Le combat contre les images est le combat de ma vie. Toujours je serai du côté de la liberté contre les aliénations sensitives et émotionnelles de tous ordres qui nous entourent. Aussi, c’est avec un très grand intérêt que j’ai lu l’ouvrage que Jacques Ellul a consacré précisément à ce problème du statut de l’image dans le monde moderne : La Parole humiliée.
Ellul n’est pas un littéraire. Ce n’est pas un philosophe. Sa lecture est donc ardue pour moi à deux titres : il n’a pas l’élégance de style à laquelle je suis accoutumé dans ma lecture des auteurs français ; il rejette radicalement les catégories philosophiques avec lesquelles je me suis formé (Platon en particulier). Issu du marxisme et des théories du droit, par ailleurs historien et théologien, et avant tout cela chrétien, une seule chose l’intéresse : la vérité, sans s’encombrer des formes. Ceci explique peut-être son relatif insuccès dans une nation éminemment littéraire comme la France.
Il n’entre pas dans mes ambitions de paraphraser ici un ouvrage aussi dense que La Parole humiliée. Le constat est néanmoins accablant : nous vivons une ère sans précédent (et le livre date de 1978, que dirait-il aujourd’hui !) dans laquelle la parole, qui a été de tout temps l’instance privilégiée de l’homme pour communiquer dans un cadre de liberté et de respect de l’autre, est remplacée par l’image, puissance aliénante, univoque, stérilisante, et en définitive creuse. Deux causes à cette situation : le développement de la technique d’une part, qui bouleverse les usages et s’impose à tous sans relever d’une quelconque décision consciente de l’homme ; le mépris de la parole de l’autre, dont l’ambiguïté constitutive, gage de liberté, est incompatible avec les exigences binaires de la société techniciste et scientiste dans laquelle nous vivons.
Or, l’image ne nous apprend rien, parce qu’elle relève du monde réel, concret (le seul qui existe pour l’homme moderne), et qu’elle est incapable de communiquer la vérité, laquelle est existentielle, au-delà de nos limitations multiples. C’est pourquoi Dieu a choisi cet outil apparemment fragile et modeste de la parole pour se révéler : « Bibliquement tout se ramène à la parole. (…) La parole est tout dans cette révélation. Rien n’est laissé à la vue » (p. 109). Le Dieu qui libère est un Dieu qui s’insinue entre les mailles de fer des représentations idolâtriques, qui ne s’impose pas aux sens, qui exige une écoute, et une réponse.
Depuis que Jacques Ellul a écrit La Parole humiliée, quarante ans se sont écoulés. Aujourd’hui, avec la prolifération des écrans, la situation a empiré de façon exponentielle, au point que c’est la valeur même de liberté qui est devenue incompréhensible, écrasée par les injonctions d’utilité, de pragmatisme, par les envoutements sensoriels de tous ordres. L’issue de combat semble scellée. Pourtant, à ma place, avec mes moyens, je poursuivrai la lutte. Je sais que je ne verrai pas la victoire de mon vivant. Mais je sais aussi que toutes les forces d’oppression, si séduisantes qu’elles paraissent, si hégémoniques qu’elles soient à un moment donné, sont destinées à s’effacer devant l’immémoriale aspiration à la liberté que le Créateur a gravée au fond de nos cœurs.
Citations
Lorsque [le discours] utilise le haut-parleur, lorsqu’il écrase les autres par la puissance des appareils, lorsque la TV parle, il n’y a plus de parole, parce qu’il n’y a aucun dialogue possible. p. 39.
L’image est du domaine de la réalité. Elle ne peut absolument pas transmettre quoi que ce soit de l’ordre de la vérité. Elle ne saisit jamais qu’une apparence, qu’un comportement extérieur. p. 48.
La parole est expression de ma liberté, suppose la liberté, appelle l’interlocuteur à s’affirmer lui aussi libre en parlant. p. 93.
La Bible lie étroitement, expressément la convoitise à la vue. p. 159.
Les psychologues et les médecins s’accordent pour reconnaître que le cinéma ne laisse pas l’homme intact. Le choc émotif est trop puissant. (…) Le choc des images se produit bien au-delà des quelques heures de projection. Profitant de ce que la tension mentale s’est relâchée, le contrôle des sentiments et des émotions a été moins efficace à cause de l’obscurité, un certain renoncement au monde réel s’est produit, l’impressivité de l’image atteint son maximum. Non seulement la pensée ou le corps mais la totalité de l’être participent à l’émotion provoquée par le film qui possède une puissance jusqu’alors obtenue par aucun autre instrument. Le spectateur se trouve placé dans un état de disponibilité affective qui l’ouvre tout grand aux influences, aux formes, aux mythes. Grâce aux images qui le font entrer dans la fiction, il se trouve libéré du frein de certains de ses instincts, il projette sur le monde ses désirs personnels, sous le masque d’émotions banales. Or, cette situation se reproduit périodiquement, et ses effets sont durables. Le cinéma habituel crée une nouvelle personnalité et aboutit à une certaine toxicomanie tout en accroissant des déséquilibres internes, imaginatifs ou sentimentaux. p. 188.
L’appareil commande. On ne voit plus, on regarde et on cherche ce qu’il faut photographier. Et quand la bonne photo est enfin prise, vous voyez tous ces voyageurs se désintéresser subitement de tout : le boulot à faire a été fait. Que pourraient-ils donc faire de plus au milieu des ruines du Parthénon ? On se demande soudain ce que l’on fait là. p. 192.
Il est presque impossible à l’enfant, mais aussi à l’homme d’aujourd’hui de fixer son attention sur autre chose que des images. p. 205.
Mais voici que dans l’univers des images artificielles où nous sommes plongés, il y a stérilisation, blocage de l’action. Nous constatons une opposition complète entre l’image et la réalité, l’image transmis par le cinéma ou la télévision. Elles ne portent à aucune action, elles ne font pas sortir l’homme de son fauteuil. Au contraire, elles l’enfoncent dans son atonie. L’homme voit mais reste passif, parce que sur la représentation qui lui est offerte, il sait qu’il n’a aucune prise. p. 227-228.
Qu’on le veuille ou non, la profusion des images, la beauté des cérémonies, le triomphe visuel des liturgies, la symbolique purement visuelle, tout cela fut la source majeure de toutes les erreurs médiévales et postérieures, dans l’Église romaine et orthodoxe. p. 286-287.
Nous arrivons ici à la plus grande mutation que l’homme ait connue depuis l’âge de pierre. L’équilibre subtil entre la vue et l’ouïe, la parole et le geste s’est rompu au profit du signal et de la vue. L’homme occidental n’entend plus, tout passe par sa vue, il ne sait plus parler, il montre. p. 319.
Là où il y a exclusion ou subordination de la parole, il y a élimination de la liberté. Quand l’homme est subjugué par les images, il est situé dans un monde nécessaire et de nécessité. (…) Il accepte la nécessité en même temps que l’image. p. 346.
L’homme des images est finalement un homme qui a perdu sa liberté profonde en pénétrant dans ce milieu des images produites par la technique. p. 347.
Les yeux voient le réel et non la vérité. (…) L’homme se réfère sans cesse à la vue comme critère dernier, et celle-ci est aveugle sur les choses dernières. p. 390.
L’ordre iconoclaste doit fermement s’attaquer d’abord à l’audiovisuel dont nous avons dénoncé le mensonge, et dont il faut dire l’extrême danger. (…) Iconoclasme indispensable à l’égard de cette effroyable machine de guerre antihumaine qu’est l’audiovisuel, en tout point comparable aux idoles anciennes pour qui le sacrifice humain était la condition de leur vérité montrée. p. 402-404.