24 janvier 2019

Michel Houellebecq : Sérotonine



Lu Sérotonine de Michel Houellebecq, avec intérêt, mais sans grand plaisir, je dois le reconnaître. Lu aussi quelques critiques sur cet ouvrage, dont aucune, je dois le reconnaître également, ne m’a semblé toucher quelque chose de vraiment significatif. Ce sont soit des affirmations péremptoires dépourvues de toute justification (« son plus grand roman depuis… », « l’observateur le plus fin du monde moderne », etc.), soit des épanchements purement subjectifs (« j’ai adoré parce que ça se lit bien, qu’il pense exactement comme moi », etc.). Pour clarifier un peu les choses, je voudrais souligner trois points à propos de ce roman.
1. L’effondrement du style. C’est là un fait que personne ne relève. La langue littéraire classique obéit à des règles assez basiques. La phrase est une unité, et la phrase a ce que l’on appelle un nombre. Cela signifie qu’elle se déploie selon un rythme assez strict, avec une phase ascendante, une suspension, une phase descendante, calquées dans l’idéal sur la respiration humaine, et favorisant normalement la déclamation. Exemples : Racine : « Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?  » Baudelaire : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille ». Même les phrases de Proust sont très rigoureusement structurées (obsession de l’architecture chez Proust). Or, dans Sérotonine, nous avons ce qu’il faut bien appeler une logorrhée, c’est-à-dire une succession de propositions articulées de façon très lâche, sans points, où la virgule omniprésente perd sa fonction de respiration et devient la modalité unique de structuration du discours. On est loin, très loin, des phrases impeccables d’Extension du domaine de la lutte : « Non seulement je ne souhaitais pas mourir, mais je ne souhaitais surtout pas mourir à Rouen. Mourir à Rouen, au milieu des Rouennais, m’était même tout spécialement odieux.  » Cette évolution était à vrai dire perceptible dès La Possibilité d’une île (2005). Je me souviens à quel point cela m’avait frappé alors, c’était une vraie rupture dans le style jusque-là cliniquement objectif de Houellebecq, et personne ne l’avait relevé. Bien entendu, la littérature a plusieurs visages, plusieurs expressions possibles (« Il y a de nombreuses demeures dans la maison de mon Père »), mais Houellebecq est passé d’un classicisme strict aux prises avec le monde moderne dans la lignée de Baudelaire (ses premiers textes comme Rester vivant sont tout à fait dans la veine cruelle et concise des Petits poèmes en prose), à l’informe monologue intérieur à la Céline ou à la Joyce, et il faut quand même que quelqu’un le dise à un moment donné.
2. La paresse foncière de la posture houellebecquienne. Michel Houellebecq est riche. Il ne travaille pas. Il a un peu vécu en Thaïlande, en Irlande, en Espagne. Il se promène, il regarde la télévision. Il mange. Il boit. Le personnage de Sérotonine est dans une situation de pur observateur, dégagé des contraintes et des souffrances communes. Il souffre parce qu’il n’est plus avec Camille (big deal). Et le relâchement du style mentionné ci-dessus n’est peut-être après tout que la conséquence de cet effacement des contraintes sociales que le confort et la sécurité ont entraîné chez l’auteur. Ce qui faisait d’Extension du domaine de la lutte un grand livre, c’était précisément la lutte, la lutte pour survivre, la lutte pour baiser. C’était une peinture effroyable du monde aseptisé des cadres moyens à la fin du vingtième siècle. L’auteur était aux prises avec le monde. Depuis vingt ans, Michel Houellebecq n’a plus besoin de lutter pour se nourrir ou pour baiser. Il se dégage par conséquent de ses derniers romans une impression assez déplaisante de laisser-aller. Contrairement à ce qu’on lit souvent, il n’y a plus vraiment de vison du monde chez Houellebecq, de réflexion globale, de passages théoriques un peu chiants comme dans Les Particules élémentaires. Il y a par contre dans Sérotonine un nombre impressionnant de citations de mets divers (« truffes d’Alba », « médaillons de homard », « Saint-Jacques avec leurs petits légumes ») ou de boissons alcoolisées (Zubrowka, Chablis, Saint-Émilion). Houellebecq finit comme a fini Lamartine d’après Gide, dans la gloutonnerie. Et ça, personne ne le dit.
3. L’amour comme destin unique de l’homme. Là, Houellebecq rejoint une tendance générale de l’époque, il se conforme parfaitement à la morale commune. Nous vivons, de fait, dans une société redevenue unidimensionnelle. Au Moyen-Âge, il n’y avait qu’un seul horizon, qu’un seul but dans la vie : Dieu. Cet inacceptable rétrécissement de vue et d’esprit a fait l’objet des sarcasmes des époques postérieures et de la nôtre. Ensuite, il y a eu à peu près quatre siècles où la liberté semblait s’être instaurée quant à la détermination des fins, où l’homme pouvait choisir de donner un but à peu près inédit, individuel, à son existence, mouvement qui a trouvé son apogée et son chant du cygne dans la philosophie existentialiste. Depuis les années 60 à peu près, la civilisation occidentale est redevenue monodimensionnelle, mais ce n’est plus Dieu qui constitue la fin unique, c’est le couple. On peut ici citer tous les auteurs contemporains, de Nicolas Rey à Frédéric Beigbeder en passant par Guillaume Musso et Marc Lévy, mais pour rester dans les ouvrages parus cette année on peut nommer, dans la même lignée métaphysique que Sérotonine (All you need is love) : Sycomore sickamour de Pacôme Thiellement, ou Rompre de Yann Moix. Tandis que les premiers ouvrages de Houellebecq proposaient une vision lucide, objective, désenchantée, poignante parfois, du désastre amoureux programmé de nos vies, Sérotonine tombe dans ce qu’il faut bien nommer la mélasse sentimentale populaire, le sentiment amoureux qui renverse tout, qui constitue, c’est plusieurs fois répété dans le roman, le seul but réel assignable à l’existence. Houellebecq, et c’est ici qu’il faut faire preuve de finesse, Houellebecq ne critique plus le libéralisme, il est passé dans le camp des vainqueurs et il soutient le plus grand allié, l’allié invincible de la société libérale, consumériste et individualiste dans laquelle nous vivons : le couple.
Ce qui fait, malgré tout, que les livres de Houellebecq restent intéressants à lire, et qu’ils suscitent toujours ma curiosité comme celle de millions de lecteurs, c’est au fond l’absence totale de scrupules de l’auteur. Il ne se cache derrière aucun paravent moral. Il n’a aucun amour-propre. Il exprime fidèlement les désirs basiques de la société qui l’a modelé, et il possède encore un bagage linguistique assez solide et assez riche pour le faire de manière divertissante. Mais sur le plan strictement littéraire, comme sur les plan sociologique ou philosophique, Sérotonine est l’exact opposé d’un apogée, d’un couronnement de l’œuvre, c’est la marque d’une incontestable et à vrai dire assez triste déchéance.

10 janvier 2019

Le statut de la femme dans la société technique



Lu Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick, avec beaucoup d’intérêt. Je commence à connaître cet auteur, et deux constats peuvent être faits :
1. Philip K. Dick décrit un monde très urbanisé, où la technologie occupe une place prépondérante.
2. Les personnages de Philip K. Dick et l’auteur lui-même, d’après différents éléments biographiques, sont très sensibles à la beauté féminine, aux charmes féminins en général.
On pourrait croire qu’il s’agit là de deux faits indépendants. L’objet de cet article est de soutenir qu’il s’agit au contraire de faits étroitement corrélés.
En un mot : plus la femme est située dans un univers urbanisé, plus elle est attirante pour l’homme. La femme, comme tout le reste, change de statut selon le milieu où elle se situe. J’ai longtemps habité à la campagne, poursuivit-il. Le rapport à la jeune fille, et l’image que la jeune fille a d’elle-même, n’est pas du tout le même qu’en ville. La jeune fille est intégrée à la nature, elle est dépassée par quelque chose de plus grand qu’elle : la mer, les roches immémoriales. Son comportement est naturel, humble, spontané, elle est incluse dans le flux universel et ne se détache pas vraiment pour l’observateur.
En ville, tout change. C’est un univers d’objets, régi par une seule loi : la fonctionnalité. Quel que soit l’objet sur lequel le regard se pose, il a une fonction, il est censé remplir un désir ou un besoin de l’homme. La femme, plongée dans ce milieu, en acquiert fatalement les caractéristiques : elle devient objet, susceptible d’une utilisation, en l’occurrence l’acte sexuel. Elle se détache fortement par rapport à un univers métallique et froid. Tout concourt à accroître prodigieusement son potentiel d’attraction. Elle le sent, et son comportement se modifie en conséquence.
Il faut donc bien comprendre que le désir moderne n’est plus du tout l’expression d’un instinct naturel. Il est la conséquence de la nature technicienne de l’univers que l’homme s’est bâti.
Tout concourt à illustrer cette thèse. Plus l’environnement urbain est dense, plus le taux de divorce est élevé. C’est un fait, tu peux vérifier. Et le genre cyberpunk lui-même, pour en revenir à Philip K. Dick, est systématiquement peuplé de créatures féminines hypersexualisées : il suffit de penser à Total Recall, Ghost in the Shell, tout l’univers manga en général, le cinéma de David Cronenberg, etc.
Ainsi, contrairement à une idée répandue, le désir sexuel est la chose la moins naturelle qui soit. C’est un phénomène socialement déterminé, comme tous les autres. Maintenant, réfléchis à la place phénoménale que la technologie a prise dans nos vies depuis vingt ans. Et poursuis le corollaire quant au statut de la femme. Je me suis promené dans les rues de nos villes dans les années quatre-vingt-dix. Je me souviens. Cela n’avait rien à voir. Les jeunes filles étaient silencieuses, intégrées au reste de la population, la société était plus uniforme, et de fait plus unifiée. Aujourd’hui, les jeunes filles sont bruyamment démonstratives lorsqu’elles sont en groupe et en public, elles sont le centre du monde et elles le savent, en revanche elles sont presque apeurées lorsqu’elles se trouvent en situation d’isolement ou de proximité avec un homme, elles se vivent comme des proies potentielles. Ce n’était pas comme cela avant.
Tout ceci explique la résurgence actuelle du féminisme, qui au-delà du désordre idéologique permanent qui le décrédibilise, possède en réalité des sources profondément légitimes. Les jeunes femmes sont dans une position intenable dans notre société, soumises à des injonctions contradictoires, et elles ne sont jamais appelées à se considérer en tant que sujets, avec la dignité et la liberté qui en découlent.
Mais, comme toujours, nous subissons une dérive sans nous interroger sur ses causes. Tout cela est vraiment navrant, et il fallait que je le dise, pour essayer, qui sait, de changer un peu les choses.

3 janvier 2019

Jean-Paul II : La Splendeur de la vérité



J’aime beaucoup les émotions, me dit-il. C’est vraiment ce que je préfère dans la vie. Se sentir bien, confiant, joyeux, il n’y a rien de tel. Mais enfin, force est de constater que si tout le monde est comme cela, cela aboutit à une société invivable. Les individus ne sont plus alors que des automates mus par leurs affects. Toute relation, toute communication se réduit à la recherche d’effets à produire sur l’autre. Il n’y a plus rien d’objectif, chacun est dans sa bulle, livré à ses penchants. Il est vrai que c’est là, en grande partie, une peinture fidèle du monde actuel.
Aussi, c’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai lu La Splendeur de la vérité (1993), l’encyclique de Jean-Paul II consacrée à la morale. Affirmer que la morale repose en dernier ressort non sur des sentiments subjectifs ou intersubjectifs, mais sur la vérité, c’est, dans le monde dans lequel nous vivons, accomplir un acte révolutionnaire, d’une formidable portée émancipatrice. « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres », affirme l’Évangile (Jean, 8, 32). « S’il existe un droit à être respecté dans son propre itinéraire de recherche de la vérité, il existe encore antérieurement l’obligation morale grave pour tous de rechercher la vérité et, une fois qu’elle est connue, d’y adhérer », écrit Jean-Paul II (34). Il fustige les trois grands travers moraux du monde contemporain : le subjectivisme (« Le bien, c’est ce que je sens être tel »), le relativisme (« Il n’y a pas de bien ni de mal absolus, il faut s’adapter aux circonstances »), l’utilitarisme (« Le bien, c’est ce qui est utile »). En fondant la morale sur une réalité extérieure à l’homme, il nous libère de cette effroyable mécanique émotionnelle qui nous détruit à petit feu. Il trace une voie claire et humaine pour agir, pour vivre tout simplement. Le monde moderne, obnubilé par la liberté, ne génère en réalité que des individus désemparés, souffrants, agressifs et agressés. En lieu et place de la liberté promise, nous avons l’aliénation totale.
J’aime beaucoup les émotions. C’est ce que je préfère dans la vie. Mais aucune émotion au monde n’est comparable à la liberté profonde que l’on ressent lorsque l’on reconnaît qu’il y a quelque chose au-dessus des émotions.