27 mai 2021

Sommes-nous tous des Hobbits ?



En 1954, a paru le premier volume du grand roman de J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux. Cette œuvre monumentale a eu une postérité immense dans les domaines de la littérature, de la musique, du jeu vidéo, de la bande dessinée, du cinéma. De 2001 à 2003, la trilogie a été portée au cinéma par Peter Jackson, dans une série de films qui ont rencontré un grand succès populaire et critique, et qui ont renouvelé le lectorat de l’œuvre originale. Le Seigneur des anneaux est considéré comme une œuvre fondatrice de l’heroic fantasy, un monument de la culture populaire et de la littérature en général.
Cet article s’intéressera au tout début du livre, au prologue consacré au peuple des Hobbits (« 1.  À propos des Hobbits »). Ce prologue retrace en quelques pages, à la fois denses et agréables à lire, l’histoire du peuple hobbit, ses sous-espèces, ses mœurs, son caractère général. C’est donc un véritable petit traité d’anthropologie (ou plutôt d’« hobbitologie ») que Tolkien a placé au seuil de son récit. Il apparaît que le peuple hobbit est un peuple sédentaire, ami de la paix, qui franchit rarement les frontières du Comté et se tient à l’écart autant que possible des soubresauts de l’histoire tourmentée de la Terre du Milieu. C’est un peuple aux aspirations saines et concrètes, ami des plaisirs simples de l’existence : « Leur visage était d’ordinaire plus enjoué que joli, large, avec des yeux brillants, des joues rouges et une bouche qui se prêtait volontiers au rire, au manger et au boire. Et pour ce qui était de rire, de manger et de boire, ils le faisaient souvent et avec entrain, ne dédaignant pas une bonne plaisanterie, et six repas par jour (quand ils le pouvaient). Ils étaient accueillants et adoraient les fêtes, ainsi que les cadeaux, qu’ils offraient sans compter et acceptaient sans se faire prier. » Il semble donc que, en quelques pages, l’essentiel soit dit sur les Hobbits, sur leur mode de vie et leurs diverses traditions. Il y a pourtant un mot qui n’apparaît pas une seule fois dans ce texte, c’est le mot « dieu », que ce soit au singulier ou au pluriel. On ne trouve pas davantage les mots « culte », « rite » ou « sacrifice ». La principale festivité des Hobbits semble consister à organiser de grands banquets pour leurs anniversaires respectifs. Il y a là, malgré tout, quand on y pense, quelque chose de très étonnant. Et il ne s’agit pas d’un oubli de Tolkien, mais bien d’une donnée fondamentale de la psyché hobbit : on peut par exemple citer le fait que Frodo et ses compagnons, au moment de partir pour leur longue quête, regardent le ciel étoilé et la nuit tomber, mais ne procèdent à aucune prière, à aucun sacrifice. À ma connaissance, il n’y a pas d’exemple de société préindustrielle, comme l’est de toute évidence celle des Hobbits, qui puisse faire ainsi l’économie de toute transcendance. Cette caractéristique est propre à un autre type de civilisation, mais nous allons y revenir.
Avant cela, il peut être profitable de tracer un parallèle avec une autre célèbre épopée occidentale, avec la plus célèbre de toutes à vrai dire : L’Iliade d’Homère. L’Iliade débute sur une crise de nature proprement religieuse : Chrysès, prêtre d’Apollon, a été offensé par Agamemnon, qui a refusé de lui rendre sa fille Chryséis. La vengeance d’Apollon a déclenché la peste dans le camp achéen, et entraîné une réaction en chaîne qui conduira à la colère d’Achille (privé par l’Atride de sa captive Briséis), à son refus de combattre et à toutes les péripéties contenues dans l’épopée. L’Iliade tout entière est encadrée par deux grandes cérémonies religieuses : l’hécatombe offerte à Apollon en réparation de l’offense (chant I), et les jeux funèbres célébrés pour les funérailles d'Hector (chant XXIV). Dans l’intervalle, les interventions des dieux sont omniprésentes, au point qu’il serait fastidieux de les relever toutes.
On voit donc la distance considérable qui sépare ces deux textes. La société homérique est une société traditionnelle, au plein sens du terme, dans laquelle la vie quotidienne, les grands et les petits événements, sont strictement subordonnés à l’action des dieux, et dans laquelle le culte joue un rôle prépondérant (on peut citer ici la formule célèbre de la Bhagavad-Gîtâ : « Brahman qui pénètre tout a dans le sacrifice son fondement éternel »). Dans Le Seigneur des anneaux, en revanche, la quête de Frodo est déclenchée par des considérations purement pragmatiques : il s’agit tout simplement de détruire l’anneau pour empêcher Sauron de s’en emparer et d’étendre son pouvoir sur la Terre du Milieu. Ce sont des motivations que nous comprenons parfaitement, et qui ont pu être transposées dans l’univers hollywoodien sans la moindre difficulté, sans la moindre adaptation. Et ceci nous conduit à la thèse de cet article : les Hobbits, en réalité, c’est nous-mêmes. C’est nous qui sommes ce peuple pacifique, anti-héroïque, mais coriace, qui aime la fête, les petits objets matériels, manger et boire, et rire ensemble. L’œuvre de Tolkien – et sans aborder ici la question des convictions religieuses de l’auteur – est pleinement une œuvre du vingtième siècle, une œuvre où la guerre est totale mais dépourvue de motivation sacrée, une œuvre où l’idéal de l’existence est un bonheur petit-bourgeois et matériel (très british en somme), avec en plus un fort attachement à la nature, qui est aussi le nôtre (et qui était ignoré à la fois par Homère et par la Bible). Tolkien, en imaginant son monde fantastique, n’a nullement jugé nécessaire de lui attribuer une dimension rituelle, liturgique, laquelle était pourtant la dimension centrale de l’existence des peuples antiques et primitifs. Et personne ne s’en rend compte, tant nous avons intégré ce paradigme sécularisé, inédit dans l’histoire de l'humanité. Ce que Tolkien a imaginé, en réalité, c’est une société post-industrielle sans industrie, mue exclusivement par des motifs moraux ou matériels, bref, par des motifs pragmatiques. Son paradigme est un paradigme subjectiviste (l’anniversaire est la fête la plus importante chez les Hobbits) et matérialiste (d’où l’accent porté sur les petits cadeaux, les bons repas, la pipe, etc.). Ce n’est pas un idéal mesquin, du fait de l’ampleur du monde imaginé, de sa cohérence, du génie de l’écriture et de l’imagination. Mais c’est un idéal strictement enfermé dans l’immanence. C’est un monde peuplé de forces magiques, certes. Mais précisément ces forces magiques sont intra-mondaines, jamais transcendantes. La magie n’est ni plus ni moins que l’équivalent de la technique, mais la technique débarrassée de sa dimension artificielle, mécanique, déprimante.
En imaginant un univers vide de dieux, Tolkien est en réalité très proche de son quasi contemporain, H. P. Lovecraft. La cité cyclopéenne des Montagnes hallucinées aurait sans difficulté sa place dans la topographie de la Terre du Milieu, et Cthulu n’est pas très différent de Sauron.
On peut alors se poser la question : qu’est-ce qui a entraîné cette sécularisation radicale du monde ? Réponse : le christianisme. Comme l’ont soutenu de nombreux auteurs, notamment Jacques Ellul (dans L’Éthique de la liberté et La Subversion du christianisme), le christianisme a vidé l’univers de ses dieux, a désacralisé le monde jusqu’à la racine, à un tel point que si l’on supprime le Christ (et c’est ce que notre époque a fait), il ne reste plus rien, plus rien que le jeu des forces antagonistes de l’intérêt et de la matière. Les Hobbits n’ont pas de dieux, pas de rites, parce qu’en réalité le christianisme est passé par là, et qu’il a tué les génies des sources et des forêts. En cela, et sans en avoir conscience peut-être, Le Seigneur des anneaux est une œuvre caractéristique de notre Âge sombre, l’âge sans dieux, où l’homme est seul face à la nuit.

13 mai 2021

Stephen King : Le Radeau



Relu Le Radeau de Stephen King, nouvelle issue du recueil Brume (1985). C’est sans doute ma nouvelle préférée de King. Je me souviens de l’effet qu’elle avait produit sur moi lorsque je l’ai lue pour la première fois, vers douze ans. Peu après, je suis allé chez le dentiste, et l’effet de cette lecture persistait en moi, ne pouvait pas me quitter. C’est alors que j’ai vraiment pris conscience du pouvoir de la littérature. Comment une simple histoire peut vous imprégner à ce point, recouvrir toute la réalité sensible... Et comment des choses aussi noires, aussi horribles, pouvaient être imaginées, et contaminer votre vie. C’est l’ambiguïté de ce sentiment, entre émerveillement et horreur, qui en fait tout le prix (et c’est là précisément le thème de la nouvelle). Le Radeau n’est d’ailleurs pas l’histoire la plus horrible de Brume, il y en a deux ou trois autres qu’il n’est même pas permis de nommer – et que je n’ai jamais relues. D’une manière générale, Stephen King est surtout connu pour ses premiers écrits, alors qu’il était sujet à différentes addictions (principalement alcool, médicaments, drogue). Certains de ses textes d’alors sont vraiment noirs, sans espoir, beaucoup plus durs que ses textes de la maturité.
Tout Stephen King est dans Le Radeau, toute sa conception de l’horreur. L’histoire est très simple : quatre étudiants (deux garçons, deux filles) partent un après-midi d’automne vers un lac sauvage de Nouvelle-Angleterre. Ils se déshabillent, plongent dans l’eau glaciale et se retrouvent sur un radeau au milieu du lac. Tout à coup, Randy aperçoit une tache sombre qui flotte à la surface, comme une nappe de pétrole, ou un gros grain de beauté. La tache se déplace, s’approche, des couleurs merveilleuses, issues d’un autre monde, hypnotisent ceux qui la fixent, et lorsqu’elle vous attrape, elle vous engloutit, met vos nerfs et vos os à nus, et vous disparaissez en hurlant de douleur, comme le gremlin dans le robot broyeur du film.
L’histoire est simple, mais on voit ce qui intéresse King. Contrairement à Lovecraft dans La Couleur tombée du ciel (influence à peu près certaine), King ne s’attarde pas vraiment sur l’entité maléfique, il la décrit à peine. Le monstre n’est qu’un prétexte pour traiter d’une autre réalité, familière pour tous les lecteurs – dans ce cas, un lac isolé au mois d’octobre. C’est cette atmosphère automnale, de délaissement, d’isolement, de plongée dans la nuit, qui est rappelée tout le long du récit. Il faut y ajouter la jeunesse, ses rivalités, ses concupiscences sourdes qui peuvent se réveiller n’importe quand. Et Stephen King fonctionne toujours ainsi : le surnaturel est là pour souligner des situations réelles, familières : l’alcoolisme et la famille dans Shining, l’enfance, l’amitié, la différence dans Ça, le deuil dans Simetierre, etc. Et ce qui fait la perfection du Radeau, c’est justement cette simplicité : quatre amis sur un radeau, grelottant, en octobre, alors que la nuit tombe, que les estivants sont partis, et que plus personne n’est là pour vous entendre crier.