4 décembre 2024

Victor Hugo : Les Contemplations


Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« En langue française, aucun ouvrage ne peut se comparer aux Contemplations de Hugo, me dit-il. C’est le nec plus ultra, non seulement de la poésie française, mais de toute notre littérature. C’est l’équivalent d’un livre saint, littéralement. Il représente la perfection sur tous les plans : sur le plan de la métrique, de la langue, de l’expressivité, de la beauté, mais aussi du fond, de la spiritualité, du sens. C’est une flamme qui éclaire la nuit la plus profonde qui soit, la nuit de l’exil, de la solitude, du tombeau. Dans cet abîme, Hugo est face à face avec les génies de la nuit, avec les démons, avec Dieu. L’extraordinaire virtuosité de la langue ne nuit ni à la richesse du sens, ni à la rigueur de la forme. Au contraire : il semble que tous les faisceaux de l’intelligence humaine se rejoignent et se renforcent l’un l’autre : la musicalité renforce le message, le message s’appuie sur le vers pour atteindre des régions toujours plus élevées. Il n’y a pas un mot à y retrancher, pas un vers, l’ensemble est parfait, du premier au dernier vers. Quel ouvrage, dans quelle langue, peut-il lui être comparé ? Shakespeare ? Shakespeare nous saisit, bien sûr, il nous captive, mais jamais il ne cause un tel ravissement. Goethe ? Mais Goethe est froid, ciselé, c’est encore le dix-huitième siècle. Le seul nom qui me vienne à l’esprit est celui d’Horace, dans la langue latine. Horace est cité dans Les Contemplations, il donne même son nom à l’un des poèmes. Celui qui a merveilleusement parlé d’Horace, c’est Nietzsche, dans Ecce Homo, et ce qu’il en dit pourrait tout aussi bien s’appliquer aux Contemplations.
Laisse-moi te lire le passage : « Jusqu’à présent aucun poète ne m’a procuré le même ravissement artistique que celui que j’ai éprouvé dès l’abord à la lecture d’une ode d’Horace. Dans certaines langues il n’est même pas possible de vouloir ce qui est réalisé ici. Cette mosaïque des mots, où chaque mot, par son timbre, sa place dans la phrase, l’idée qu’il exprime, fait rayonner sa force à droite, à gauche et sur l’ensemble, ce minimum dans la somme et le nombre des signes et ce maximum que l’on atteint ainsi dans l’énergie des signes – tout cela est romain, et, si l’on veut m’en croire, noble par excellence. »

13 novembre 2024

Jacques Ellul : Ce Dieu injuste... ?


Publié en 1991, Ce Dieu injuste… ? est un des derniers ouvrages de Jacques Ellul. Sous-titré « Théologie chrétienne pour le peuple d’Israël », il s’agit du livre d’un vieil homme, qui n’a plus rien à perdre ni à prouver, et qui traite avec une étonnante liberté de propos d’un des sujets les plus délicats qui soient : les rapports entre juifs et chrétiens, sur un plan scripturaire, à partir de trois chapitres fondamentaux de l’Épître aux Romains. Jacques Ellul explicite la pensée de Paul sur le destin d’Israël après la venue du Christ, et met en évidence le fait que contrairement à la doctrine chrétienne très généralement répandue au fil des siècles, l’Alliance de Dieu avec le peuple d’Israël n’a nullement été abolie par l’avènement du christianisme, et que dans la pensée biblique ce peuple reste bien le peuple de Dieu sur terre, l’héritier des promesses, dont le Christ représente l’ultime gage et accomplissement.
Jacques Ellul débute son ouvrage par une recension des rapports de plus en plus conflictuels entre juifs et chrétiens à partir du premier siècle de notre ère : une certaine opposition sociale originelle entre des juifs souvent aisés et bien intégrés et des chrétiens recrutés parmi des couches plus défavorisées, la volonté de plus en plus nette des chrétiens de se distinguer des juifs à partir de la chute du Temple en 70, la multiplication des traités « Adversus Judaeos » de la part des Pères, le basculement dans un antisémitisme assumé avec l’accusation de « peuple déicide ». « Dans ce cheminement catastrophique des croyances chrétiennes, écrit Ellul, on ne tiendra évidemment jamais compte de nos trois chapitres de l’Épitre aux Romains. Le plus souvent, ils seront simplement oblitérés, parfois même complètement détournés de leur sens » (p. 29).
En effet, que dit saint Paul dans cette Épître aux Romains, rarement évoquée, et pour cause, par les partisans d’un christianisme conservateur et identitaire, mais fondamentale sur un plan théologique (c’est à partir de cette Épître que Luther notamment a bâti son édifice doctrinal et s’est affranchi de l’Église institutionnelle) ? « Eux sont les Israélites, à eux appartiennent la condition de fils, la gloire, les alliances, le don de la Torah, le culte et les promesses. À eux, les patriarches, et c’est d’eux que vient le Christ en tant qu’homme » (Rm 9, 4-5). Le postulat central de cette Épître, la plus longue et la plus savamment structurée du corpus paulinien, est que le dessein de Dieu concernant son peuple reste inchangé malgré les apparences, et que, pour reprendre une autre formule de Paul, « si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même » (2 Ti, 2, 13).
Ellul commence par éclaircir cette notion d’« élection », souvent mal comprise et génératrice d’hostilité au cours de l’histoire : « Dieu élit un homme, un groupe d’hommes, un peuple, non pas en vue de les sauver mais afin qu’ils remplissent sur terre un certain rôle, qu’ils accomplissent une certaine œuvre, qu’ils fassent un travail au service de Dieu. Les élus du Seigneur ne sont pas ceux qui, sauvés, chantent des cantiques mais ceux que Dieu charge de le représenter sur terre pour y faire son travail. Tel est le sens du "peuple élu" : non "peuple sauvé" mais peuple chargé de mission » (p. 41). Et l’Épître aux Romains établit qu’en effet, dans cette mission qui lui avait été assignée par son Seigneur, le peuple juif a failli, il n’a pas été la « lumière des peuples » qu’il aurait dû être : « Quant à Israël, qui poursuivait une justice venant de la Torah, il n’est même pas parvenu jusqu’à la Torah ! Et pourquoi ? Parce qu’ils ont pensé que cette justice ne venait pas de la foi, mais qu’elle pourrait venir des œuvres ; et il a achoppé à la pierre d’achoppement » (Rm 9, 31-32). « Je leur rend ce témoignage qu’ils ont du zèle pour Dieu, mais ce zèle est sans discernement. Méconnaissant la justice de Dieu, et cherchant à établir la leur, ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu » (Rm 10, 2-3). Dès lors, Dieu a opéré une sorte de « changement de plan ». Comme l’explique Ellul : « Puisque les juifs ne remplissaient pas la mission dont ils avaient été chargés (porter au monde la bonne nouvelle de l’Alliance), ils ont en quelque sorte laissé une place vide ! Dieu, alors, choisit un autre chemin pour atteindre le monde entier, et Dieu attend qu’Israël entre lui aussi dans ce chemin pour être sauvé avec les autres. La chute d’Israël a permis l’apparition du reste ultime : Jésus-Christ. Et en Jésus-Christ, c’est l’universalité du salut qui est prononcée » (p. 135). Mais ce repli de Dieu sur le Christ, considéré comme l’ultime « reste » fidèle du peuple d’Israël, ne signifie nullement un reniement concernant l’Alliance établie au Sinaï : « Le refus des juifs de la grâce faite en Jésus-Christ n’annule pas leur élection comme "peuple élu" mais, puisque eux refusent cette grâce, elle doit être assumée par d’autres : ce seront dorénavant les païens qui vont recevoir à leur tour cette grâce. L’élection, les juifs la vivent donc toujours mais la grâce en Jésus-Christ, ce sont d’autres qui la reçoivent et la proclament » (p. 39).
Pour Ellul, la prétention de l’Église à se proclamer « peuple de Dieu » en remplacement d’Israël est donc infondée : « Ce n’est pas l’Église qui remplace Israël, contrairement à ce que nous croyons très couramment. L’Église est serviteur de Jésus, porteuse du message évangélique, elle n’est pas Israël ! Celui qui prend la place d’Israël, c’est Jésus, le vrai serviteur » (p. 103).
Ellul analyse ensuite la fameuse analogie de Paul sur l’olivier sauvage et l’olivier cultivé. Pour Paul, les païens, l’olivier sauvage, ont été greffés, par la Grâce de Dieu, sur l’olivier cultivé, à savoir le peuple d’Israël : « Si toi, qui appartenais naturellement à l’olivier sauvage, tu as été coupé pour être, contrairement à la nature, greffé sur l’olivier cultivé, combien plus naturellement (selon leur nature) seront-ils greffés sur leur propre olivier ! » (Rm 11, 24). Passage terrible pour l’orgueil chrétien, pour la prétention chrétienne à avoir supplanté Israël et à constituer dorénavant l’unique peuple de Dieu ! C’est précisément le contraire qui nous est révélé ici, comme l’explique bien Jacques Ellul : « Nous apprenons dans cette parabole que nous, chrétiens, nous, Église, nous ne sommes que des greffons, des "pièces rapportées" (…). Nous sommes de mauvaise espèce par nature ; nous ne portons pas de fruits à la gloire de Dieu selon nos œuvres ; nous sommes implantés dans le peuple saint (qui le reste envers et contre tout). Donc, nos fruits et notre huile ne viennent pas de nous mais bien de la moelle de l’olivier premier et franc » (p. 147).
Reste à examiner le délicat problème de l’attitude juive à l’égard du Christ au cours de l’histoire. Le refus parfois violent de la part des juifs de reconnaître en Jésus le Messie promis a été le principal aliment de l’hostilité séculaire des chrétiens à leur égard. Mais, pour Ellul, la responsabilité en revient avant tout aux chrétiens eux-mêmes : « La totale responsabilité du refus de Jésus par les juifs tient exclusivement à ce que sont les chrétiens et les Églises chrétiennes. Si les chrétiens avaient manifesté devant les juifs une vertu supérieure à celle qui peut venir de l’observance de la Loi, une sainteté, une pureté de mœurs devant quoi il n’y aurait eu qu’à s’incliner, une pureté dans l’adoration du Seigneur sans que s’y mêlent de rites païens, de croyances enfantines (…), s’ils avaient agi selon un amour complet du prochain, s’ils avaient vécu selon la loi royale de la Liberté acquise en Christ, si les sociétés dites chrétiennes avaient été pour tous des modèles de justice, personnelle, sociale ou politique, alors, sans aucun doute, la prophétie de Paul, correspondant au dessein de Dieu, se serait réalisée : les juifs, convaincus par cette vie-là, auraient reconnu en Jésus le Messie qui avait changé le cœur des hommes et, à partir de cette conversion du cœur, qui avait produit une transformation du monde » (p. 137-138). Si l’Église avait été fidèle à son service originel et au message sur lequel elle a été fondée, alors tout aurait été différent. « Mais, au lieu de cela, qu’avons-nous montré, nous chrétiens ? Des mœurs incohérentes et souvent méprisables, des sociétés de conquête, de puissance, d’avarice, des haines entre chrétiens et un triomphe général de l’injustice. Et tout particulièrement à l’égard de ce peuple juif, les sociétés chrétiennes ont abondé en persécutions et injustices, elles ont vécu dans une haine du juif, qui est incompréhensible à simple vue humaine et qui n’est provoquée que par le fait que ce peuple de la fidélité reste un témoin insupportable de l’infidélité chrétienne. » « Les juifs n’avaient vraiment aucune raison de se convertir et de venir vers ce Messie ! » (p. 138).
Ellul n’a pas de mots assez durs pour dénoncer la haine ancestrale des chrétiens à l’égard des juifs, qui repose, comme son ouvrage le démontre brillamment, sur une ignorance et un dédain complets du donné biblique : « L’ignominie de l’antisémitisme est fondamentale, proprement démoniaque (et par cet antisémitisme je vise autant ceux qui attaquent les juifs en particulier que ceux qui attaquent l’Israël d’aujourd’hui). Démoniaque parce que c’est la haine du projet de Dieu et pas seulement du peuple que Dieu a choisi » (p. 156).
La réflexion aborde enfin des considérations eschatologiques. Comment cette « réintégration » du peuple juif prophétisée dans l’Épître aux Romains se réalisera-t-elle ? Paul a sur cet événement des formules frappantes : « Si leur rejet a correspondu à la réconciliation du monde, à quoi correspondra leur intégration, sinon à la vie surgissant d’entre les morts ? » (Rm 11, 15). Pendant des siècles, les chrétiens ont spéculé sur une « conversion finale » du peuple juif, laquelle déclencherait la fin de l’histoire et l’avènement du Royaume de Dieu. Ce n’est pas tout à fait l’interprétation d’Ellul : « Et comment donc Israël sera-t-il sauvé ? Soit parce qu’à la fin des temps Israël se convertira (et viendra, dans le cours final de l’histoire, à la foi en Jésus-Christ), soit par un chemin particulier, unique. Il faut d’abord remarquer que nulle part dans notre texte il n’est question d’une conversion massive du peuple juif, mais de son salut. (…) Il s’agit bien d’un événement eschatologique : la décision du Salut ne vient ni des chrétiens, ni de l’acte de conversion des juifs, mais bien d’une initiative de Dieu qui fait miséricorde à tous ! La parousie du Christ sauvera Israël, sans conversion préalable des juifs à l’Évangile, par une voie particulière qui est tracée elle aussi par le sola gratia. (…) Cela veut dire en réalité que les juifs ont avec Jésus-Christ une autre relation que nous, païens convertis ! » (p. 159-160).
L’ouvrage s’achève par un regard porté sur l’histoire, et en particulier sur le tragique vingtième siècle, qui a poussé à son paroxysme l’hostilité à l’égard des juifs et a ainsi mis en évidence plus que jamais leur rôle particulier dans la communauté des hommes et dans le déroulement de leur histoire. « Le juif est le témoin permanent de Dieu présent dans le monde et, comme tel, une "preuve de Dieu" ! On ne peut expliquer la permanence du peuple juif que si l’on admet que Dieu lui-même se tient derrière son peuple comme défenseur » (p. 186). « Malgré le "rétrécissement" christologique de l’Église historique, Israël n’a pas cessé, même après le Christ, d’être, par des souffrances effroyables, le "serviteur de Dieu" expiant avec le Christ les péchés du monde » (p. 192).
 
- Jacques Ellul, Ce Dieu injuste… ? Théologie chrétienne pour le peuple d’Israël, Arléa, 1991.

16 octobre 2024

Considérations sur la génération d’un discours critique : le cas de Doom (1993)

Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« Ipséité de Damso reste pour moi l’album le plus marquant de ces dernières années, me dit-il. Pour notre génération, les albums mémorables, les repères, c’est avant tout Le Code de l’honneur et La Fierté des nôtres de Rohff, et bien entendu la discographie de Booba, Temps mort, Panthéon, Ouest Side, Futur, Nero Nemesis. Booba est plus intelligent, il sait y faire, mais en termes de rap pur, de pure présence, je pense que Rohff éteint Booba. Quant à Kaaris, Or noir est peut-être un peu surestimé, mais c’est un album qui compte aussi, il n’y a pas de doute là-dessus.
- Je ne sais pas quoi te dire, lui répondis-je. Je n’écoute pas de rap. J’écoute de la musique classique, de l’opéra, Richard Wagner. À vrai dire, je ne conçois même pas comment il est possible de tenir un discours critique sur le hip-hop, pour moi ce n’est pas de l’art, cela se situe en dehors du champ critique.
- Tu penses que la musique urbaine se situe en dehors du champ de la critique ? me demanda-t-il, un peu étonné.
- Ma foi oui, répondis-je. Pour qu’il y ait appréciation critique, il faut qu’il y ait un minimum de matière, une aspiration minimale à l’esthétisme et à l’idéal, et ces critères ne me semblent pas du tout remplis dans le cas du rap.
-Je ne suis pas de ton avis, me dit-il. À partir du moment où il y a un champ délimité d’expression, une culture commune en quelque sorte, il y a de la place pour un discours critique. Je vais te prendre un cas extrême, encore plus éloigné des canons de l’art classique que le rap. Il s’agit du jeu vidéo. Pour moi il y a tout à fait possibilité de tenir un discours critique dans le cadre du jeu vidéo. Je ne parle même pas de la conception de jeux vidéo, mais du gameplay, du gaming. Chaque jeu vidéo est un univers clos, avec des procédures limitées, prédéfinies, ce qui ouvre un champ tout à fait légitime à la comparaison des diverses modalités d’exploitation de ces procédures. Prenons le cas d’un jeu simple, Doom par exemple. Il y a un nombre limité d’ennemis, un nombre limité d’armes, avec des caractéristiques bien précises pour chacune d’elles. C’est exactement comme le clavier d’un piano : il y a un certain nombre de touches et des combinaisons possibles entre ces touches. Dès lors on peut comparer les interprètes, leur virtuosité, leur capacité à exploiter l’outil. Par exemple, quels sont les grands joueurs contemporains de Doom ?
« Le premier nom qui vient à l’esprit est celui de Zero Master. C’est un classique. Ses speedruns sont légendaires : son speedrun de l’épisode 1 en mode Ultraviolence en 4:48 minutes, de l’épisode 3 en 3:53 minutes, de l’épisode 4 en 3:44, sont hallucinants. C’est vraiment la perfection, au pixel près, à la frame près. Il a un jeu très fluide, qui repose sur une mémorisation intégrale des positions des ennemis. On sent une fusion complète entre le moteur du jeu et son gameplay, il pousse vraiment le programme à ses limites. Et il n’est pas du tout bourrin, il est très subtil, c’est vraiment de la musique. On sent un investissement intégral, un amour sans limites du jeu. C’est pour moi la légende ultime, et je ne doute pas que s’il y en a un qui atteindra la postérité, c’est bien lui.
« Le second nom qui me vient à l’esprit, c’est bien sûr decino. C’est une star, il peut se payer le luxe de jouer en playmatch avec John Romero himself. Là, nous ne sommes pas tout à fait dans la même catégorie qu’avec Zero Master. Zero Master est un pur gamer, chez decino il y a aussi le côté tech qui entre en jeu. Il connaît parfaitement le code source de Doom, ce qui fait que le jeu n’a littéralement aucun secret pour lui, il le comprend de l’intérieur. Ses tutoriels sont d’ailleurs des classiques, par exemple celui sur le fonctionnement du BFG, ou celui sur les diverses mécaniques de l’armure. Bien sûr, c’est aussi un interprète hors-pair, en particulier en mode Nigthmare. S’il y a un joueur capable de survivre au mode Nigthmare, c’est bien lui, il est un des rares joueurs au monde qui peut se targuer d’avoir fini le jeu en mode Nigthmare, avec pistol start pour chaque niveau, 100% des items, 100% des secrets. Impossible de ne pas citer decino, même si je le trouve moins artiste, moins esthétique dans son jeu que Zero Master ou BigMacDavis.
« BigMacDavis qui est donc le troisième nom que je te citerais, et sans doute mon préféré, celui que j’ai le plus étudié en tout cas. Il a un style très littéraire, je ne parle même pas de ses vocaux, qui sont superbes, dans un anglais magnifique et truculent, mais de son jeu lui-même. Si Zero Master est un musicien, BigMacDavis, lui, est un contemplatif. Ses walkthroughs sont des véritables visites guidées du jeu, aucun détail ne lui échappe, et il est très sensible à toute l’imagerie gore qui fait de Doom un jeu unique, une symphonie macabre, inoubliable. Ce que j’apprécie chez lui, c’est qu’il allie cette sensibilité esthétique avec un côté rationnel, méthodique, « obsessionnel compulsif » pourrait-on dire. Il aime bien finir les niveaux avec ses chargeurs pleins, quitte à retourner en arrière pour grapiller des munitions. Il a une gestion très rationnelle du stock de munitions : par exemple, pour tuer les cacodemons, il emploie deux décharges de double shotgun et il les finit à la mitraillette. Il économise la moindre balle. C’est sans doute aussi pourquoi il utilise tellement la tronçonneuse. Il a une gamme de jeu très étendue, il couvre vraiment toutes les possibilités, il exploite très finement l’attirail d’armes de Doom et Doom II. C’est aussi un virtuose. Son playthrough de la map e4m2, sans doute la map la plus difficile de tout le jeu, est incroyable, d’une précision et d’une efficacité vraiment hypnotiques. C’est de loin mon joueur préféré, celui qui m’a le plus influencé en tout cas.
« Je pense que ces trois joueurs sont vraiment les classiques de la discipline. Une nouvelle génération va arriver bien sûr. De nouveaux standards vont s’imposer. Mais nous sommes, avec Zero Master, decino et BigMacDavis, sur de l’intemporel. Leur œuvre perdurera. »

11 septembre 2024

Fragments, septembre 2024

- L’échec de Nietzsche. Pourquoi Nietzsche n'est-il pas parvenu en fin de compte à offrir une alternative valable au christianisme ? Parce qu'il était encore trop chrétien lui-même. Il y a énormément de gens – et déjà à son époque – pour qui le christianisme ne signifie rien du tout, qui n'ont pas une goutte de mentalité biblique dans la conception qu'ils se font du monde. Ces gens-là ont même à vrai dire toujours formé la grande majorité de l'humanité. Mais Nietzsche, par tradition familiale, du fait du contexte socio-culturel dans lequel il a évolué, et par sa nature la plus intime, appartenait au petit troupeau authentiquement marqué du sceau de l'aspiration biblique. Et il a conservé cette marque jusqu'au bout : il ne cesse de louer l'âme et les Écritures du peuple juif, dans L’Antéchrist il se montre incapable de dire du mal du Christ, il se contente de critiquer saint Paul, etc. L'œuvre de Nietzsche n'est à tout prendre qu'un rameau supplémentaire du grand arbre chrétien, qui s'ajoute à ceux d'Ignace de Loyola, de Pascal, auxquels il ressemble par certains côtés (bien plus qu'à Spinoza ou à Kant). Si bien que ce sont surtout les chrétiens et les anciens chrétiens qui se sont intéressés à Nietzsche : ils ont reconnu un des leurs.
 
- Ce qui est amusant avec Kant, c'est qu'il agit exactement de la même façon dans sa théorie de la connaissance et dans sa philosophie morale. Il utilise l'apriorisme pour retrouver ses tendances idéalistes profondes, derrière un apparent rejet du dogmatisme. Dans la Critique de la raison pure, il veut bien reconnaître que les données issues des sens fournissent tout le contenu de la connaissance, qu'il n'y a pas d'idées innées, mais il rejoint l'absolu, l'inconditionné, à travers les formes a priori de la sensibilité et les catégories de l'entendement. Et la démarche est exactement la même dans sa doctrine morale : il rejette tout dogmatisme moral, toute prise en compte d'une quelconque autorité révélée (et en particulier biblique), mais là aussi il ne s'intéresse qu'à l'a priori et il retombe sur de l'absolu et de l'inconditionnel à travers l'impératif catégorique et la nature purement formelle de la loi morale universelle. Ainsi la morale est finalement sauvée, comme l'étaient les fameux postulats de la raison pratique (liberté, immortalité de l'âme, existence de Dieu) à la fin de la Critique de la raison pure. La constante en tout ceci, c'est cette obstination de Kant à rester au niveau a priori du savoir, comme si l'expérience empirique était en elle-même dégradante. Il y a donc une véritable duplicité chez Kant : derrière un scepticisme de façade hérité de Hume et des Anglais, le vieux fond idéaliste et dogmatique persiste, le vieil idéal métaphysique platonicien refuse d'abdiquer et reprend le dessus in fine, à la dernière minute.
 
- Fini Le Règne de la quantité et les signes des temps de René Guénon. Assez déçu en définitive. Après des premiers chapitres fort engageants, l'ouvrage se perd dans les redites et un propos assez nébuleux, plein de sous-entendus, sans références vraiment tangibles. Intéressant de voir comme la Bible et l'Apocalypse en particulier constituent toujours malgré tout une référence incontournable pour tous ces ésotéristes et métaphysiciens.
 
- En art comme dans la vie, on en revient toujours à la matière. La matière de la musique, ce sont les sons ; la matière de la littérature et de la philosophie, ce sont les mots ; et la matière du cinéma, ce sont les images, le montage et la musique. Un film sans musique et sans montage pour moi n'est pas un film, c'est l'équivalent d'un poème sans mots. Je veux bien que l'on trouve de grandes qualités esthétiques au Stalker d'Andrei Tarkovski, mais ce que je vois, moi, ce sont trois Russes qui parlent dans un terrain vague en 1978. Voilà ce que c'est factuellement. Avec une musique de fond, tout est différent, tout est transcendé. Avec un montage intelligent et audacieux, tout est différent, tout prend sens. Mais sans musique ni montage, l'on en est réduit à ce que l'on voit, c'est comme ça, c'est-à-dire trois Russes qui parlent dans un terrain vague en 1978.

14 août 2024

Un oracle



Dans la soirée du samedi 13 juillet 2024, saisi d’une intolérable angoisse à la pensée de la situation politique du pays, je sortis précipitamment de chez moi. J’errai longtemps dans les rues de la ville. Je perdis tous mes repères, et je finis par ne plus du tout savoir où je me trouvais. Dans un état d’égarement complet, je marchai, marchai, et les reflets des néons des vitrines se succédaient devant moi dans les flaques du trottoir. Peu après minuit, je levai la tête et je vis que je me trouvais dans le quartier chinois. Je déambulais tristement, sans but, sous les lampions luminescents. Au croisement d’une rue étroite, mon regard fut arrêté par une vitrine modeste : « Yi Jing. Oracles », y lisait-on sous d’indéchiffrables idéogrammes chinois. J’entrai craintivement, et je fus accueilli par un vieux mandarin à la mine patibulaire. « Que voulez-vous ? » me demanda-t-il. « L’instabilité politique actuelle m’empêche de dormir, lui dis-je. Je souhaite connaître l’avenir du pays. » Il m’examina un long moment en silence, puis me demanda mon nom. Après un nouveau silence : « Suivez-moi », finit-il par me dire.
Je le suivis au fond de la boutique obscure, derrière un rideau de perles, à travers les bocaux et les sacs d’épices. Nous nous assîmes de part et d’autre d’une vieille table ornée de motifs chinois, sur laquelle se trouvait un gigantesque exemplaire du I Ching, aux pages maculées de moisissure. Le vieil homme sortit d’une bourse trois pièces trouées et effectua le premier tirage. Il traça un long trait sur une feuille et murmura : « Yang, stable ». Il effectua un second tirage, traça deux traits brefs sur sa feuille et murmura : « Yin, mutant ». Il renouvela l’opération six fois en tout, puis consulta son exemplaire du I Ching d’un air impénétrable. Il prit ensuite une poignée de poudre verdâtre dans un sac et la jeta dans le feu de la cheminée. Une fumée épaisse s’éleva en volutes odorantes. Il prit une large écaille de tortue sur une étagère et la plaça au-dessus de la fumée. Il la retira au bout d’un moment et examina attentivement les traces noirâtres dessinées à sa surface. Il traça des signes sur sa feuille et consulta à nouveau le I Ching.
Au bout d’un long moment, il leva la tête vers moi et prononça les paroles suivantes d’une voix tremblante :
« Beaucoup d’erreurs ont été commises, et beaucoup de nouvelles erreurs seront commises dans les semaines qui viennent. Ce qui s’ouvre à présent, c’est une période de grande instabilité. Les gens seront agités par des passions contradictoires, des alternances d’espoirs déçus, de peur et de colère. Des responsables se présenteront devant l’opinion, et ils échoueront, l’un après l’autre. Le désarroi ne fera que croître. Pourtant, à la fin, l’ordre reviendra, le pays retrouvera la Voie. Un homme gouvernera. Je ne connais pas son nom. Ce sera un homme d’expérience, d'une grande sagesse. Il viendra du sud, du sud-ouest. Ce sera un littéraire, un agrégé de Lettres. Mais ce sera aussi un homme de la terre, un paysan. Comme Moïse, il sera affecté d’un défaut d’élocution, et comme Moïse il réunira la nation. Il ouvrira une ère nouvelle, tout sera renouvelé, et les démons apportés par l’homme de Hongrie seront exorcisés. Tout sera renouvelé. Il m’est impossible de voir au-delà. » Il se tut un instant, puis : « Allez-vous-en maintenant. Sortez. »
Le cœur rempli de frayeur, je sortis dans la nuit noire, tandis que les grondements du tonnerre se faisaient entendre à travers le rideau des nuages.