13 septembre 2023

Considérations sur la notion de concept

Il semble que la capacité à former des concepts soit la principale caractéristique de la pensée abstraite. Le concept occupe de ce fait une place centrale dans toute théorie de la connaissance. Mais cette notion peut prêter à équivoque.
En considérant les choses de près, on peut distinguer deux sortes de concepts :
- Les concepts post res. C’est la forme la plus commune de concepts, celle qui subsume la multiplicité issue du donné sensible sous l’unité du concept intelligible. Par exemple, toutes les chaises du monde peuvent être subsumées sous le concept unique de « chaise », qui en contient toutes les caractéristiques « essentielles ».
- Les concepts ante res. Ce sont les abstractions pures. Par exemple, la « justice », la « vertu », la « charité », ne correspondent à aucune entité sensible, isolable matériellement. Elles renvoient à des notions purement intelligibles.
La pensée conceptuelle, à son niveau le plus élémentaire, semble apparaître très tôt, dès les stades les plus précoces de la vie intellectuelle. Un bébé peut former le concept de « biberon », puisque ses réactions physiologiques d’anticipation seront identiques quel que soit le biberon qui lui sera présenté, indépendamment de la singularité matérielle de ce dernier. De même, un chat saura reconnaître le concept de « sachet de croquettes pour chat », puisqu’il réagira de façon identique face aux différents sachets de croquettes pour chat qu’il pourra appréhender.
La question fondamentale concerne la réalité effective des concepts, des concepts ante res mais aussi des concepts post res. En effet, rien ne prouve que la multiplicité des « chiens » présents dans le monde soit subsumable sous le concept unique de « chien ». En réalité nous pouvons avoir affaire à autant d’individus uniques, non superposables, et le vocable de « chien » ne serait alors rien d’autre qu’une convention de langage ne renvoyant à rien de réel.
On déduit aisément les risques qui peuvent découler de tout ceci pour la pensée abstraite. Celle-ci, tributaire du concept, risque fort d’être inapte à saisir la réalité de l’expérience vécue, et de n’être par conséquent qu’une mécanique arbitraire mettant en jeu de pures conventions de langage, vides de contenu ; c’est-à-dire que toute la pensée, considérée dans son rapport effectif au monde en soi, risque fort de n’être que pure vanité, pure illusion. De fait, nous l’avons dit en commençant, le concept se trouve au fondement de toute pensée abstraite, il en est inséparable, au point que « concept » et « pensée abstraite » sont proprement des synonymes.
Le concept semble même indispensable pour s’orienter dans la vie considérée dans ses manifestations les plus concrètes, les plus immédiates. Il est évident qu’il faut bien former le concept de « porte » pour franchir une porte !
Ceci ne vaut pas que pour les concepts post res (empiriques). La capacité à former des concepts ante res (abstraits) et à y conformer son comportement, en dépit des sollicitations sensibles, semble indissociable de la faculté que nous nommons « liberté ». Dans une situation de colère, d’irritation extrême, pouvant déboucher sur de la violence physique, la représentation, au sein de la conscience du sujet, du concept de « vertu », ou de « maîtrise de soi », ou de « crainte du Seigneur », ou de « répercussions pénales », peut amener le sujet à modifier son comportement, c’est-à-dire qu’un concept purement abstrait entraîne un changement matériellement constatable dans la chaîne des déterminations causales, envisagée sous son aspect le plus sensible.
Si l’on considère que le concept est une pure convention ne renvoyant à rien de réel, cela signifie que c’est bien l’illusion qui détermine tous les aspects de notre vie, des plus basiques aux plus élaborés. En particulier, cela veut dire que toute forme de discours abstrait n’est que pure gratuité, pure vanité, arbitraire pur, ne renvoyant à rien de correspondant dans le monde en soi.
Et si l’on considère, au contraire, que le concept est quelque chose de réel, alors cela signifie que toute notre vie sensible n’est pas d’une autre texture que celle des rêves, puisque nous passons notre existence à nous déterminer en fonction d’objets sensibles et particuliers, lesquels, sous cette hypothèse, n’ont à leur tour rien de réel, puisque leur essence se trouve entièrement comprise dans le concept qui les subsume. Dans ce cas, ce sont bien les platoniciens qui ont raison, et l’attitude la plus sensée consisterait à se dégager de la multiplicité sensible pour ne considérer que la pure unité essentielle des choses. On pourrait alors envisager une sorte de gradation des concepts, orientée dans le sens d’une essentialisation ascendante, avec au sommet une sorte de « Bien » platonicien ou d’« Un » plotinien. Il va de soi qu’une telle conception de l’existence s’oppose en tous points à toutes les expressions de la vie contemporaine, sous quelque forme qu’on l’envisage.
La notion de concept pose donc un gigantesque point d’interrogation sur toute notre appréhension de la réalité. C’est une grande marque de la miséricorde divine d’avoir fait en sorte que si peu de gens se sentent concernés par ce problème, car celui-ci, envisagé dans toute sa pureté et en toute lucidité, remet radicalement en cause toute la conception que nous pouvons nous faire de la pensée et de la vie.

17 août 2023

Journal de lecture : août 2023



- Lu Quelques mois dans ma vie, de Michel Houellebecq, court essai dans lequel l’auteur se justifie du scandale para-sexuel dans lequel il a été plongé au début de l’année. Ouvrage extraordinairement glauque, qui en dit long sur les idéaux de celui qu’une certaine droite (le Figaro) considère comme le grand écrivain, le grand penseur de notre époque. L’auteur nous apprend notamment que deux partenaires sont indispensables pour atteindre simultanément avec leur langue certaines parties de l’anatomie masculine, pratique qui seule permet au mâle, lorsqu’elle est convenablement exécutée, de s’élever aux « sommets du bonheur terrestre ». Il est vrai que de telles analyses méritaient bien un prix Nobel… Ouvrage rempli d’une haine étonnante à l’encontre d’à peu près tout le monde, de ses comparses néerlandais (à savoir « le Cafard » et « la Truie »), de Michel Onfray, des journalistes, des juges, des catholiques, de Picasso, de lui-même, etc. Étrange naïveté d’un homme qui a manifestement perdu depuis longtemps tout contact avec la société réelle. Comme toujours avec Houellebecq, un mélange de sincérité absolue et de maîtrise baudelairienne de la langue, un sens de la formule, qui rendent malgré tout la lecture fort plaisante.

- Lu Il était une fois à Hollywood, l’adaptation romanesque par Quentin Tarantino de son propre film, sorti en 2019. Ouvrage étrange, d’une érudition obsessionnelle quant au petit milieu hollywoodien des années 60. Des dizaines, des centaines, des milliers peut-être de noms propres jetés à la figure du lecteur, sans que l’on sache bien ce que cela apporte vraiment (étrangement celui de Kubrick manque, le signe d’un complexe d’infériorité ?). Je soupçonne Tarantino d’avoir voulu prouver au monde (et se prouver à lui-même) qu’il y avait tout un univers derrière son film, univers dont celui-ci n’avait pu dévoiler qu’une infime partie. Donc là Tarantino nous livre la totale, avec en particulier une narration interminable de la trame de Lancer, le feuilleton dans lequel joue son personnage Rick Dalton, sorte de récit dans le récit qui fonctionnait plutôt bien au cinéma, mais dont on a du mal à percevoir l’intérêt dans le roman. Une certaine impression générale de superficialité, même si c’est un peu le sujet du livre. Pas mal de complaisance aussi : Tarantino semble considérer qu’Hollywood est le centre du monde, et il ne fait pas beaucoup d’efforts pour intéresser ceux qui ne partagent pas son avis. Malgré cela, d’indéniables qualités : le sens du dialogue (sa marque de fabrique), un souffle indéniable, une véritable immersion dans le monde déjanté et crépusculaire qui nous est dépeint.

- Relu La Ligne verte de Stephen King, avec plaisir et intérêt. Il y a là tout Stephen King, à la fois le meilleur et le pire. Le meilleur : la narration, d’une fluidité incomparable, la cohérence et la richesse de l’univers romanesque, dans lequel on plonge complètement, et cette petite voix si unique de King, qui nous prend par la main à la première page et qui ne nous lâche plus jusqu’à la dernière. Le meilleur donc, mais aussi le pire, en particulier le manichéisme (les méchants sont très méchants, les gentils très gentils), un certain moralisme familial typiquement anglo-saxon (ah ! la famille, qu’y a-t-il de mieux dans la vie ?). Malgré tout un grand livre, un monument romanesque, bien supérieur au film emphatique et larmoyant qui en a été tiré.

27 juillet 2023

Considérations sur les émeutes de juin 2023 en France

Je discutais l’autre jour avec un ami socialiste.
« As-tu lu Michelet ? me demanda-t-il. Je lisais récemment des passages de son Histoire de la Révolution française. Il est frappant de voir à quel point la féminisation du corps électoral a transformé notre façon de considérer la politique. Chez Michelet, on a l’impression de voir ressurgir les hommes de Plutarque, des hommes inspirés, habités par leurs idéaux, prêts à sacrifier leur vie pour ces idéaux : la Justice, le Peuple, la Nation. Des saints laïques, directement reliés au transcendant. Et telle était bien la façon dont on concevait la politique jusqu’en 1945. Aujourd’hui, les femmes ont le droit de vote, et de quoi parle-t-on ? De pouvoir d’achat. De sécurité. De retraites. Attention, je ne dis pas que les facteurs matériels aient été absents par le passé. On sait le rôle joué par les pénuries de pain lors du déclenchement de la Révolution. Mais on n’en restait pas là, le constat de l’aliénation matérielle débouchait très vite sur l’abstrait, sur l’intelligible, sur l’idéal, c’est-à-dire sur la liberté. Aujourd’hui, on ne dépasse guère le niveau des préoccupations les plus basses, les plus élémentaires.
« Mais je ne veux pas m’attarder sur ce sujet, je ne veux pas polémiquer, ma réputation dans ce domaine est déjà faite de toute façon. Non, je voudrais plutôt aujourd’hui revenir sur ces émeutes urbaines que nous avons connues il y a quelques semaines en France. Leur ampleur a surpris tout le monde et a bien montré que quelque chose de profond couvait, quelque chose qui dépasse le stade du circonstanciel, de l’accidentel.
« Que faut-il pour être doté d’une authentique conscience révolutionnaire, et pour l’exprimer non seulement par des paroles, mais par des actes ? Il faut avant tout être affranchi des déterminations conservatrices et réactionnaires, des forces qui nous font souhaiter que le monde continue d’aller comme il va. Je vais arrêter de tourner autour du pot et t’exposer directement ma thèse. Je pense que le Français de base, « le Français de souche » comme on dit, est dorénavant inapte à toute conscience révolutionnaire, parce qu’il est irrémédiablement lié par la double détermination de notre société : l’aliénation sentimentale d’une part, l’aliénation technicienne de l’autre. C’est cela qu’il veut, c’est cela son horizon, et il est désormais incapable de porter son regard au-delà. La Révolution, si elle doit advenir, devra venir d’ailleurs, d’autres éléments de la population.
« Examinons cela de plus près.
« J’ai été jeune, et j’ai vu ce qui aspire toute l’énergie, toutes les préoccupations des jeunes blancs de notre société, des garçons et des filles. Je n’ai connu aucune exception à la règle. Maintenant, prenons le cas d’un jeune de banlieue, d’un jeune Maghrébin, pour être encore plus précis. Il sait bien qu’il est plus ou moins exclu du jeu en la matière, il pourra se débrouiller comme il pourra, mais enfin socialement et culturellement il sera toujours désavantagé, il ne constituera jamais une option de premier choix pour la petite bourgeoise blanche, le centre de ses préoccupations devra se situer ailleurs. Il suffit d’ailleurs d’écouter la production musicale pour saisir ce que je veux dire : tu noteras que les rappeurs sont à peu près les seuls à intégrer une dimension sociale à leurs chansons, tous les autres, tous les « Français de souche », toutes nos Jenifer et tous nos Calogero, ne parlent que de romance, encore et toujours. Le jeune de banlieue est donc relativement libre par rapport à cette première détermination.
« Passons maintenant à la technique. J’ai travaillé dans l’administration, j’ai vu comment cela se passe. La classe moyenne n’en a peut-être pas vraiment conscience, mais elle attend dorénavant son salut de la technique, et de la technique uniquement. Tous les problèmes, tous les enjeux doivent se ramener au bout du compte à facteurs d’ordre technique, et c’est par la technique qu’ils seront résolus, que ce soit dans le domaine de la médecine, de la sécurité, de la culture, du social, etc. Il faut écouter le langage des salariés, des entreprises, des fonctionnaires : le jargon technique a tout recouvert, il a complètement chassé la prise en compte des valeurs, des idéaux et des abstractions. Ici encore, le jeune de banlieue est plutôt préservé. Certes, il peut trifouiller son iPhone comme tous les autres. Mais en fin de compte, au fond de lui, et contrairement à Elon Musk et à tous les occidentaux bien intégrés dans la société, il n’attend pas son salut de la technique : là aussi il est plus ou moins exclu du jeu, c’est ailleurs, c’est sans lui que les choses sérieuses se passent.
« Le Français moyen n’a donc aucun intérêt à vouloir la Révolution. Il veut que les forces dominantes se perpétuent. Il veut « être en couple », il veut fonder sa petite famille et lui consacrer ses week-ends. Et il veut sa 4G, sa fibre optique, sa voiture hybride, ses artefacts techniciens qui lui assurent qu’il se trouve bien dans le sens de l’Histoire. Et toute notre société, toute notre éducation ne visent qu’à perpétuer ces deux puissances. Lorsque l’on éduque les jeunes à notre époque, c’est pour cela, exclusivement : pour qu’ils s’épanouissent dans le complexe sentimentalo-émotionnel d’une part, pour qu'ils s’intègrent dans le système technicien de l’autre. Pour le jeune de banlieue, et pour lui seul, les écailles sont tombées des yeux. Lui seul il voit les choses telles qu’elles sont, lui seul il n’est pas engagé dans la mécanique émotionnelle et technicienne. As-tu remarqué la nature des établissements qui ont été brûlés lors de ces nuits de juin et de début juillet ? Des écoles, des bibliothèques, des maisons de quartier, des centres de loisir pour la jeunesse. Et des grandes surfaces, des magasins de high-tech. Les Français moyens ont été scandalisés. Mais en regardant les choses de près on peut constater que les émeutiers ont fait preuve d’un instinct très sûr en ce qui concerne les cibles de leurs dégradations. Ils se sont attaqués à tout ce qui alimente et perpétue le modèle de notre société, un modèle dont ils sont exclus. Pour le Français de base, attaquer une école, c’est attaquer quelque chose de sacré. Mais il faut aller au bout du raisonnement. L’école est sacrée pour nous, non parce qu’elle nous ouvrirait à un quelconque savoir, dont nous n’avons cure, mais parce que, au bout du compte, elle nous permet de fonder une famille et de nous intégrer dans le système technicien. Idem pour les bibliothèques et les maisons de quartier. C’est donc un faux sacré, un sacré perverti, et en le livrant aux flammes les émeutiers n’ont au fond pas fait autre chose que de confirmer le jugement porté sur « le monde » par la Bible, laquelle n’annonce pas autre chose que les flammes du Jour inévitable. Ce sont de faux dieux que l’on adore dans ces établissements, et ils le sentent obscurément. Le fond du problème n’est pas d’ordre social, il est d’ordre sacré, religieux. Les jeunes de banlieue ne veulent pas de notre sacré d’occidentaux sécularisés, et lorsque l’occasion s’en présente, ils le font savoir.
« Tu me trouves sans doute excessif. Mais tu observeras que dans l’histoire ce sont toujours les exclus, les pauvres, les étrangers qui ont mené les révolutions vraiment significatives. La véritable révolution ne peut venir que de là, comme cela a été le cas il y a deux mille ans en Judée du temps de Jésus, ou il y a trois mille deux cents ans en Egypte du temps de Moïse. Seuls ceux qui n’ont rien et à qui l’on ne promet rien peuvent faire advenir le Nouveau.
« Bien entendu, j’ai laissé de côté dans mon propos le problème plus circonstanciel de notre Cinquième République à bout de souffle. Le pouvoir césaro-bonapartiste du président dans nos institutions suscite une opposition latente mais constante, qui attend la moindre étincelle pour éclater. Tout cela est très malsain, tout à fait délétère, et nous n’avons pas fini d’observer les conséquences spectaculaires de cette immaturité politique française, de cette culture politique française obsédée par la personnalisation du pouvoir et inapte à mettre en place un véritable régime parlementaire. Mais ceci est un autre sujet. »

6 juillet 2023

Fragments sur Nietzsche


- Ce qui est remarquable chez Nietzsche, c'est qu'il représente la revanche de l'esprit latin sur le sérieux germanique, l'irruption de l'un au sein de l'autre. Le mouvement était déjà amorcé chez Schopenhauer par rapport à Kant (qui constitue la quintessence de l'esprit germanique), mais Nietzsche l'a porté à son aboutissement, à incandescence pourrait-on dire. Tout ce qui manque à Kant : le style, la concision, le sens esthétique, le sens historique, tout cela Nietzsche le possède au plus haut point, et ce sont précisément là les vertus latines, méditerranéennes. Nietzsche représente en quelque sorte une fatalité de l'histoire de la pensée : il était fatal que face à cette monstruosité esthétique et sensible que constitue la philosophie kantienne, la sensibilité et l'esthétique, le bon goût en un mot, ou encore l'esprit latin, prissent leur revanche, et ils ne pouvaient le faire qu'en investissant le cœur même de la déviation, à savoir la langue allemande, la philosophie allemande. Et c'est Nietzsche qui incarne ce moment si important et si émouvant de l'histoire de la pensée. 

- Nietzsche est un très grand auteur parce que c'est le point de confluence de toute la culture occidentale. Il a assimilé et il fait dialoguer Homère, Platon, Shakespeare, Voltaire, Wagner, etc. Très peu d'auteurs peuvent en dire autant. Il représente ainsi une des figures possibles du grand écrivain : non pas le créateur d'un univers, le miroir de l'humanité, à la Balzac ou à la Shakespeare, mais le point de condensation d'une culture universelle (comme Gide l'a été, ou Sollers, dans un registre plus dégradé).

- Nietzsche : ce qui donne du poids à chacune de ses pensées, c'est toute la culture invisible qui la soutient, toute cette connaissance intime de la pensée grecque, de l'âme grecque en particulier (mais pas seulement). Nietzsche est un grand penseur parce que c'est un grand philologue, et parce que c'est un grand esthète. C'est toute cette culture implicite qui soutient et qui gonfle chacune de ses pensées de signification et de beauté. Il s'ensuit que plus on est cultivé, plus on peut apprécier Nietzsche (qui n'a à peu près rien à offrir au béotien).

- Nietzsche : alliance d'un esprit vraiment positiviste, libre-penseur, et d'une âme de poète, d'esthète. Les deux semblent incompatibles, on a soit le positiviste obtus, scientifique, bouffeur de curés, mais sans la moindre once de sensibilité poétique, comme on en voit tant de nos jours, soit le poète, l'artiste, complaisant avec lui-même et avec la vérité. Mais maintenir une grande exigence à l'égard de la vérité tout en reconnaissant que la seule justification du monde et de l'existence est in fine une justification d'ordre esthétique, c'est un alliage qui semble très rare, presque contradictoire. C'est en tirant à l'extrême sur chacun des bouts de la corde que Nietzsche a atteint son incomparable stature, son éclat, et c'est aussi ce qui l'a finalement brisé.

- Pourquoi l'aphorisme, à la Nietzsche ou à la Marc Aurèle, est-il la forme philosophique par excellence ? Parce que c'est la forme qui reflète le mieux la nature d'esprit du véritable philosophe : un esprit souple, mobile, qui ne s'arrête jamais sur rien, ni sur personne, ni sur aucune idée, mais qui reste disponible, libre et fluctuant comme la vie elle-même. Ainsi la forme adoptée par une pensée devrait toujours traduire les vertus de cette pensée (comme chez Platon par exemple).

- Nietzsche est un grand penseur parce que c'est un grand solitaire. La solitude : voilà ce qui distingue Nietzsche d'un intellectuel ou d'un professeur d'Université contemporain.

- Gide, Nietzsche, Voltaire, Schopenhauer : tous les grands intellectuels étaient des isolés, sans la moindre position sociale. L'isolement est une condition nécessaire pour avoir un rapport authentique au texte, pour pouvoir accéder à la vérité existentielle des textes. Sinon, si l'on est intégré dans une structure sociale, cette structure sociale vient toujours s'interposer entre le lecteur et l'œuvre (cela donne la littérature de journalistes, de professeurs, etc.). Lorsqu'on est isolé, on ne peut pas tricher, il n'y a pas d'échappatoire, le texte devient le seul intermédiaire entre le monde et le lecteur, le lecteur devient totalement dépendant du texte pour son rapport au monde, pour sa survie même, ce qui change tout.

15 juin 2023

Jean Borella : Ésotérisme guénonien et mystère chrétien



Il y a quelques semaines, Colimasson m’a suggéré de m’intéresser à l’ouvrage de Jean Borella, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien. Ce n’était pas la première fois que cet ouvrage était mentionné dans nos échanges, aussi je me le suis finalement procuré et je suis à présent à même d’en fournir un compte rendu succinct.
Ésotérisme guénonien et mystère chrétien a pour objet une controverse doctrinale avec le célèbre penseur « pérennialiste » René Guénon quant à la nature du christianisme. Je connais mal la pensée de René Guénon, n’ayant lu que deux de ses ouvrages, la fameuse Crise du monde moderne et, plus récemment, Le Roi du monde. C’est une pensée qui m’est étrangère, puisque je ne partage pas la condamnation que formule Guénon à l'encontre de la philosophie, et que le commerce de Platon, Épictète, Descartes, Kant et Nietzsche, entamé dès ma vingtième année, ne s’est jamais interrompu et constitue l’essentiel de ma formation intellectuelle. Je ne suis pas attiré par l’ésotérisme, je me situe résolument du côté de la clarté de la pensée méditerranéenne, qu’elle soit philosophique ou biblique. Aussi, je dois confesser qu’une très grande partie du contenu de l’ouvrage de J. Borella, dont je reconnais l’érudition, l’extrême finesse du propos et l’extrême sûreté d’expression, est demeurée hors de ma portée. Les quelques lignes qui suivent ne peuvent donc constituer guère plus qu’un aperçu succinct des divergences qui nous séparent quant à l’appréhension de la révélation chrétienne, et en aucun cas une réfutation approfondie et argumentée de thèses qui me dépassent largement et qui se situent sur un terrain théorique qui n’est pas du tout le mien.
L’essentiel de la polémique entre J. Borella et R. Guénon tourne autour des notions d’« ésotérisme » et d’« initiation ». Il semblerait que René Guénon considère le christianisme institutionnel comme une « descente exotérique du christianisme ». Pour Guénon, « les rites institués par le Christ étaient purement initiatiques et formaient ce qu’on peut appeler l’initiation christique ». Puis, en raison de la décadence spirituelle du monde gréco-romain, « une descente générale de tous les rites, du niveau ésotérique au niveau exotérique », a dû être opérée, « afin que l’humanité occidentale ne fût pas privée de toute influence spirituelle ». C’est cette thèse d’une « descente exotérique du christianisme » que Jean Borella s’attache principalement à réfuter : pour lui, l’enseignement et les dons spirituels du Christ ont été intégralement préservés dans le dogme et dans les rites catholiques, et en particulier dans les sacrements. J. Borella examine longuement la question de l’institution des sacrements, de leur validité et de leur mode opératoire, et il conclut que « la nature des sacrements est immuable » et que « l’ordre sacramentel est incorruptible ».
Un autre point débattu dans l’ouvrage est celui de l’existence d’une « gnose chrétienne ». Pour J. Borella, « le Christ a donné à quelques Apôtres un enseignement réservé que Clément [d’Alexandrie] désigne du nom de gnose. Ces Apôtres, ce sont Pierre, Jacques et Jean, auquel (sic) s’adjoint Paul ». Il y a donc dans l’Église, à côté du Magistère officiel et de la hiérarchie ecclésiastique, « un Magistère doctrinal » qui, d’après Origène, sert au premier de modèle et d’autorité en matière de « science de la foi ».
J. Borella examine également les notions de « mystère » chrétien et de « discipline de l’arcane », sur lesquelles je ne suis guère en mesure d’apporter quelque éclaircissement que ce soit.
L’ouvrage de J. Borella est sans nul doute admirable, en ce qu’il constitue une réponse à peu près irréfutable aux allégations de René Guénon concernant le christianisme et son prétendu caractère « exotérique ». En se plaçant sur le terrain de Guénon, celui de l’ésotérisme, de la gnose et de l’initiation, J. Borella démontre de façon tout à fait convaincante que tous ces éléments ont été intégralement préservés, pour celui qui sait les chercher, dans le dépôt de la foi catholique. À cet égard, c’est sans nul doute un grand livre ; un livre et une pensée qui me sont néanmoins, je l’ai dit, à peu près totalement étrangers, en ce qu’ils s’appuient sur des structures et des dogmes dont je ne trouve nulle trace dans les Écritures, et qui vont même, à mon avis, contre le sens de la révélation biblique (le cas des sacrements étant le plus caractéristique, qui réintroduit un élément magique et mécanique là où dans la Bible il n’est question que de foi). C’est toujours le grand écueil auquel la pensée catholique ne manque presque jamais de se heurter : l’instauration d’instances spirituelles nouvelles, à peu près autonomes par rapport à l’Écriture et au message du Christ, instances grandioses et marmoréennes auxquelles on prête toute l’autorité et que l’on adore de fait (le Magistère de l’Église, la hiérarchie ecclésiastique, etc.). On retombe ainsi très vite sur des rites, du sacré, de la « spiritualité », toutes choses absentes des textes et même en contradiction avec le corpus biblique (rappelons que dans la Nouvelle Alliance il n’y a qu’un seul prêtre, le Christ, cf. He 7). Et c’est pour cette raison que la discussion peut être aussi riche, aussi fournie, entre R. Guénon et J. Borella : ils partagent au fond la même vision des choses, du mystère et du sacré, ils sont dans une quête spirituelle, quand la Bible traite de la vie et supprime tous les intermédiaires entre Dieu et l’homme.
Il y a un élément bien caractéristique de ce positionnement de J. Borella : il cite abondamment les Pères de l’Église (en particulier Denys l’Aréopagite, Clément d’Alexandrie et Origène), peu le Nouveau Testament, et à peu près jamais l’Ancien. Comme tant d’autres avant lui, il ne fait à peu près aucun cas du fondement juif de la Révélation. C’est bien la Tradition qui constitue pour lui l’autorité suprême, plus que la méditation de l’Écriture elle-même. En quoi il se sépare radicalement du penseur en qui je me reconnais le plus en ces matières, à savoir Jacques Ellul. Pour moi, comme pour Jacques Ellul, le Dieu de qui dépend en définitive notre salut n’est pas le Dieu d’Origène ou celui de Denys l’aréopagite, mais c’est le Dieu du Sinaï, le Dieu des Juifs, le Père de Jésus, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob.