28 mars 2019

Victor Hugo et la Bible



J’aime beaucoup Victor Hugo. Il est frappant de constater que, tandis que l’étoile de Voltaire a pâli, et que celui-ci, jadis adulé par la frange progressiste des intellectuels, est désormais condamné à la fois par la gauche (qui le voit comme un bourgeois absolutiste) et par la droite (qui ne lui pardonne pas ses sempiternels sarcasmes anti-chrétiens et anti-juifs), Hugo, lui, jouit d’une impunité à peu près absolue, et qu’il est cité à tort et à travers, au service de toutes les causes et de tous les combats. Je ne m’en plaindrai certes pas, mais force est de constater qu’à la relecture certains chefs-d’œuvre de Hugo ont quelque peu vieilli, il ne faut pas se le cacher. Je voudrais examiner ici cinq points, en les passant au critère de l’Écriture, pour voir si Hugo, grand lecteur, compilateur et reformulateur de la Bible, est en accord avec celle-ci ou non. (Toutes les citations sont extraites des Contemplations.)

1. Le lyrisme

Hugo appartient au mouvement romantique. La première chose qui frappe ceux qui découvrent son œuvre, c’est l’ampleur de son style, la débauche de figures variées qui s’y déploient. Inutile de les recenser ici (métaphores, oxymores, parallélismes, etc.), retenons juste la principale : l’amplification, l’énumération. Victor Hugo est énorme. Ce qu’il pourrait dire en cinq lignes, il le dit en trente pages, il développe ses périodes sur des dizaines de vers, non pas de temps en temps, mais tout le temps. C’est sa méthode d’écriture, associée à un emploi fortement imagé du vocabulaire, non seulement en vers, mais aussi en prose. Le but est simple : transcrire l’ampleur de la réalité décrite par le mouvement grandiose et ascendant du verbe.
Qu’en est-il du style de la Bible ? Celui-ci se caractérise par sa brièveté, son laconisme. C’est un style âpre, tendu, réduit à l’essentiel, le style d’un temps où l’action et la parole étaient tout, où personne ne lisait. Des noms propres, des faits, peu de fioritures : « David engendra Salomon, de la femme d’Urie, Salomon engendra Roboam, Roboam engendra Abia, Abia engendra Asa.  » (Matthieu, 1, 6).
Sur ce point, force est de constater que le style de Hugo a vieilli. Plus personne n’écrit comme lui. Tous les écrivains contemporains : Houellebecq, Modiano, Duras, etc., font preuve au contraire d’une grande sobriété de style, peu d’images, une écriture blanche, faite pour coller autant que possible à la réalité.

2. La nature

Hugo aimait la nature. Celle-ci était pour lui un livre ouvert dans lequel se lisait la parole de Dieu. Cet amour inconditionnel pour la création lui a inspiré d’innombrables vers, d’innombrables poèmes : « Il est sain de toujours feuilleter la nature, / Car c’est la grande lettre et la grande écriture ; / Car la terre, cantique où nous nous abîmons, / A pour versets les bois et pour strophes les monts !  »
Qu’en est-il de la Bible ? Plusieurs auteurs ont montré, notamment Ellul (La Subversion du christianisme) que la Révélation biblique a opéré un mouvement radical de désacralisation de l’univers et de la nature. Les astres qui fascinaient tant Hugo et les peuples primitifs ne sont plus rien pour le peuple de Moïse : « Quand tu lèveras les yeux vers le ciel, quand tu verras le soleil, la lune, les étoiles et toute l’armée des cieux, ne va pas te laisser entraîner à te prosterner devant eux et à les servir.  » (Deutéronome, 4, 19). Les fêtes ne sont plus liées aux périodes de l’année, mais aux événements de l’histoire d’Israël et de la vie du Christ.
Sur ce point, contrairement à ce que la prolifération du message écologique pourrait laisser croire, la mentalité contemporaine a totalement déserté l’idéal romantique, les étoiles sont devenues invisibles, l’homme contemporain attend son salut de la politique (Gilets jaunes), de la rationalité (science, médecine, espace), de l’émotionnel (couple, famille), c’est-à-dire de tous les éléments que l’on trouve dans l’histoire des hommes de la Bible. La nature chère à Hugo ne signifie plus rien pour personne, sinon à titre esthétique ou de divertissement (les vacances). « Car la nature est laide, ennuyeuse et hostile ; / Elle n’a aucun message à transmettre aux humains.  » (Michel Houellebecq, Renaissance).

3. Le génie

Hugo avait l’obsession du génie. Il a écrit tout un ouvrage sur le sujet (William Shakespeare), ainsi qu’un des plus longs poèmes des Contemplations, « Les Mages » : « Oui, grâce aux penseurs, à ces sages, / À ces fous qui disent : Je vois ! / Les ténèbres sont des visages, / Le silence s’emplit de voix !  » Le génie, pour Hugo, est un être distinct de l’humanité commune, un voyant, celui qui saisit la réalité de l’univers et dont la vocation est d’éclairer l’humanité égarée.
Qu’en est-il de la Bible ? Dans la Bible, il n’y a pas de génies. Tous les hommes – sauf un – sont pécheurs. Tous sont vulnérables, faibles, toute grandeur temporelle vient de Dieu, toute lumière spirituelle vient du Saint-Esprit.
Sur ce point, force est de constater que la foi de Hugo dans le génie humain est caduque. Plus personne ne se prend pour un génie, plus personne ne prend quelqu’un d’autre pour un génie. Les grands noms, pour nos contemporains, sont ceux de Steve Jobs, de Bill Gates, de Kylian Mbappé, des techniciens doublés de philanthropes, ou bien des artistes, ou des modèles de dévouement (Mère Teresa, Gandhi). L’homme du commun aspire à être normal, il poste ses photos de voyage à Barcelone sur Facebook, comme tout le monde, il éprouve du bonheur à se reconnaître exactement semblable à son voisin, dans ses désirs, dans ses mœurs.

4. Les humbles et les misérables

Sur ce point, Hugo est resté parfaitement fidèle à la Bible. Pour lui, il y a une véritable grandeur, une pure lumière chez les petits, les opprimés, les oubliés : « L’harmonie éternelle autour du pauvre vibre / Et le berce ; l’esclave, étant une âme, est libre, / Et le mendiant dit : Je suis riche, ayant Dieu. » La formule « Magnitudo parvi », la grandeur de la petitesse, qui donne son titre au plus long poème des Contemplations, pourrait servir de sous-titre à toute son œuvre. Dans la Bible, Dieu abaisse toujours les superbes et les présomptueux, il choisit toujours les faibles : Abraham le vieillard, Moïse à la langue nouée, David le cadet, roux de surcroît, jusqu’à l’enfant de Bethléem dans sa mangeoire.

5. L’Histoire

Autre point sur lequel Hugo est resté fidèle au message biblique : le sens de l’Histoire. Hugo était obsédé par l’Histoire : le Moyen-Âge, la Révolution, les deux Napoléons, le grand et le petit, la Commune, le progrès, la marche de l’humanité vers son destin. La Bible a quant à elle opéré une rupture révolutionnaire par rapport au temps cyclique des peuples primitifs et a engagé l’humanité dans l’aventure inédite de l’Histoire linéaire, orientée eschatologiquement (Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour). Cet aspect de l’œuvre de Hugo continue à parler à nos contemporains, pour qui l’engagement demeure une valeur éminemment positive, ce qui sous-tend la même espérance foncière quant au sens de l’Histoire.

On observe donc que sur tous les points où Hugo a suivi l’imagerie romantique (lyrisme, nature, ego), son œuvre n’a plus qu’un intérêt purement littéraire, sans incidence aucune dans la vie du lecteur. Ce qui nous parle encore, c’est la posture globale de Hugo face à l’existence : respect du mystère, considération pour les humbles, foi inaltérable en Dieu et en l’avenir, foi en la puissance du verbe capable de changer le monde, tous points directement issus de la Bible. « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » (Marc, 13, 31).

21 mars 2019

Nicolas R...

Il s’appelait Nicolas. Nicolas R… Nous avions douze ans et nous étions en sixième. Il y avait cinq classes de sixième, classées par niveau : les A1, A2, A3, B1, B2. J’étais en sixième A1. Nicolas était en sixième B1, puis en cinquième B2. Les A1 ne fréquentaient que les A1 et les A2. J’étais le seul de ma classe à fréquenter un B2, et j’étais toujours avec lui.
C’était en 1993. Je m’en souviens comme si c’était hier. Il avait les cheveux gras, il portait des jeans troués à l’époque où ce n’était pas à la mode, il écoutait du hard rock. Avec lui je me sentais bien, merveilleusement libre, à ma place. Pendant deux années nous avons été inséparables, et la vie a eu une saveur qu’elle n’avait jamais eue auparavant.
C’est en 1993 que j’ai découvert le hard rock, Iron Maiden, AC/DC, Metallica, Nirvana.
C’est en 1993 que j’ai découvert Stephen King, et j’ai lu tous ses romans en deux ans.
C’est en 1993 que j’ai fumé ma première cigarette, au banquet de profession de foi de Nicolas.
C’est en 1993 que j’ai embrassé une fille pour la première fois.
C’est en 1993 que Nicolas m’a fait voir Braindead, sur la télé de son salon.
Nicolas n’était pas un garçon que l’on pourrait qualifier de cool, de populaire, il ne plaisait pas spécialement aux filles. Il se foutait de la popularité, tout le monde se foutait de la popularité dans les années 90. Le terme approprié pour définir son rapport au monde, ce serait white trash. Nicolas était white trash, au sens le plus pur du terme. Pendant deux années j’ai vécu dans son sillage, et ce furent les années les plus pleines et peut-être les plus heureuses de ma vie.
En quatrième, Nicolas est parti dans un collège privé de Monaco, et j’ai perdu sa trace. De toute façon cela n’aurait plus été la même chose. On n’a qu’une seule fois treize ans dans une vie. Mais je pense à lui parfois, et je mesure à quel point nous étions faits pour être amis. Depuis, j’ai toujours eu du mal à m’intégrer dans un groupe, à accepter le conformisme, je me suis toujours lié avec des solitaires, des gens un peu différents. Et sous la surface policée que la vie m’a fait revêtir, je reste profondément white trash. Je n’ai jamais fait de sport de ma vie, je ne me suis jamais préoccupé de mon apparence, je me fous complètement de mes fringues, mes plats préférés sont les pizzas et le McDo, mon film préféré est Massacre à la tronçonneuse, le rock est la seule musique que je respecte. Le white trash constitue la moelle de mes os, l’essence de ma personnalité. Je suis white trash et je mourrai white trash, et cela je le dois à ces moments à jamais évanouis du début des années 90, lorsque j’étais assis sur l’arbre noueux qui jouxtait la cinquième B2, au fond de la cour de récré, avec Nicolas R…


14 mars 2019

Guillaume Musso : La Jeune Fille et la Nuit



Lu le dernier roman de Guillaume Musso, La Jeune Fille et la Nuit (2018). Sans doute son meilleur roman jusqu’à présent. Plus dense, moins frénétique, plus personnel, et bien écrit de surcroît. Les défauts habituels de Musso (multiplication des péripéties, invraisemblance, confusion) ne réapparaissent que dans le dernier tiers de l’ouvrage. Mais il se dégage de ce livre quelque chose de spécial, d’authentique, le souvenir d’une époque disparue (le début des années 90), de multiples notations sur des lieux d’Antibes, de la Côte d’Azur et des environs. Musso est né à Antibes, il est revenu dans ce roman sur les lieux de son enfance, et c’est pourquoi ce livre a eu une résonnance toute particulière pour moi. Nous avons grandi lui et moi à peu près au même endroit, durant les mêmes années. Nous avons été lui et moi foudroyés de la même manière par la lecture de Stephen King, au même moment, au début de l’adolescence, ce qui a marqué profondément nos vies. Et malgré tous les reproches que l’on peut faire à Musso, on ne peut pas lui enlever cela : c’est un vrai écrivain, il a la passion de la littérature, de la lecture, cela se sent. Ce n’est pas un Parisien, un fêtard, c’était un garçon un peu solitaire de la Côte d’Azur qui lisait Stephen King dans son coin et qui rêvait de devenir écrivain dans les années 90, et c’est pourquoi j’ai parfois senti une proximité troublante entre lui et moi à la lecture de ce livre. J’espère qu’il poursuivra dans cette voie, en creusant dans sa vie et dans son expérience plutôt que de s’égarer dans des manèges pseudo-hollywoodiens complètement artificiels.
Le vrai défaut de Musso, c’est les personnages. Ils n’ont aucune épaisseur, ils ne sont que des rouages de l’intrigue. C’est là au contraire toute la force de Stephen King, qui donne vie à des personnages inoubliables, que l’on a l’impression de connaître, de côtoyer, que l’on a du mal à quitter, qui font partie de notre vie au même titre que des êtres de chair et de sang. Chez King, l’intrigue se développe d’elle-même, à partir des personnages, au fil de l’écriture. Il empoigne la vie et nous engage véritablement dans l’histoire. Chez Musso, au contraire, il y a un canevas tracé d’avance qui se déroule mécaniquement. Les personnages sont juste les pièces d’un puzzle, du coup on finit par s’en foutre un peu. S’il arrive à corriger ce point, il pourra faire des romans dont on se souvient longtemps après les avoir lus, qui nous collent en quelque sorte à la peau, ce qui est le propre des livres de Stephen King.
Il y aurait par ailleurs toute une étude à mener sur le rôle du cliché dans la littérature populaire. La Jeune Fille et la Nuit est remplie de clichés : il y a le mâle buriné au cœur tendre, la bibliothécaire tatillonne et pète-sec, la geek sexy et tatouée, etc. Mais force est de reconnaître que le cliché est parfois aussi une source de plaisir pour le lecteur : c’est un confort et un repos de l’intelligence, une connivence s’établit à peu de frais avec l’auteur, on est en terrain familier, on peut avancer sans se poser de questions. On sait que ce n’est pas la réalité, mais une image « fictionnalisée » de la réalité, où la fiction s’assume par un certain grossissement du trait, ce qui autorise la détente et la suspension de l’esprit critique. On est heureux de voir le monde un peu déformé, débarrassé de tout son fatras fonctionnel, ramené aux seuls éléments saillants et émotionnels. C’est une régression, certes, mais une régression joyeuse.
Je continuerai à lire des romans de Guillaume Musso. Il est beaucoup moins bête que certains ne le pensent, et il s’améliore en vieillissant.

8 mars 2019

André Gide : L'Immoraliste



Relu L’Immoraliste de Gide, qui m’a causé une drôle d’impression. Livre étrange, où l’auteur effleure sans cesse le thème de la pédérastie sans jamais l’aborder de front. Personnalité très complexe de Gide, qui se plaisait dans le non-dit, le clair-obscur, la double vie, etc. Tout cela lui a éclaté en pleine figure un jour de l’automne 1918, lorsque Madeleine a découvert sa liaison avec Marc Allégret et a brûlé toutes ses lettres de jeunesse.
Attirance constante chez Gide, dans toute son œuvre (dans Les Faux-Monnayeurs aussi), pour les petits délinquants, les petits méfaits gratuits comme le vol, le mensonge, etc. Mauriac et Claudel ne s’y étaient pas trompés, il y a chez Gide un côté vraiment luciférien, l’attirance du Mal pour le Mal, en pleine connaissance de cause, sans excuse ni prétexte. En cela, on peut le rapprocher de Baudelaire, qu’il appréciait tant.
« Faire de sa vie une œuvre d’art. » Je crois que c’est là la définition du dandy, et en cela il y avait du dandy chez Gide. Il ne s’est jamais pleinement engagé dans le monde, il est toujours resté un peu à l’écart, dans une posture de biais, ne s’attachant qu’à affiner et développer les multiples replis de sa riche personnalité (l’onanisme comme posture existentielle). C’est sans doute la raison pour laquelle on parle moins de lui que de Sartre ou de Camus : il est passé un peu à côté de son époque, volontairement. Esthétisme foncier de sa nature, qu’il faut faire remonter à Mallarmé, au symbolisme, à Baudelaire, etc.
Je ne placerais pas L’Immoraliste parmi ses ouvrages que je préfère. Le trait n’est pas aussi net que dans ses meilleurs livres. Je préfère Paludes, Thésée, Les Nourritures terrestres bien sûr, même La Porte étroite.