17 mars 2023

Fragments, mars 2023

- Philadelphia, de Jonathan Demme (1993) : le film est absolument paradigmatique de l'époque, par la façon qu'il a de souligner sans cesse le fait que le protagoniste (le malade, joué par Tom Hanks) est un excellent avocat, un praticien hors pair. En un mot, un homme parfaitement intégré dans le système, parfaitement apte à remplir son rôle, et en premier lieu à générer du profit. C'est cela qui compte, c'est pour cela que l'on peut avoir de l'empathie pour lui. Dans le cas contraire, il aurait été considéré comme un loser, et l'identification avec lui de la part du spectateur aurait été beaucoup plus problématique. À partir du moment où c'est un excellent technicien, il peut faire ce qu'il veut de sa vie privée, nous n'avons pas à la juger. Voilà le message du film. Mais pour bénéficier de cette indulgence sur le plan des mœurs, il faut avant tout être intégré socialement, c'est-à-dire, fondamentalement, maîtriser les rouages techniques de sa discipline – ici le Droit. On se doute bien qu'un chômeur inadapté ayant contracté le sida suite à sa fréquentation de prostituées n'aurait pas suscité la même empathie. Dans ce cas, cela aurait été plutôt considéré comme quelque chose d'assez gênant, comme le fait d'un pervers, creepy, comme le répètent sans cesse les anglo-saxons. Le film illustre donc de façon vraiment caractéristique le grand paradigme de l'époque (que l'on retrouve aussi chez Houellebecq) : subordination de l'homme au complexe technicien d'une part, défoulement compensatoire et recherche du sens de la vie dans les liens émotionnels, sentimentaux, sexuels, d'autre part. En un mot, la double aliénation, technique et émotionnelle, l'univers parfaitement clos sur lui-même.

- Ce qui frappe, quand on regarde les images de personnes qui sont vraiment dans la vie active (élus locaux), c'est leur laideur (hommes comme femmes). Chairs flasques, yeux exorbités, air ahuri. Voilà ce que devient l'être humain confronté à la vie moderne dans ce qu'elle a de plus actuel, de plus caractéristique. La vie moderne détruit l'individu, et en particulier elle détruit tout sens de la noblesse, de la tenue, de l'idéal. À comparer avec ce que l'homme parvenait à obtenir de lui-même dans le monde grec.

- Impuissance foncière de l'homme de bonne volonté à changer quoi que ce soit dans le monde actuel. C'est que toutes les bonnes volontés ne s'occupent que des actes, des structures, de l'organisation, etc., c'est-à-dire de choses fondamentalement extérieures. Or, comme l'enseigne le Nouveau Testament, c'est l'être même, à la racine, qu'il faudrait changer. Tant que l'on ne s'occupe que de l'efficacité, des manifestations extérieures, on reste dans le même paradigme, qui détermine tout en fin de compte. Tout change, mais le milieu ne change pas, et c'est le milieu qui détermine tout le reste, comme je l'ai expérimenté maintes fois lors de ma vie professionnelle.

- Il y a aussi une malédiction du monothéisme. Le rêveur solitaire, au crépuscule, en 280 av. J.-C., à Pompéi ou à Knossos, pouvait s'estimer vraiment seul, vraiment libre, contempler un infini de possibles ouverts devant lui, éprouver le sentiment de l'existence dans ce qu'elle a de plus enivrant, de plus pur. Tout a changé avec le christianisme. Désormais cet homme doit se reconnaître pécheur. Pire, il ne peut plus jouir de cette ivresse de la solitude et de l'infini : par le Christ, par le Dieu unique, il est en quelque sorte solidaire de tous les hommes, tous sont reliés de façon invisible et ont un destin commun. Le monde absent devient présent dans un coin de son esprit. C'est comme si le monothéisme avait opéré une clôture du monde, comme si un gigantesque couvercle avait recouvert l'infini du ciel et de l'existence.

1 mars 2023

Réflexions sur Nietzsche et Lou Andreas-Salomé

En 1882, le philosophe Friedrich Nietzsche fait la connaissance de Lou Andreas-Salomé à Rome, place Saint-Pierre. Il a alors trente-sept ans et elle vingt et un. Bien qu’ils cessent de se voir dès la fin de cette année, cette rencontre aura profondément marqué Nietzsche et lui aura permis de passer de sa phase positiviste et critique (Humain, trop humain, Aurore) à la période du lyrisme, de la dénonciation de la morale et des « grands textes » (Ainsi parlait Zarathoustra, Par-delà le bien et le mal). À travers leur correspondance et les écrits de Lou, le lecteur accède à une autre face de Nietzsche, plus personnelle, et sans doute aussi moins passionnée qu’on ne le laisse généralement entendre lorsqu’on évoque cette relation.

Mon cher ami,
J’ai bien reçu les épreuves de ton ouvrage sur Nietzsche et je t’en remercie. Tout cela m’a replongé dans les préoccupations qui étaient les miennes lorsque j’avais vingt ans. Tu n’imagines pas la somme d’écrits qui ont été publiés autour de cette histoire des relations entre Nietzsche et Lou Andreas-Salomé, il y a de quoi remplir une bibliothèque entière. Beaucoup de choses me sont revenues à la lecture de ton texte, et c’est pourquoi je me permets de t’adresser ces quelques réflexions.
Il y a eu, bien sûr, des blessures très profondes entre Nietzsche et Lou, la rupture a été extrêmement douloureuse, surtout pour Nietzsche. Mais dans l’ensemble, au bout de quelques mois, l’un comme l’autre sont parvenus à une vision dépassionnée de la situation, sans rancœur, et même avec une sorte de gratitude réciproque. Oui, on présente souvent Nietzsche comme un impulsif, un immature, et Lou comme une ingrate, mais je trouve que l’un et l’autre se sont comportés de façon tout à fait respectueuse et adulte en la circonstance. Je ne peux pas souscrire, par exemple, à ces lignes d’Yves Simon extraites de son ouvrage sur Lou Andreas-Salomé : « Après être resté plusieurs semaines dans une clinique psychiatrique d’Iéna, le 25 août 1900, Nietzsche meurt auprès de sa mère, chez lui à Naumburg, à cinquante-six ans, de folie, de fatigue et de solitude. Lou n’a pas une larme pour le philosophe qui l’aime tant. » Je trouve cela très injuste. Lou n’avait pas revu Nietzsche depuis près de vingt ans, et cela faisait dix ans qu’il avait sombré dans le mutisme et l’hébètement. Il est compréhensible qu’elle soit, comme on dit, passée à autre chose. Lou avait publié dès 1894 un ouvrage de grande qualité sur Nietzsche, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, et elle reviendra encore longuement sur cette amitié dans son autobiographie posthume, Ma vie. Qu’aurait-on voulu qu’elle fît de plus ?
Et il me semble faux, en outre, de présenter Lou comme le grand amour de Nietzsche. Dans ses fameuses « lettres de la folie », expédiées en janvier 1889 au moment de son effondrement, ce n’est pas à Lou que Nietzsche écrit, mais à Cosima Wagner. Il lui envoie notamment ce billet : « Ariane, je vous aime. – Dionysos ». Il semble que ce soit bien Cosima Wagner qui ait été le grand amour de la vie de Nietzsche, et tu sais que dans les écrits de jeunesse de Sartre on trouve une histoire autour de ce trio Nietzsche-Wagner-Cosima, intitulée Une Défaite. Non, après la rupture Nietzsche ne parle pas de Lou comme d’un amour déçu, il en parle avec gratitude, comme d’une rencontre intellectuelle extrêmement stimulante qui l’a aidé à avancer sur son propre chemin. Je te cite un passage d’une lettre à sa sœur d’avril 1884, soit un an et demi après la séparation : « Une chose est certaine : parmi toutes les rencontres que j’ai faites, celle avec Mademoiselle Salomé est pour moi la plus précieuse et la plus fructueuse. C’est seulement depuis ces relations que je suis mûr pour mon Zarathoustra. C’est à cause de toi que j’ai dû abréger ces relations. Pardonne-moi si cela me touche plus que tu n’es capable de le comprendre. » Et dans ses lettres de la même époque à Overbeck, à Heinrich von Stein, il parle d’elle avec sympathie, avec attendrissement. Il lit ses ouvrages, et voici ce qu’il en dit : « Tout l’aspect formel y est ingénu, tendre (…). Mais la chose elle-même ne manque pas de sérieux ni d’élévation. » Nulle rancœur, tu le vois. Nietzsche sera bien plus sévère à l’encontre du troisième larron de leur trio de 1882, à savoir Paul Rée : « Hier j’ai vu le livre de Rée sur la conscience morale ; – comme c’est vide, comme c’est ennuyeux, comme c’est faux ! On ne devrait parler que de choses auxquelles se rattachent des événements vécus. »
Car il faut bien parler de Paul Rée… Tu connais la fameuse photographie qui les représente tous les trois sur une espèce de charrette, à Lucerne, en mai 1882. Autant avec Nietzsche les choses se passaient avant tout sur le plan intellectuel, autant avec Rée on peut parler d’un véritable amour réciproque, très profond, très durable. Les pages de Ma Vie que Lou consacre à leur séparation sont déchirantes. Lou ne s’en est jamais vraiment remise : « Il était normal que, les années passant, le chagrin ait continué de peser sur moi : je savais que quelque chose n’aurait jamais dû se produire. Quand je me réveillais le matin avec un sentiment d’oppression, c’est qu’un rêve avait essayé d’annuler cet événement. »
Paul Rée fit une chute mortelle en Haute-Engadine en 1901, un an après la mort de Nietzsche. D’après Yves Simon, « lorsqu’elle apprend la glissade d’une falaise et sa chute dans les eaux de l’Inn, elle devine tout de suite qu’il s’agit d’un suicide. (…) Ce choc lui provoque une étrange maladie : son cœur cesse de battre à certains instants, et il s’ensuit des crises d’angoisse où elle croit sa mort arrivée ».
Ainsi, ces trois êtres ont connu des souffrances inouïes, les uns par les autres, et en proportion même de leur attachement réciproque. Tout cela est lié, il faut le dire, à l’athéisme qui leur était commun. Il faut savoir que jamais l’athéisme, l’antichristianisme, n’a été poussé plus loin peut-être qu’au cours de cette fin du dix-neuvième siècle, chez les élites éclairées de l’Europe. Tous ces intellectuels étaient imprégnés de Schopenhauer, qui nourrissait une haine viscérale à l’égard du monothéisme (d’après ses biographes c’était le seul sujet qui le faisait entrer dans des colères vraiment violentes, incontrôlables). L’athéisme poussé à son comble conduit nécessairement à survaloriser les relations amicales et sentimentales : c’est tout ce qui reste ! L’extrême sensibilité de Nietzsche à l’égard de ses relations avec Lou, avec Wagner, avec ses proches, la souffrance intense que lui a causée la solitude à peu près complète dans laquelle il a vécu les dernières années de son existence, me semblent une conséquence assez naturelle de cette conception de la vie. Mon pauvre ami, que tout cela est triste, et que nous sommes à plaindre, nous autres pauvres humains ! Lorsque la lumière de la Parole ne luit pas dans une vie, que reste-t-il, je te le demande ? Ce n’est pas seulement notre rapport à Dieu que cette Parole éclaire, mais c’est aussi notre rapport aux autres. Nietzsche a été un véritable martyr, un martyr de la quête de la vérité, du refus de toute concession à la facilité et aux doctrines consolantes.
Écartons-nous de tous ces égarés, et tournons-nous vers la Bienheureuse Vierge Marie. Tu me demandes ce que tu dois lire pour te familiariser avec la doctrine de l’Église sur ce sujet. Le fait est qu’il n’y a pas eu à ma connaissance de document officiel du Magistère sur la Vierge depuis maintenant une bonne vingtaine d’années. Les trois textes de référence sont sans doute le fameux chapitre VIII de Lumen Gentium, l’encyclique Redemptoris Mater de Jean-Paul II, et la lettre apostolique Rosarium Virginis Mariae du même Jean-Paul II. Redemptoris Mater est un texte très complet, mais avec une forte dimension ecclésiale. Il me semble que pour entrer davantage dans le mystère de la Vierge Marie, avec une dimension plus intime et plus contemplative, il vaut mieux commencer par Rosarium Virginis Mariae. C’est un des derniers textes de Jean-Paul II, et il a mis beaucoup de lui-même dedans.
Je te salue, mon cher ami nietzschéen. Je te remercie de m’avoir remis sous les yeux toute cette extraordinaire aventure intellectuelle. Puissent toutes ces souffrances n’avoir pas été vaines, puissent-elles nous aider à progresser, pour notre modeste part, sur le chemin de la sagesse et de la vérité.

Sources :
- Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Grasset, 1992.
- Lou Andreas-Salomé, Ma Vie, Grasset, 1977.
- Friedrich Nietzsche, Paul Rée, Lou von Salomé, Correspondance, PUF, 1979.
- Friedrich Nietzsche, Dernières Lettres, Rivages poche, 1989.
- Yves Simon, Lou Andreas-Salomé, Mengès, 2004.

9 février 2023

Fragments, février 2023



- Shakira, Rihanna : ces tubes des années 2000 touchent l’âme, littéralement, l’atteignent à une profondeur qu’aucune musique, aucun livre ne peuvent atteindre. C’est qu’elles sont liées à nos vies, et que tout remonte avec elles, toute une époque, toute une jeunesse. Si de simples chansons peuvent nous atteindre et nous émouvoir à ce point, il ne faut pas y voir quelque chose de positif, la puissance de l’art, ou la richesse d’une sensibilité ; il faut y voir au contraire la marque manifeste du mal qui ronge notre époque : ces doux sentiments musicaux sont l’envers de toutes les injustices, de toute l’indifférence, de toute la dureté de cœur que nous avons eu à subir au cours de notre vie. C’est parce que tout à notre époque est mis au service de cette émotion immédiate, invincible, parce que c’est là la chose la plus universellement partagée, la plus efficiente, la plus touchante, la plus humaine, que tout le reste a été occulté. Ce qui se cache derrière la fortune et la popularité démentielles de Shakira et de Rihanna, c’est la pauvreté et la solitude du reste des humains. Une société qui prise à un tel point l’émotion éphémère, qui y met tant de virtuosité et tant d’amour, qui y met tout son cœur littéralement (il suffit d’imaginer ce que seront les obsèques de Shakira, il suffit de se souvenir de la mort de Michael Jackson) est forcément dure envers tout ce qui est laid, gauche, commun, forcément indifférente envers ce qui est subtil, profond, invisible. C’est là ce que nous vivons. Et c’est là la véritable cause du malheur de nos vies, dans sa dimension la plus concrète, la plus quotidienne.

- Même nos désirs sont déterminés par le paradigme technicien : nous recherchons des petites satisfactions closes sur elles-mêmes, parfaitement prévisibles et circonscrites, exactement de la nature de ce que la technique nous offre cent fois par jour. Les grandes satisfactions inédites, dont les contours se perdent dans l'indistinction, ne signifient plus rien pour nous, nous ne savons même pas de quoi il s'agit.

- Le cinéma d'horreur est un genre religieux parce que c'est le genre le moins menteur qui soit. Tous les autres genres idéalisent d'une façon ou d'une autre la réalité : les gens y sont représentés meilleurs, plus forts, plus courageux, plus altruistes, etc., qu'ils ne sont dans la vraie vie. Les films d'horreur sont les seuls à présenter la réalité telle qu'elle est, horrible, effroyable, mortelle, n'offrant pas le moindre sens. En cela ils rejoignent très exactement la vision de la vie de la Bible, et ils sont les seuls à le faire. D'où l'aura de sacré qui entoure les classiques du genre (La Nuit des morts-vivants, Massacre à la tronçonneuse, Rocky Horror Picture Show, Suspiria) et que l'on ne retrouve pour aucun autre genre.

- L'athéisme des Lumières est bien plus profond que celui de Nietzsche. Pour Voltaire, Goethe, et jusqu'à Schopenhauer inclus, le christianisme ne représentait absolument rien, des fables puériles, des contes de bonne femme, auxquels il était tout à fait honteux de croire. Pour Nietzsche l'affaire était bien plus sérieuse, il avait le christianisme « dans le sang », il le considérait comme un adversaire personnel parce qu'il s'agissait pour lui d'une puissance toujours vivante, active, et d'une certaine manière bien réelle.

- Ce n'est pas le moindre des paradoxes, que ce sont précisément les moralistes du soupçon – La Rochefoucauld, Nietzsche – si modernes par rapport à leurs contemporains par leur dénonciation de tous les faux-semblants moraux, qui sont aujourd'hui les plus dépassés, les plus anachroniques. On peut toujours comprendre de nos jours les auteurs bigots et moralisateurs, ils s'illustrent dans un genre à la vérité intemporel. Mais les labyrinthes psychologiques des moralistes soupçonneux ne renvoient plus à rien, on ne comprend même pas de quoi il s'agit. Toute cette profondeur de l'âme, ces tréfonds, ces sinuosités, où les trouver de nos jours, quand les gens réagissent de façon si mécanique, si prévisible, quand ils sont complètement déterminés par leur environnement et leurs affects, et qu'ils ne s'en cachent absolument pas ? Nous avons quitté l'ère de la psychologie, tout est beaucoup plus simple de nos jours, l'homme a enfin intégré l'univers des objets, enfin il n'est plus qu'un objet parmi les autres.

18 janvier 2023

Peut-il y avoir une culture chrétienne ?



Je discutais l’autre jour avec un ami catholique.
« L’Occident est de culture chrétienne, lui dis-je. Les cathédrales, les cantiques, les peintures de la Vierge et des saints, tout cela exprime la quintessence d’une culture exceptionnelle, raffinée, parfaitement cohérente, qui a été la nôtre pendant des siècles. La société était unifiée alors, apaisée, heureuse en fin de compte, et c’est tout cela qui a été détruit par la modernité, la technique, le monde contemporain. De toutes mes forces, je me battrai pour que la France retrouve sa véritable identité, qui est une identité chrétienne. »
Mon ami se tut un instant, puis il me dit : « C’est là un discours que j’entends souvent, chez des croyants très cultivés et très bien intentionnés. Mais à mon avis tu te trompes, ce que tu décris là est même selon moi l’exact opposé du véritable esprit chrétien et de son action véritable sur la société. Laisse-moi t’expliquer.
« C’est un fait, pour tous ceux qui s’intéressent aux cultures antiques : celles-ci étaient extraordinairement plus raffinées, dans tous les domaines, que les sociétés chrétiennes qui ont suivi. Tu peux prendre n’importe quel aspect. Aucun philosophe chrétien n’a atteint la concision et la précision d’un Aristote, aucune cathédrale gothique ou romane ne peut se mesurer à la majesté sidérante des pyramides d’Egypte ou à l’équilibre proprement divin du Parthénon, aucun poète chrétien ne peut rivaliser avec Horace ou Virgile, aucune danse chrétienne ne peut se comparer aux processions des vierges athéniennes aux grandes Panathénées ou aux bacchanales effrénées des Dionysies ou des Saturnales, rien dans le monde chrétien ne peut approcher de la statuaire grecque. La liste est longue, infinie à vrai dire. Et il ne s’agit pas que de la Grèce ou de l’Egypte. Pense à la législation chinoise antique, d’une précision extraordinaire ; à ses rites : tout Confucius n’est au fond qu’un commentaire du Livre des Rites, le Liji, qui remonte à la nuit des temps ; sans parler du reste, les atours, les ornements, les coiffures, les maquillages, les bijoux, etc. Tu ne trouveras aucun équivalent de tout cela dans le monde chrétien.
« Chaque fois que le christianisme est entré en contact avec des sociétés primitives, en Afrique, en Amérique, en Asie, en Océanie, il est tombé sur des sociétés très unifiées, très structurées, et souvent très raffinées. Je me souviens du corps d’une jeune fille aztèque ou maya retrouvé il y a quelques années dans un glacier des Andes ou des environs : il avait été parfaitement préservé des outrages du temps et l’on avait pu admirer le raffinement des étoffes de ses vêtements, la délicatesse de sa coiffure, ses bijoux, etc. Pense à l’Egypte antique ! Et le christianisme, mis en présence de telles sociétés, détruit tout. C’est là un mystère vraiment troublant, qui m’a longtemps arrêté, je te l’avoue.
« Il faut affronter les faits et ne pas se voiler la face. Les intellectuels chrétiens de droite qui louent le temps des cathédrales sont des incultes, tout simplement, qui n’ont jamais lu Platon ou Homère, et dont le niveau de culture humaniste de base est bien inférieur à celui des clercs du dix-septième ou du dix-huitième siècle. La vérité, c’est que le christianisme est incompatible avec le développement homogène et poussé d’une culture déterminée au sein d’une société (j’entends le mot « culture » dans son sens large, ce qui comprend aussi la législation, les us et coutumes, etc.), parce que pour cela il faut une société « totalitaire », close sur elle-même, englobante, et que c’est incompatible avec la révélation chrétienne. Les intellectuels égyptiens ou chinois, les artistes grecs pouvaient mener leur art à la perfection, littéralement, parce qu’ils se donnaient totalement à cette activité et qu’ils y étaient poussés par tout le courant de la société dans laquelle ils vivaient. Il n’y avait aucune déperdition de force, d’attention, de motivation. C’est une chose impossible pour un chrétien – même faisant de l’art chrétien !  – il ne peut jamais être totalement dans ce qu’il fait, s’y vouer entièrement, parce qu’il est secrètement requis ailleurs, parce qu’il a un autre Maître, et que le christianisme relativise toutes les œuvres des hommes.



« À la vérité, c’est le terme même de culture est incompatible avec le christianisme. Le concept de culture implique une structure globale fixe qui détermine de façon rigoureuse la création des hommes. C’est dans ce sens que Phidias appartenait à la culture grecque, Ovide à la culture latine, etc. Mais c’est inconcevable avec le christianisme, qui n’est absolument pas prescripteur, et qui affranchit l'homme de tous les canons culturels, y compris de la Loi juive. Une culture suppose une société stable et rigide, autoritaire, or le christianisme fait éclater tout cela.
« Il y a un penseur qui a parfaitement saisi tout cela, c’est Jacques Ellul, notamment dans son ouvrage L’Éthique de la liberté. Je le cite : « L’homme ne peut plus reconstruire un ordre qui soit satisfaisant pour lui. Il y aura toujours une faille, il y aura toujours un malaise. Ce ne sera plus jamais les beaux équilibres égyptiens ou crétois, grecs ou indous. Il n’y aura plus jamais d’ordre humain parfaitement intégré, où l’homme se trouve dans une société exactement à sa mesure – et où la société dépend exactement de ce que peut, veut, sait l’homme. » Et Ellul pointe bien le facteur qui a tout bouleversé : « Or, si tout a ainsi changé depuis les sociétés primitives et les anciens Empires, ce n’est pas par suite de l’écoulement naturel et spontané du temps, ce n’est pas parce que l’histoire est l’histoire, ni qu’il y a eu le progrès technique ; c’est une coupure à la fois beaucoup plus profonde et instantanée, la coupure du jour de l’Incarnation. Il faut quand même arriver à prendre cela au sérieux, et que s’il est vrai que c’est Dieu même qui est venu, alors comment tout n’aurait-il pas changé ? » Le résultat, c’est le monde dans lequel nous vivons : « Ainsi, par l’Incarnation, la société, le monde humain devient chaotique, il est réellement plongé dans le chaos. » Attention, Ellul est un penseur chrétien, il ne s’agit pas là d’une critique du christianisme. Dans son optique, et suivant les épîtres de Paul notamment, il voit le christianisme comme la condamnation du monde ancien et l’avènement d’un monde nouveau, fondé sur des valeurs nouvelles : « Alors tout redevient possible. Non pas l’ordre ancien, mais vraiment une société d’un type nouveau. L’amour se substitue à l’ancien ordre, à l’ancienne justice, à l’ancienne communication. Mais il n’y a pas d’amour sans liberté. La liberté devient la seule possibilité pour que cette société soit vivable. » Toujours est-il qu’il exprime admirablement le désordre consubstantiel à toute société chrétienne, et sa cause, à savoir qu’à partir du moment où le Christ s’est révélé, à partir du moment où on le prend au sérieux, la société cesse d’être le point unique de focalisation de toutes les énergies, la justice est secrètement travaillée par l’amour, l’ordre par la liberté, l’art par le pluralisme (qui est une conséquence de la liberté). Dès lors la justice, l’ordre et l’art deviennent impossibles, non pas ponctuellement sans doute, mais considérés de façon absolue, dans la pureté de leur essence, comme c’était le cas chez Platon par exemple.
« Tu me parles des cathédrales. Je t’ai dit qu’à de nombreux égards la culture chrétienne médiévale était infiniment inférieure à la culture antique. Mais surtout cette époque des cathédrales a été une période de transition, assez brève finalement, le contraire de la pérennité mycénienne ou égyptienne. Cela commence vers le douzième siècle, et c’est déjà en crise et remis en question au quatorzième. Dès le quatorzième, et même avant, les pouvoirs politiques entrent en conflit avec la papauté (elle-même divisée), il n’y a plus d’ordre vertical unique, mais un conflit généralisé, et c’est tout à fait logique, puisque le christianisme n’est pas un modèle de société, contrairement à ce que rabâchent toutes les petites journalistes de droite comme Eugénie Bastié ou Charlotte d’Ornellas. Le christianisme n’a rien à voir avec le Nouvel Empire égyptien ou la dynastie Han en Chine, il n’informe pas la société, ou du moins il ne l’informe que de façon très imparfaite, très incomplète. La société n'est plus la valeur dernière pour le christianisme, ni la loi, ni l'art. Il y a toujours quelque chose de transcendant et d'invisible qui se situe au-delà de toutes les œuvres humaines, et cette présence mine secrètement tout ce que l'homme peut faire, il ne peut plus jamais y avoir d'unanimité à ce sujet contrairement à ce qui se passe dans les sociétés traditionnelles.
« Dès lors, plutôt que de prôner une chimérique culture chrétienne, il faut reconnaître qu’il n’y a pas de culture chrétienne, que c’est là quelque chose d’inimaginable, d’antinomique. Concrètement, ce que tu auras, c’est l’expression de la liberté, sous sa forme la plus convulsive, la plus carnavalesque, car c’est à cela qu’aboutit toujours l’homme lorsqu’il est laissé complètement libre, affranchi du joug d’une société normative et hiérarchisée. Tu auras Elvis Presley et le Wu-Tang Clan, Gremlins 2 et La Cage aux folles. Tu auras un éparpillement, un foisonnement de tendances diverses, dans tous les domaines, artistique, scientifique, intellectuel, etc. Tu n’auras plus jamais de société unifiée. Et il faut considérer que c’est là une expression authentique du christianisme, un signe que le christianisme a pénétré en profondeur l’inconscient collectif, qu’il a entrepris son œuvre de dissolution de toutes les structures imaginaires qui emprisonnent l’homme. Le vrai chrétien ne doit absolument pas fantasmer sur je ne sais quelle culture totale et englobante, mais il doit s’efforcer de traduire dans sa vie le message du Christ : « Ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi », comme l’écrivait saint Paul (Ga 2, 20). « Vous connaîtrez l’arbre à ses fruits », comme dit Jésus (Mt 7, 20). Il y a transfert de responsabilité : Jésus place la responsabilité au cœur de chaque homme, il n’y a plus d’œuvre collective grandiose comme les pyramides ou la Pax Romana, mais la responsabilité pour chaque fidèle de faire fructifier la Parole et de bâtir le Corps du Christ, par ses sacrifices, ses souffrances et sa charité, au milieu d’une société désormais anarchique. »

28 décembre 2022

Midsommar ou la nostalgie de la société traditionnelle



Le film d’horreur Midsommar, du réalisateur Ari Aster, a obtenu en 2019 un beau succès, à la fois public et critique. Il raconte l’histoire de quatre amis américains, étudiants en anthropologie, qui se rendent dans une mystérieuse communauté autarcique de Suède, au moment de son grand festival d’été. C’est l’occasion d’assister aux danses, aux chants, aux banquets de la communauté, de se familiariser avec son mode de vie, en communion étroite avec la nature, jusqu’à ce que des événements traumatisants ne surviennent et ne plongent le groupe d’amis dans un capharnaüm horrifique.
Malgré de gros défauts (traitement superficiel, surtout visuel, de la communauté, bêtise et manque de caractère des personnages, etc.), Midsommar est un film passionnant, parce qu’il pointe très précisément le malaise de l’homme occidental. À de nombreux égards, la communauté de Harga dépeinte dans le film représente une société absolument idyllique pour la plupart d’entre nous. On peut relever les points qui correspondent à la mentalité actuelle :
- La communion avec la nature : c’est le premier aspect qui frappe dans le film, cette vie au milieu des couleurs verdoyantes de la forêt du grand nord. Comment l’homme urbain, qui vit dans la grisaille et la laideur, ne serait-il pas séduit par un tel mode de vie ?
- Le rejet de la technique : il n’y a pas d’écrans dans la communauté de Midsommar, pas de routes, pas d’usines, pas de machines. Ceci parle fortement au désir inconscient de l’homme contemporain, qui a bien intégré le fait que la technologie est avant tout une source d’aliénation et de contrôle.
- La cohésion de la communauté : la communauté de Harga est une communauté « holiste », dans le sens où elle forme un tout insécable, harmonieux, au sein duquel les individus ont relativement peu de marge d’autonomie. En cela, elle rejoint les sociétés traditionnelles, fortement structurées, antérieures à l’individualisme de nos sociétés modernes. Cette communauté est comme une matérialisation de toutes nos aspirations à la solidarité, à l’unité, etc.
- L’autarcie : La communauté est autarcique, elle se nourrit de ses propres productions et semble n’entretenir que des liens fort ténus avec le monde extérieur. Ceci parle à la tendance « survivaliste » qui sommeille au fond de chaque homme moderne.
- Une culture forte et partagée, qui fait sens : comme dans toute société traditionnelle, la vie des individus est régie par la culture du groupe, une culture riche, antique, diversifiée (lois, rites, fêtes, danses, chants, arts, métaphysique, croyances, etc.). Ceci répond entièrement à la quête de sens de l’homme moderne, qui n’est plus rattaché à rien de noble, d’esthétique, de transcendant, ou simplement de commun avec son voisin.
- Le matriarcat : la cheffe de la communauté, la doyenne, est une femme, ce qui entre bien sûr en résonnance avec l’anti-autoritarisme contemporain.
- Le bien-être et la sérénité : ce qui ressort en somme de cette communauté traditionnelle de Suède, au premier abord, c’est une impression de calme et de sérénité, une sorte de clip publicitaire pour la vie champêtre, avec l’aspect « intégration sociale » en plus. C’est la réalisation à peu près complète de tous les désirs conscients et inconscients de l’occidental affairé contemporain.
Bien entendu, la société traditionnelle holiste a un prix, à savoir qu’elle suppose la négation de deux valeurs prétendument chères à l’Occident : la liberté de l’individu, et sa dignité. À Harga, l’individu n’est pas libre, il ne mène pas une vie digne non plus, puisque celle-ci est prise en charge de la naissance (avec des accouplements strictement planifiés à des fins à la fois de renouvellement du patrimoine génétique, et de consanguinité dans le cas des « oracles »), à la mort (nous le verrons). Bien sûr, un Spinoza, un Voltaire auraient condamné la société traditionnelle au nom de la liberté, un Jean-Paul II l’aurait fait au nom de la dignité imprescriptible de l’homme, mais en 2022 nous ne croyons plus guère à tout cela. L’homme occidental semble plutôt empressé de fuir la liberté à tout prix, dans la famille, dans le couple, dans le divertissement. Quant à la dignité, il ne sait plus vraiment ce que c’est, il serait tenté de demander : « À quoi ça sert ? », le confort et la sécurité ont définitivement pris le pas sur tout le reste. Il ne s’agit pas là d’une formule, telle est bien la mentalité actuelle, même chez les intellectuels. Une illustration très frappante en est fournie par l’appréciation contemporaine du célèbre roman d’anticipation d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes. Huxley, on le sait, a brillamment dépeint une société totalitaire, dans laquelle la soumission de la population est opérée au moyen de diverses techniques de détournement du libre arbitre : divertissements, psychotropes, sexualité débridée, etc. Bien entendu, dans l’esprit d’Huxley, il s’agissait de condamner une telle société, et le héros du roman, le « Sauvage », est en quelque sorte son porte-parole à cet égard. Mais pour nos contemporains, la société du Meilleur des mondes est vraiment idyllique, au premier degré ! Nous sommes tout à fait prêts à échanger la liberté contre le bien-être, sans aucun scrupule, c’est même notre vœu le plus cher. Dans son célèbre roman Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq écrivait ainsi, à propos de cette société décrite par Huxley, que « c’est exactement le monde auquel aujourd’hui nous aspirons, le monde dans lequel, aujourd’hui, nous souhaiterions vivre ». Plus récemment, l’auteur Florian Mazé a publié, en avril 2021, un article sur AgoraVox dans lequel il affirme que « Brave New World constitue un monde où l’on s’amuse, où tout le monde s’amuse, même les castes de travailleurs inférieurs. (…) Je vais peut-être choquer les lecteurs intégristes et complotistes, mais je préférerais encore vivre dans ce Brave New World plutôt que dans la poubelle mondiale actuelle (sic) ». Cela a le mérite de la franchise. Le totalitarisme fun et soft plutôt que notre société déprimante.



Si le film s’en était tenu là, cela n’aurait pas eu grand intérêt, cela aurait été une peinture de plus de la société primitive idéale, après celle de Rousseau, les Hobbits de Tolkien, les Ewoks dans Star Wars, les Indiens dans Danse avec les loups, les Na’vi dans Avatar, etc. (la liste est infinie). Mais la grande intelligence d’Ari Aster consiste à dépasser ce stade idyllique, et à pousser la logique de la société traditionnelle jusqu’au bout, telle qu’elle fonctionne effectivement dans la réalité. Nous avons abordé le sujet du contrôle des naissances, lequel s’effectue dans le film par divers moyens de sélection des parents, d’altération de la volonté et du consentement, etc. (méthodes préconisées par Platon dans La République, rappelons-le, cf. livre V). Mais la mort elle aussi est au pouvoir absolu du groupe. Dans le film, les individus âgés de soixante-douze ans sont considérés comme ayant achevé leur parcours terrestre, ils sont tout bonnement éliminés, précipités du haut d’une falaise, achevés à coups de maillet au besoin. Rappelons qu’à Sparte ce sont les nouveau-nés malingres ou malformés qui étaient précipités du haut d’une falaise. La pratique dite de l’« exposition » était bien connue dans l’Antiquité. En ce qui concerne les adultes, Platon, une fois de plus, a tracé le programme dans La République, avec l’élimination des citoyens inutiles, malades, etc. (cf.  407d). Il ne s’agit pas de délires gores du réalisateur, mais bien de la logique de la société holistique, telle qu’elle a toujours existé, et dans laquelle la vie de l’individu compte peu par rapport à la cohésion du groupe. Ces scènes de mises à mort, ainsi que ce qui suit (perpétration de sacrifices humains et autres joyeusetés), plongent le spectateur occidental en plein dilemme, en pleine dissonance cognitive. D’un côté, il est fasciné par la société traditionnelle, l’existence contemporaine est tellement vide et déshumanisée qu’il est prêt à souscrire de tout son cœur à la régression vers une société holistique, laquelle lui semble combler toutes ses aspirations fondamentales ; de l’autre, certaines conséquences de ce mode de vie lui paraissent tout de même un peu dures à avaler, il est prêt à renoncer à sa liberté, pas de problème, mais lorsqu’on touche à sa vie certaines réticences finissent tout de même par se manifester. Notons bien que ce ne sont jamais les idéaux de la société traditionnelle qui sont mis en question ; encore une fois, l’occidental ne croit plus à rien donc il est tout à fait prêt à faire litière de toutes ses valeurs ; aucun jugement moral ou idéologique n’est jamais porté tout au long du film, les « valeurs » qui sont les nôtres ne sont jamais défendues par personne, ni même nommées. Non, c’est lorsqu’on menace son sacro-saint confort, lorsqu’on soumet son existence même à des impératifs supérieurs, c’est alors que l’instinct de l’occidental se réveille et se rebiffe.
Ce que Midsommar reflète admirablement, c’est le désarroi complet de l’homme moderne, sa totale perte de repères. Comme l’a écrit Jacques Ellul dans Les Sources de l’éthique chrétienne, « notre civilisation a rompu les attaches avec la civilisation traditionnelle, (…) nous sommes dans un monde nouveau, sans commune mesure avec les précédents ». C’est là une rupture définitive, et malgré toute la nostalgie du monde, il n’y a aucun retour en arrière possible. Tous les intellectuels traditionalistes, monarchistes, néopaïens, etc., sont des poètes avant tout, ils sont déconnectés de la vie réelle et de ses rudes déterminations. Mais l’arrachement à la société traditionnelle, le plus dur arrachement qui soit, l’Occident a pu l’effectuer parce qu’il obtenait en compensation des biens supérieurs à tout ce qu’il a perdu : la dignité de l’individu, lequel est unique et premier aux yeux de Dieu, la liberté, le primat de l’espérance par rapport aux contingences, le primat de la charité par rapport aux intérêts et à la tradition. On aura reconnu les valeurs chrétiennes, et ce n’est pas un hasard, car c’est bien le christianisme qui a opéré cette grande rupture et l’a propagée – au prix de beaucoup de souffrances et de malentendus – dans le monde entier. Seulement voilà, les conséquences du christianisme nous sont restées (l’individualisme), mais elles ont été coupées de leur source, de leur racine, du fait du grand mouvement de sécularisation et d’athéisme, puis de nihilisme, et tout simplement de bêtise, qui s’est développé depuis maintenant plusieurs siècles. Nous avons quitté la Tradition, mais nous nous sommes détachés de Celui qui nous a poussés à le faire et qui seul rendait cette situation vivable. C’est cela qu’illustre Midsommar, malgré tous ses simplismes et toute sa superficialité : la nostalgie d’un mode de vie perdu, l’attrait quasi hypnotique que l’Ancien Monde, le monde condamné par Dieu et cloué sur la Croix avec le Christ (cf. Col 2, 14), exerce encore, malgré toutes ses horreurs, sur nous tous, hommes de peu de foi.