27 juillet 2023

Considérations sur les émeutes de juin 2023 en France

Je discutais l’autre jour avec un ami socialiste.
« As-tu lu Michelet ? me demanda-t-il. Je lisais récemment des passages de son Histoire de la Révolution française. Il est frappant de voir à quel point la féminisation du corps électoral a transformé notre façon de considérer la politique. Chez Michelet, on a l’impression de voir ressurgir les hommes de Plutarque, des hommes inspirés, habités par leurs idéaux, prêts à sacrifier leur vie pour ces idéaux : la Justice, le Peuple, la Nation. Des saints laïques, directement reliés au transcendant. Et telle était bien la façon dont on concevait la politique jusqu’en 1945. Aujourd’hui, les femmes ont le droit de vote, et de quoi parle-t-on ? De pouvoir d’achat. De sécurité. De retraites. Attention, je ne dis pas que les facteurs matériels aient été absents par le passé. On sait le rôle joué par les pénuries de pain lors du déclenchement de la Révolution. Mais on n’en restait pas là, le constat de l’aliénation matérielle débouchait très vite sur l’abstrait, sur l’intelligible, sur l’idéal, c’est-à-dire sur la liberté. Aujourd’hui, on ne dépasse guère le niveau des préoccupations les plus basses, les plus élémentaires.
« Mais je ne veux pas m’attarder sur ce sujet, je ne veux pas polémiquer, ma réputation dans ce domaine est déjà faite de toute façon. Non, je voudrais plutôt aujourd’hui revenir sur ces émeutes urbaines que nous avons connues il y a quelques semaines en France. Leur ampleur a surpris tout le monde et a bien montré que quelque chose de profond couvait, quelque chose qui dépasse le stade du circonstanciel, de l’accidentel.
« Que faut-il pour être doté d’une authentique conscience révolutionnaire, et pour l’exprimer non seulement par des paroles, mais par des actes ? Il faut avant tout être affranchi des déterminations conservatrices et réactionnaires, des forces qui nous font souhaiter que le monde continue d’aller comme il va. Je vais arrêter de tourner autour du pot et t’exposer directement ma thèse. Je pense que le Français de base, « le Français de souche » comme on dit, est dorénavant inapte à toute conscience révolutionnaire, parce qu’il est irrémédiablement lié par la double détermination de notre société : l’aliénation sentimentale d’une part, l’aliénation technicienne de l’autre. C’est cela qu’il veut, c’est cela son horizon, et il est désormais incapable de porter son regard au-delà. La Révolution, si elle doit advenir, devra venir d’ailleurs, d’autres éléments de la population.
« Examinons cela de plus près.
« J’ai été jeune, et j’ai vu ce qui aspire toute l’énergie, toutes les préoccupations des jeunes blancs de notre société, des garçons et des filles. Je n’ai connu aucune exception à la règle. Maintenant, prenons le cas d’un jeune de banlieue, d’un jeune Maghrébin, pour être encore plus précis. Il sait bien qu’il est plus ou moins exclu du jeu en la matière, il pourra se débrouiller comme il pourra, mais enfin socialement et culturellement il sera toujours désavantagé, il ne constituera jamais une option de premier choix pour la petite bourgeoise blanche, le centre de ses préoccupations devra se situer ailleurs. Il suffit d’ailleurs d’écouter la production musicale pour saisir ce que je veux dire : tu noteras que les rappeurs sont à peu près les seuls à intégrer une dimension sociale à leurs chansons, tous les autres, tous les « Français de souche », toutes nos Jenifer et tous nos Calogero, ne parlent que de romance, encore et toujours. Le jeune de banlieue est donc relativement libre par rapport à cette première détermination.
« Passons maintenant à la technique. J’ai travaillé dans l’administration, j’ai vu comment cela se passe. La classe moyenne n’en a peut-être pas vraiment conscience, mais elle attend dorénavant son salut de la technique, et de la technique uniquement. Tous les problèmes, tous les enjeux doivent se ramener au bout du compte à facteurs d’ordre technique, et c’est par la technique qu’ils seront résolus, que ce soit dans le domaine de la médecine, de la sécurité, de la culture, du social, etc. Il faut écouter le langage des salariés, des entreprises, des fonctionnaires : le jargon technique a tout recouvert, il a complètement chassé la prise en compte des valeurs, des idéaux et des abstractions. Ici encore, le jeune de banlieue est plutôt préservé. Certes, il peut trifouiller son iPhone comme tous les autres. Mais en fin de compte, au fond de lui, et contrairement à Elon Musk et à tous les occidentaux bien intégrés dans la société, il n’attend pas son salut de la technique : là aussi il est plus ou moins exclu du jeu, c’est ailleurs, c’est sans lui que les choses sérieuses se passent.
« Le Français moyen n’a donc aucun intérêt à vouloir la Révolution. Il veut que les forces dominantes se perpétuent. Il veut « être en couple », il veut fonder sa petite famille et lui consacrer ses week-ends. Et il veut sa 4G, sa fibre optique, sa voiture hybride, ses artefacts techniciens qui lui assurent qu’il se trouve bien dans le sens de l’Histoire. Et toute notre société, toute notre éducation ne visent qu’à perpétuer ces deux puissances. Lorsque l’on éduque les jeunes à notre époque, c’est pour cela, exclusivement : pour qu’ils s’épanouissent dans le complexe sentimentalo-émotionnel d’une part, pour qu'ils s’intègrent dans le système technicien de l’autre. Pour le jeune de banlieue, et pour lui seul, les écailles sont tombées des yeux. Lui seul il voit les choses telles qu’elles sont, lui seul il n’est pas engagé dans la mécanique émotionnelle et technicienne. As-tu remarqué la nature des établissements qui ont été brûlés lors de ces nuits de juin et de début juillet ? Des écoles, des bibliothèques, des maisons de quartier, des centres de loisir pour la jeunesse. Et des grandes surfaces, des magasins de high-tech. Les Français moyens ont été scandalisés. Mais en regardant les choses de près on peut constater que les émeutiers ont fait preuve d’un instinct très sûr en ce qui concerne les cibles de leurs dégradations. Ils se sont attaqués à tout ce qui alimente et perpétue le modèle de notre société, un modèle dont ils sont exclus. Pour le Français de base, attaquer une école, c’est attaquer quelque chose de sacré. Mais il faut aller au bout du raisonnement. L’école est sacrée pour nous, non parce qu’elle nous ouvrirait à un quelconque savoir, dont nous n’avons cure, mais parce que, au bout du compte, elle nous permet de fonder une famille et de nous intégrer dans le système technicien. Idem pour les bibliothèques et les maisons de quartier. C’est donc un faux sacré, un sacré perverti, et en le livrant aux flammes les émeutiers n’ont au fond pas fait autre chose que de confirmer le jugement porté sur « le monde » par la Bible, laquelle n’annonce pas autre chose que les flammes du Jour inévitable. Ce sont de faux dieux que l’on adore dans ces établissements, et ils le sentent obscurément. Le fond du problème n’est pas d’ordre social, il est d’ordre sacré, religieux. Les jeunes de banlieue ne veulent pas de notre sacré d’occidentaux sécularisés, et lorsque l’occasion s’en présente, ils le font savoir.
« Tu me trouves sans doute excessif. Mais tu observeras que dans l’histoire ce sont toujours les exclus, les pauvres, les étrangers qui ont mené les révolutions vraiment significatives. La véritable révolution ne peut venir que de là, comme cela a été le cas il y a deux mille ans en Judée du temps de Jésus, ou il y a trois mille deux cents ans en Egypte du temps de Moïse. Seuls ceux qui n’ont rien et à qui l’on ne promet rien peuvent faire advenir le Nouveau.
« Bien entendu, j’ai laissé de côté dans mon propos le problème plus circonstanciel de notre Cinquième République à bout de souffle. Le pouvoir césaro-bonapartiste du président dans nos institutions suscite une opposition latente mais constante, qui attend la moindre étincelle pour éclater. Tout cela est très malsain, tout à fait délétère, et nous n’avons pas fini d’observer les conséquences spectaculaires de cette immaturité politique française, de cette culture politique française obsédée par la personnalisation du pouvoir et inapte à mettre en place un véritable régime parlementaire. Mais ceci est un autre sujet. »

6 juillet 2023

Fragments sur Nietzsche


- Ce qui est remarquable chez Nietzsche, c'est qu'il représente la revanche de l'esprit latin sur le sérieux germanique, l'irruption de l'un au sein de l'autre. Le mouvement était déjà amorcé chez Schopenhauer par rapport à Kant (qui constitue la quintessence de l'esprit germanique), mais Nietzsche l'a porté à son aboutissement, à incandescence pourrait-on dire. Tout ce qui manque à Kant : le style, la concision, le sens esthétique, le sens historique, tout cela Nietzsche le possède au plus haut point, et ce sont précisément là les vertus latines, méditerranéennes. Nietzsche représente en quelque sorte une fatalité de l'histoire de la pensée : il était fatal que face à cette monstruosité esthétique et sensible que constitue la philosophie kantienne, la sensibilité et l'esthétique, le bon goût en un mot, ou encore l'esprit latin, prissent leur revanche, et ils ne pouvaient le faire qu'en investissant le cœur même de la déviation, à savoir la langue allemande, la philosophie allemande. Et c'est Nietzsche qui incarne ce moment si important et si émouvant de l'histoire de la pensée. 

- Nietzsche est un très grand auteur parce que c'est le point de confluence de toute la culture occidentale. Il a assimilé et il fait dialoguer Homère, Platon, Shakespeare, Voltaire, Wagner, etc. Très peu d'auteurs peuvent en dire autant. Il représente ainsi une des figures possibles du grand écrivain : non pas le créateur d'un univers, le miroir de l'humanité, à la Balzac ou à la Shakespeare, mais le point de condensation d'une culture universelle (comme Gide l'a été, ou Sollers, dans un registre plus dégradé).

- Nietzsche : ce qui donne du poids à chacune de ses pensées, c'est toute la culture invisible qui la soutient, toute cette connaissance intime de la pensée grecque, de l'âme grecque en particulier (mais pas seulement). Nietzsche est un grand penseur parce que c'est un grand philologue, et parce que c'est un grand esthète. C'est toute cette culture implicite qui soutient et qui gonfle chacune de ses pensées de signification et de beauté. Il s'ensuit que plus on est cultivé, plus on peut apprécier Nietzsche (qui n'a à peu près rien à offrir au béotien).

- Nietzsche : alliance d'un esprit vraiment positiviste, libre-penseur, et d'une âme de poète, d'esthète. Les deux semblent incompatibles, on a soit le positiviste obtus, scientifique, bouffeur de curés, mais sans la moindre once de sensibilité poétique, comme on en voit tant de nos jours, soit le poète, l'artiste, complaisant avec lui-même et avec la vérité. Mais maintenir une grande exigence à l'égard de la vérité tout en reconnaissant que la seule justification du monde et de l'existence est in fine une justification d'ordre esthétique, c'est un alliage qui semble très rare, presque contradictoire. C'est en tirant à l'extrême sur chacun des bouts de la corde que Nietzsche a atteint son incomparable stature, son éclat, et c'est aussi ce qui l'a finalement brisé.

- Pourquoi l'aphorisme, à la Nietzsche ou à la Marc Aurèle, est-il la forme philosophique par excellence ? Parce que c'est la forme qui reflète le mieux la nature d'esprit du véritable philosophe : un esprit souple, mobile, qui ne s'arrête jamais sur rien, ni sur personne, ni sur aucune idée, mais qui reste disponible, libre et fluctuant comme la vie elle-même. Ainsi la forme adoptée par une pensée devrait toujours traduire les vertus de cette pensée (comme chez Platon par exemple).

- Nietzsche est un grand penseur parce que c'est un grand solitaire. La solitude : voilà ce qui distingue Nietzsche d'un intellectuel ou d'un professeur d'Université contemporain.

- Gide, Nietzsche, Voltaire, Schopenhauer : tous les grands intellectuels étaient des isolés, sans la moindre position sociale. L'isolement est une condition nécessaire pour avoir un rapport authentique au texte, pour pouvoir accéder à la vérité existentielle des textes. Sinon, si l'on est intégré dans une structure sociale, cette structure sociale vient toujours s'interposer entre le lecteur et l'œuvre (cela donne la littérature de journalistes, de professeurs, etc.). Lorsqu'on est isolé, on ne peut pas tricher, il n'y a pas d'échappatoire, le texte devient le seul intermédiaire entre le monde et le lecteur, le lecteur devient totalement dépendant du texte pour son rapport au monde, pour sa survie même, ce qui change tout.