18 juin 2025

Fragments, juin 2025


Oncle Vania de Tchekhov, La Transmigration de Timothy Archer de Philip K. Dick : amusant de voir comme ces deux œuvres, si éloignées dans l'espace et le temps, ont au fond un sujet similaire : celui du grand intellectuel, universitaire renommé, complètement enfermé dans la haute opinion qu'il a de lui-même, et dont la vie personnelle et familiale est un désastre. Dans les deux cas, pour Sérébriakov comme pour l'évêque Archer, c'est leur entourage qui pâtit de leur cécité émotionnelle, mais ils n'en persévèrent pas moins l'un et l'autre jusqu'au bout dans leur rôle, en personnages à la fois pathétiques et sublimes. Sujet semble-t-il intemporel, contemporain en tout cas de ce double phénomène caractéristique de l'époque moderne : la démocratisation (sécularisation) de la culture d'une part, et, d'autre part, le fait que celle-ci, pour la première fois de l'histoire de l'humanité, ne soit plus reliée à rien de vraiment important aux points de vue existentiel et social. Le grand intellectuel devient dès lors une sorte de Don Quichotte inapte à évoluer hors de sa sphère imaginaire.

– Kant : le simple fait qu'il établissait de façon absolue une corrélation entre la moralité et une béatitude d'ordre métaphysique (post mortem) suffit à faire de lui un philosophe et un être d'exception. C'est ce lien, à propos duquel il n'y avait aucun doute dans sa pensée, qui le distingue absolument de l'humanité commune, et qui le rend fascinant (par quoi on peut le rapprocher de Platon d'ailleurs).

– La philosophie vient toujours buter sur l'esthétique. Insuffisance dans ce domaine de Kant, Schopenhauer, Platon, si convaincants pour tout le reste... Les philosophes ont beau dire, l'œuvre d'art est toujours irrécupérable par la philosophie, irréductible à de simples concepts. L'impossibilité d'un accord universel autour d'une œuvre d'art quelconque ruine la prétention originelle de la philosophie à l'universalité. L'œuvre d'art représente l'irruption de la singularité dans le domaine abstrait, et donc au fond la réfutation de toute la discipline philosophique.

– La volonté historique de l'Église de concilier la Bible avec Platon et Aristote a fait passer l'Occident à côté du grand problème de la vérité elle-même. Comment expliquer la coexistence de ces deux gigantesques paradigmes ? L'un des deux est-il faux ? Mais alors comment tant d'hommes si remarquables ont-ils pu s'y épanouir, comment ont-ils pu donner naissance à des civilisations entières ? Comment l'erreur a-t-elle pu germer dans un cerveau humain ? Comment peut-on vivre en dehors de la vérité ? Comment la vie peut-elle être séparée de la vérité ? Comment la vérité peut-elle n’être pas évidente, n’être pas une ? Autant de questions fondamentales que la conciliation opérée par l'Occident ne lui a pas permis de se poser.

La vraie vie. – Non, je l'ai mal connu. Mais je pense que ce qui le touchait le plus au monde, c'était ces œuvres monumentales dans lesquelles il pouvait se perdre, et vivre en quelque sorte une vie de substitution. Quand il était jeune, il a passé plusieurs années, littéralement, à lire La Recherche du temps perdu de Proust. C'était la chose la plus importante pour lui à cette époque. Et ensuite son obsession pour les œuvres monumentales de Wagner : le Ring, Parsifal. Et plus tard encore, Twin Peaks de David Lynch. Je sais qu'il a écrit un article assez sévère et injuste (comme toujours avec lui) sur cette série, mais elle l'a profondément marqué, il n'a cessé d'y repenser par la suite. Ces dizaines d'heures de ressassement morbide, d'esthétisme décadent, accompagnées par le son lancinant du synthétiseur, cette quintessence de la fiction, ce monde parallèle dans lequel on pouvait se plonger, et où tout faisait sens, tout était signifiant, tout était revêtu de charge esthétique, ça le fascinait. Bien entendu, tout cela n'était d'aucune utilité sociale – il n'a jamais pu parler de Wagner avec quiconque par exemple –, mais c'était peut-être ce qui comptait le plus pour lui. Il repensait alors à la phrase de Nietzsche : « Le monde et l’existence ne peuvent paraître justifiés qu’en tant que phénomène esthétique. » Il lui suffisait de lire quelque part le nom de Wagner ou de Twin Peaks pour se sentir figé sur place, comme frappé par la foudre. C'était très étonnant.

21 mai 2025

Fragments, mai 2025

Mulholland drive
- David Lynch : derrière une apparence d'anticonformisme et de subversion, c'est en réalité l'art le plus moral qui soit. C'est un art moral en ce qu'il transfère de la valeur à certains topoï abstraits, qui sont automatiquement porteurs de charge religieuse (sacrée), et qui justifient l'œuvre entière : l'association entre une blonde tourmentée et une brune pulpeuse, que l'on retrouve dans quasiment chacune de ses œuvres (Twin Peaks, Lost Highway, Mulholland Drive, etc.), et qui vient directement du Vertigo d'Hitchcock, est le plus caractéristique de ces lieux communs esthétiques qui, comme tout ce qui est d'ordre moral, trouvent leur justification en eux-mêmes, et ne sont subordonnés à aucune valeur supérieure. Chez Lynch, la beauté féminine vénéneuse est porteuse de valeur esthétique en soi, elle se veut directement génératrice de la valeur esthétique de l'œuvre au sein de laquelle elle se trouve (ce qui n'était pas du tout le cas chez Kubrick par exemple). Et l'on voit donc que derrière l'apparence d'un art subversif et antibourgeois (toute cette violence, toute cette sexualité...), c'est vraiment de l'art moral à l'état pur dont il s'agit ici, puisque c'est un art porteur de valeurs (qui sont exactement celles de la société de consommation) considérées comme positives en soi, et qui, loin de devoir justifier leur légitimité en tant que valeurs (ce qui est normalement attendu de tout ce qui relève de l'axiologique), sont au contraire elles-mêmes à la base de l'échelle des valeurs, et dispensatrices de la justification pour les êtres et les œuvres au sein desquels elles se manifestent.

- Il est intéressant d'observer que Gide et Nietzsche ont tous deux exprimé leur dégoût (il n'y a pas d'autre mot) à l'égard de saint Augustin. Dans son Journal, Gide écrit à son propos : « Nausée mystique. C'est à vomir » (17 février 1945). Quant à Nietzsche, il qualifie saint Augustin d'« être malpropre » (Antéchrist, 59), dont « le manque de noblesse dans les attitudes et les désirs va jusqu'à devenir blessant » (Par-delà le bien et le mal, III, 50). Ce sont là des mots très forts, quasiment sans équivalents, chez l'un comme chez l'autre. Comment expliquer un tel rejet ? Ce n'est pas le christianisme qui est en cause, après tout l'un comme l'autre savaient apprécier la Bible, ou Pascal. Non, c'est spécifiquement saint Augustin qui est visé. L'explication est la suivante : Gide comme Nietzsche étaient des natures éminemment aristocratiques, des artistes jusqu'au bout des ongles. On peut dire que chez ces deux célibataires la dimension esthétique de l'existence prévalait sur tout le reste. Et saint Augustin est justement l'auteur le moins aristocratique qui soit : il est charnel, passionné, spontané, excessif, etc. Il ne s'agit donc pas là tant d'une question de théories, de croyances, que de tempérament : saint Augustin éveille chez ces deux esthètes l'horreur que leur causerait une brute, un animal, un porc qui prétendrait écrire. On ne peut guère s'empêcher de mesurer la distance qui sépare leur époque de la nôtre, et de penser que de leur temps le goût était sans doute bien plus développé que de nos jours, quand on voit la faveur nouvelle dont jouit saint Augustin chez les catholiques, qui le considèrent comme le plus grand génie de l'histoire et le summum de la distinction intellectuelle.

- Pourquoi la parole sur internet est-elle si dévalorisée ? – Parce qu'elle n'est rattachée à rien, pas même à une identité. – Ce qui donne du poids à la parole des personnages bibliques, ou à ceux de l'épopée, c'est qu'elle les engage. Quand Abraham ou Moïse parlent, ou Marie, ou Achille dans l'Iliade, c'est leur vie qu'ils engagent, et qui s'en trouve modifiée. Même dans notre vie quotidienne, notre parole est toujours liée à notre individualité, elle renvoie à notre être, nous ne pouvons pas faire n'importe quoi avec elle. Mais la parole sur internet ne renvoie à rien, n'engage à rien, n'a jamais de conséquences, elle flotte dans le vide et peut se permettre toutes les outrances impunément. C'est la disjonction ultime entre la parole et l'être, et donc finalement la mort de la parole, laquelle ne signifie plus rien, n'est plus reliée à rien de véritablement engageant.

30 avril 2025

Brigham Young, une vie biblique

Brigham Young, une vie biblique
Je discutais l’autre jour avec un ami protestant.
« J’aime beaucoup lire la Bible, lui dis-je. Mais enfin, il faut reconnaître que ce sont là des histoires qui appartiennent au passé, à un Orient mythique et fabuleux. Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec notre vie quotidienne, et il me semble que vous autres protestants vous attachez trop d’importance à la lettre de ces vieux textes. C’est là le ferment du fondamentalisme et de l’intégrisme. »
Mon ami garda un moment le silence, puis :
« Je ne suis pas d’accord avec toi, me dit-il. Tu aurais tort de penser que ce ne sont là que de vieilles histoires périmées, et qu’il est impossible de mener une vie biblique de nos jours. Je vais te citer un exemple qui n’est pas si ancien, puisqu’il remonte au dix-neuvième siècle. Il s’agit de la vie de Brigham Young, le premier successeur de Joseph Smith à la tête de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours (mormonisme).
« Brigham Young est né en 1801, dans le Vermont. Il menait une vie laborieuse avec son épouse et ses enfants, lorsqu’il découvrit le Livre de Mormon, en 1830, juste après sa publication. Après un certain temps d’hésitation, il finit par se convertir et par rejoindre Joseph Smith. Il exerça dès lors une activité missionnaire et devint membre du premier collège des douze apôtres. Après la mort tragique de Joseph Smith en 1844 dans l’Illinois, il devint le second président de l’Église, et, pour échapper aux persécutions, tel un nouveau Moïse, il s’engagea sur les routes de l’exode avec ses fidèles. Équipés de chariots à bœufs et de charrettes à bras, les pionniers traversèrent les plaines gelées du Midwest et finirent par arriver face à un immense lac salé, le 24 juillet 1847. Ils donnèrent à cet endroit le nom de Salt Lake City.
« Pendant plus de trois décennies, il fut le pasteur de son Église et le gouverneur du territoire de l’Utah. À ce titre, comme un nouveau David, il fut chef de guerre lors du conflit de l’Utah, en 1857.
« Comme Salomon en son temps, il fut à l’origine de la construction du grand temple de Salt Lake, qui ne fut achevé qu’après sa mort.
« À l’image des patriarches bibliques, il pratiqua le mariage plural : il eut cinquante-six épouses, et cinquante-neuf enfants de seize d’entre elles. C’est moins que Salomon et ses sept cents épouses, mais sans doute plus que David.
« À sa mort, il était l’homme le plus riche de l’Utah, et un chef respecté sur les plans politique et religieux. Il s’éteignit en 1877, rassasié de jours et dans la crainte du Seigneur. Il a aujourd’hui sa statue au Capitole, à Washington.
« Comme tu le vois, Brigham Young a mené une vie authentiquement biblique. Il s’est converti, il a conduit ses hommes sur les chemins de l’exode, il a été prophète et législateur, il a fondé une dynastie, il a laissé des oracles.
« Si Brigham Young avait été socialiste et athée, aurait-il pu, dis-moi, accomplir tout cela ? Il aurait été, au mieux, professeur dans le Vermont, ou théoricien révolutionnaire. Le paradigme biblique est le seul, strictement, qui était en mesure de lui permettre d’accomplir de si grandes choses. Je te prie donc de montrer un peu plus de respect à l’égard de ce que tu appelles ces « vieilles fables de l’Orient ». Comme le dit l’Écriture : « La crainte du Seigneur prolonge les jours. Par la bénédiction des hommes droits s’élève une ville. »

9 avril 2025

Fragments, avril 2025



- Lu Contre les Galiléens de Julien l'Apostat : l'auteur y attaque les chrétiens en s'appuyant sur les Écritures juives, ce en quoi il n'a pas toujours tort et rejoint certaines vues modernes (protestantes). Il est significatif de voir à quel point, dès cette époque, le paradigme antique avait disparu : toute la critique de Julien repose sur des vues bibliques, il ne s'agit pas du tout d'un retour à Platon ou à Homère, une fois que la vision biblique du monde s'est imprégnée chez quelqu’un, il est quasiment impossible de l'extirper (histoire de la gauche).

- Saint Thomas d'Aquin : au fond, toute la Somme théologique repose sur de la violence : violence de l'argumentation, violence de la raison. On assène au lecteur des vérités, on le contraint à croire. C'est le contraire de toute la démarche biblique, qui repose sur la douceur, le libre choix, la relation immédiate et vivante entre l'homme et Dieu.

- Woody Allen : il y avait une chaleur humaniste dans ses films des années quatre-vingt, qui a commencé à disparaître à partir des années quatre-vingt-dix, à partir des années Clinton (Harry dans tous ses états). Je ne sais pas ce qui s'est passé. C'est comme s'il avait été rattrapé par la logique propre au cinéma (ou celle de l'époque ?), qui l'a poussé à cultiver toujours davantage les émotions les plus accessibles, les plus vulgaires, les plus universellement rentables : le cynisme, la dérision, la jeunesse, la sexualité, etc.

- Il y a une certaine bêtise chez Sénèque, évidente quand on le compare à des auteurs plus fins comme Ovide, Pétrone, Juvénal. Mais c'est précisément cette lourdeur, ce manque de finesse, qui lui donnent toute sa valeur en tant que philosophe, que directeur de conscience : il est comme un bœuf qui creuse toujours le même sillon, et dont le caractère répétitif et laborieux fait tout le prix. Ce qui lui manque en finesse et en vivacité, il le compense par la constance et l'opiniâtreté. Et ce sont d'une certaine manière les qualités propres au philosophe qui sont ainsi mises en évidence : contrairement à une idée reçue, ce n'est pas l'intelligence qui est hypertrophiée chez eux, mais c'est la force de la volonté, l'obstination à rester coûte que coûte fidèles à leur ligne. Sénèque ou Épictète, plus fins, plus souples, plus attentifs aux autres et aux circonstances, en auraient été moins authentiquement philosophes.

12 mars 2025

Pacôme Thiellement : Infernet


Lu Infernet, de Pacôme Thiellement. Il s’agit de la mise par écrit d’une série de chroniques vidéo que l’auteur a faites pour le média Blast, et dans lesquelles il revient sur plusieurs épisodes emblématiques (et souvent tragiques) de l’ère d’Internet aux États-Unis : les affaires Gabby Petito, Marina Joyce, Mother God, Elisa Lam, etc. Le choix des sujets est très bon, en ce que l’auteur a vraiment sélectionné les histoires les plus révélatrices de tout ce petit monde d’Internet, de Facebook, d’Instagram : un monde fait de narcissisme, de bêtise, d’ennui et de fuite de la réalité. Ces récits sont suivis par un texte autobiographique, intitulé « Internet et moi, une confession », dans lequel l’auteur relate avec une grande franchise ses mésaventures sentimentales via Facebook.
Que dire de cet Infernet ? Il faut reconnaître à l’auteur un vrai talent de conteur. Ces histoires sordides sont souvent captivantes, et relatées avec beaucoup de rythme et de savoir-faire. À cet égard c’est une lecture très plaisante. Là où le bât blesse, c’est que Pacôme Thiellement ne se contente pas de raconter, il prétend aussi analyser, expliquer, juger. En un mot il a aussi des prétentions intellectuelles. Et dès qu’il bascule dans ce registre, il tombe dans la lourdeur et les platitudes, telles que : « Les représentations de la divinité ont toujours été un mélange des deux grandes aspirations contradictoires de l’humanité : la quête de justice et l’appétit du pouvoir. » Voilà une question millénaire rondement élucidée ! Et toutes ces petites histoires piquantes et dérisoires de notre modernité sont examinées à travers le prisme de cette philosophie de comptoir, pataude et contente d’elle-même. Le problème c’est que Pacôme Thiellement, si sympathique qu’il puisse être par ailleurs, n’est ni un penseur ni un sociologue.
Ce n’est pas un penseur : il est totalement dépourvu de ce caractère délié de l’esprit, de cette fermeté de la vision et du propos, de cet empire sur soi-même qui caractérisent les vrais penseurs. Il vient du monde de la bande-dessinée, de Hara-Kiri et du professeur Choron, de la dérision et du rire gras. Dès qu’il s’efforce de réfléchir, de prendre de la hauteur, il tombe dans les clichés, dans les formules toutes faites. Le monde de l’abstraction n’est pas fait pour lui, c’est un enfant des images et des écrans, comme tant de nos contemporains. D’où le côté laborieux de ses analyses.
Et ce n’est pas un sociologue : on ne trouve dans Infernet aucune réflexion d’ensemble sur le phénomène d’Internet, en le replaçant dans les perspectives plus larges de l’aliénation technicienne et de la désagrégation émotionnelle moderne. Il se contente d’enfiler les lieux communs sur l’être humain qui a soif de reconnaissance et d’amour. Comme s’il s’agissait seulement de cela ! Le gnostique Thiellement n’est doté d’aucune base théorique (marxiste, biblique, platonicienne, freudienne, que sais-je) qui lui permettrait de mettre en perspective les phénomènes qu’il observe. Il se contente dès lors de jugements moraux de surface sur la nocivité de Facebook, sans jamais approfondir vraiment les ressorts fondamentaux du système qu’il a sous les yeux.
Et c’est là l’aspect le plus irritant – et paradoxal – de cet Infernet : en critiquant Internet, Thiellement est tombé précisément dans le travers principal d’Internet : l’enchaînement de poncifs péremptoires en guise de pensée. C’est comme s’il avait été contaminé par son sujet. En lisant son livre, on a parfois l’impression de lire un post de forum ou un message Facebook. Ce sont les mêmes formules définitives et creuses, faisant appel aux capacités les plus superficielles de l’intelligence. Que tout cela est lourd, mon Dieu… Suis-je donc si différent des autres ?