il m’ait été donné de connaître. Depuis que je l’ai découverte, je n’ai cessé de la relire, encore et encore. C’est l’auteur le plus éloigné de nous que l’on puisse concevoir : il a vécu en Chine, il y a deux mille trois cents ans, à l’époque d’Alexandre le Grand. Impossible de trouver plus distant de notre monde moderne. Et pourtant, chacun de ses petits récits me parle comme s’il avait été écrit spécialement pour notre société superficielle et agitée.
Je suis tombé l’autre jour sur l’histoire suivante (chapitre 12, « Ciel et terre ») : Tseu-kong se promène dans la campagne et rencontre un jardinier qui irrigue péniblement ses plates-bandes avec une jarre qu’il doit remplir dans un puits. Tseu-kong lui dit alors qu’il existe une machine qui pourrait faire tout ce travail à sa place :
« - Une machine en bois creusé dont l’arrière est lourd et l’avant léger, avec laquelle on lève l’eau comme si on la tirait à la main, aussi vite que le bouillon déborde de la marmite : cette machine s’appelle "Ki-kao". »
Le jardinier se mit en colère, changea de couleur, ricana et dit : « J’ai appris de mon maître ceci : qui se sert de machines use de mécaniques et son esprit se mécanise. Qui a l’esprit mécanisé ne possède plus la paix de l’innocence et perd ainsi la paix de l’âme. Le Tao ne soutient pas celui qui a perdu la paix de l’âme. Ce n’est pas que je ne connaisse pas les avantages de cette machine, mais j’aurais honte de m’en servir. »
N’est-ce pas là l’histoire de ma vie, de toutes nos vies ?

20 juillet 2018

Confessions d'un baby boomer

J’ai beaucoup baisé dans ma vie, me dit-il. Je suis né en 1946, la même année que Sylvester Stallone et Ted Bundy. C’est une génération de baby boomers qui a grandi avec le mot d’ordre : « Jouissez sans entraves ». Nous étions bercés par la musique de Johnny Hallyday, des Rolling Stones (« Sympathy for the Devil »), etc. Je crois qu’il est impossible pour des gens qui n’ont pas connu cette époque de se représenter la liberté sexuelle qui existait alors. C’est quelque chose qui n’avait jamais existé avant et qui n’est jamais revenu. J’avais aussi lu Fucking in the night, l’encyclique sataniste qui a paru en 1969. Certains prétendent qu’elle a été écrite par Anton LaVey, mais personne n’en sait rien au juste. En tout cas le texte existe, même si certains en doutent, je l’ai eu entre les mains, je l’ai lu, je peux en témoigner. C’est un texte extraordinaire, qui a produit un effet puissant sur moi. Il faut dire que cette année 1969 a été une année noire, une année vraiment satanique. C’est cette année-là que Sharon Tate a été assassinée par la bande de Charles Manson, qu’Anton LaVey a publié sa Bible Satanique. J’avais vingt-deux ans alors, et j’ai plongé de tout mon être dans cette spirale que toute la culture occidentale offrait à sa jeunesse.
Il m’a fallu dix ans pour en sortir. En 1979, j’ai lu la première encyclique d’un pape polonais nouvellement élu. Sais-tu que plus de dix ans se sont écoulés entre la dernière encyclique de Paul VI, Humanæ vitæ, et la première encyclique de Jean-Paul II, Redemptor Hominis ? Rien entre 1968 et 1979, et ce n’est pas un hasard. J’ai vécu ce moment comme une véritable libération, une libération à l’égard de tous mes démons. C’est dans Redemptor Hominis que j’ai lu le passage suivant : « Aujourd’hui encore, après deux mille ans, le Christ apparaît comme celui qui apporte à l’homme la liberté fondée sur la vérité, comme Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience. » Et depuis, je ne me suis plus jamais écarté de ce chemin.

13 juillet 2018

Mon plus beau jour

« Quel fut ton plus beau jour ? » fit sa voix d’or vivant.

Paul Verlaine, Poèmes saturniens

Si je devais décrire le jour le plus heureux de ma vie, d’un point de vue social, je dirais ceci : C’est en 1993 ou 1994. J’ai 12-13 ans. C’est un samedi. Je me lève tard. À midi, on va manger en famille au McDonald’s de Carrefour, à Monaco. Ensuite, je traîne tout seul au rayon librairie. J’achète un roman de Stephen King, Bazaar par exemple. J’achète aussi un jeu Game Boy, Choplifter II. Ensuite on rentre, j’écoute un peu de musique, je profite de mes achats, en sachant que je pourrai encore me plonger dedans tranquillement le lendemain. Le soir, je regarde un film à la télé, Ghost disons. Et je me couche, avec le sentiment que tous mes désirs fondamentaux ont été satisfaits.
Voilà la journée la plus heureuse de ma vie. C’est une somme de satisfactions sensorielles et esthétiques, purement individuelles. Je suis un vieil homme maintenant, et voilà ce que la société de mon époque a eu de mieux à m’offrir. Ce n’est pas sur le forum, au milieu de mes concitoyens, ou dans un stade à Olympie, ou sur le parvis du Temple de Jérusalem, au milieu des lévites, dans l’odeur de l’encens et de la chair brûlée des holocaustes, que j’ai trouvé un sens à ma vie. Ce que la société a mis à la disposition d’un homme de mon âge pour s’épanouir et se réaliser, c’est la consommation, rien de plus.
Quel sera le jugement des siècles futurs sur une société et une époque qui proposent un tel horizon à leurs enfants ?