17 juillet 2024

Les deux orientations de la Loi dans le paradigme biblique

Le noyau substantiel des Écritures bibliques, ce que nous appelons le Pentateuque et que les juifs nomment la Torah, ne consiste pas en un dogme ou en une théorie, encore moins en une métaphysique, mais en une législation révélée. Il s’agit d’une Loi (νόμος), dans la pure acception que les Anciens donnaient à ce terme, et telle qu’on en trouvait alors chez les divers peuples de Grèce et du Moyen-Orient. Pourtant, le peuple juif s’est distingué des autres dans son rapport à sa Loi, en attribuant à celle-ci un statut qui n’avait guère d’équivalents chez ses voisins. Cet article se propose d’examiner la double nature de la Loi selon les Écritures bibliques.
La Loi, dans le Pentateuque, est avant tout une Loi de vie. Ceci est exprimé très nettement dans une célèbre formule du Deutéronome : « Maintenant, Israël, écoute les décrets et les ordonnances que je vous enseigne pour que vous les mettiez en pratique. Ainsi vous vivrez, vous entrerez, pour en prendre possession, dans le pays que vous donne le Seigneur, le Dieu de vos pères » (Dt 4, 1). En cela, chacune de ses prescriptions doit être scrupuleusement observée, dans sa singularité, et chacune est enracinée dans le concret de la vie. C’est bien ainsi que des générations successives d’Hébreux ont considéré cette Loi, jusqu’au temps de Jésus de Nazareth. Dans cette perspective, l’observation de la Loi, bibliquement, est rigoureusement subordonnée au maintien de la vie. C’est cette dimension que souligne Jacques Ellul dans un passage de son ouvrage Le Vouloir et le Faire : « Le contenu de la loi, le fait que cette loi se démultiplie en commandements précis et divers signifie que tous les domaines de la vie appartiennent à Dieu, qu’il doit être obéi dans les plus petits détails matériels, aussi bien que dans les plus hautes aspirations. (…) [La loi] concerne la vie tout entière, elle place devant l’homme une question de vie et de mort, non pas spirituelle d’abord, mais matérielle. – « Fais cela et tu vivras » qui ponctue toute cette loi, ne contient pas la menace d’une sanction : c’est de l’ordre de la constatation. Si l’on n’agit pas ainsi, il est réellement impossible de vivre, et d’abord humainement. » Dans cette optique, les divers préceptes d’hygiène, de nutrition, de morale familiale ou sexuelle que l’on trouve dans la Torah peuvent tous être directement rattachés à la fin que le Dieu biblique s’est proposée quant à son peuple : celle de le faire vivre et de le multiplier. Dans cette perspective, la Loi est considérée de façon littérale, dans la multiplicité de ses diverses prescriptions, dont aucune ne doit être omise. À cet égard, la Loi juive ne se distingue pas vraiment des autres corpus de lois antiques qui nous sont parvenus (comme les Lois de Manou par exemple), et qui visent tous à leur façon à séparer le domaine sacré du domaine profane et à établir un cadre propice à la cohésion et à la pérennité du groupe.
Ce qui distingue la Loi juive de toutes les autres, c’est bien la façon dont elle a été considérée par le peuple juif lui-même, comme un ensemble insécable, doté d’une sorte d’essence propre en tant qu’ensemble, et non en tant que somme de parties. C’est sous cette acception que la Loi est très souvent envisagée dans les écrits néotestamentaires, et notamment dans les Épîtres (par exemple Romains 10, 4 : « L’aboutissement de la Loi, c’est le Christ, afin que soit donnée la justice à toute personne qui croit »). Cette évolution quant à l’appréhension de la Loi, une Loi essentialisée et comme hypostasiée, est néanmoins déjà perceptible dans le corpus vétérotestamentaire. C’est dans le long Psaume 119 qu’on en trouve une des expressions les plus éloquentes et les plus belles : « Que j’aime ta loi ! tout le jour, je la médite. (…) Une lampe sur mes pas, ta parole, une lumière sur ma route. J’ai juré d’observer, et je tiendrai, tes justes commandements. » On peut également citer le Psaume 1 : « Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, ni dans la voie des pécheurs ne s’arrête, ni au siège des railleurs ne s’assied, mais se plaît dans la loi de Yahvé, mais murmure sa loi jour et nuit ! Il est comme un arbre près des ruisseaux ; qui donne son fruit en la saison et jamais son feuillage ne sèche ; tout ce qu’il fait réussit. » Ou le Psaume 19 : « La loi de Yahvé est parfaite, réconfort pour l’âme ; (…) Les préceptes de Yahvé sont droits, joie pour le cœur ; le commandement de Yahvé est limpide, lumière des yeux. » Ici, la Loi n’est plus considérée dans la diversité de ses prescriptions, mais dans l’unité de son essence, et c’est par rapport à cette essence unique de la Loi que doit se positionner le fidèle. La Loi qui est Source de vie, la Loi qui est Lumière sur le chemin n’est donc plus tout à fait la somme des préceptes qui la composent, elle est plus que cela, elle est émanation unique de la volonté du Très-Haut, elle est le contrepoint objectif de la subjectivité du fidèle, son vis-à-vis par rapport auquel il peut se connaître, par rapport auquel toute sa vie s’ordonne et qu’il fixe comme l’étoile du matin dans le cours ténébreux de sa vie éphémère.
Le rehaussement de la Loi au statut d’hypostase permet en outre de relativiser tout ce que cette Loi peut avoir de périmé sur les plans historique et culturel, de dépasser un fixisme législatif mortifère, et de s’engager dans un processus dialectique qui est à la source de notre conception de l’histoire (on a ainsi pu avancer que le peuple juif était l’inventeur de la dialectique).
D’un point de vue théologique, pour saisir la spécificité de la révélation biblique, il faut donc considérer ces deux expressions de la Loi : il faut la considérer dans son détail, car nulle disposition de la Loi n’est insignifiante ou arbitraire ; et il faut la considérer dans son unité hypostasiée, en tant que don de Dieu et Lumière du croyant.
Ce qui résulte de cette double orientation de la Loi dans le paradigme biblique, c’est donc un paradoxe. En tant que prescriptrice, la Loi est contrainte ; mais en tant que don, en tant que vis-à-vis, elle est libératrice. Elle est libératrice car la Loi, considérée dans son unité indivisible, permet à celui qui la médite et s’efforce de lui obéir de s’affranchir des multiples déterminations mondaines qui pèsent si lourdement sur l’homme. L’homme qui s’efforce d’obéir à la Loi est de ce fait libéré de tout le reste : des faux dieux, des idoles, de lui-même, de ses affects et de ses impasses. Il a une route, un chemin, une Voie qui lui permet de s’échapper du filet du monde auquel les méchants restent pris (« Tu m’arraches au filet qu’ils m’ont tendu ; oui, c’est toi mon abri », Ps 31).
On peut ainsi considérer que l’hypostasification de la Loi opérée par le peuple juif est à la source même de la notion occidentale de sujet. C’est parce qu’il y a ce « Tu » des Psaumes, le Dieu qui se révèle par sa Loi, que le « Je » peut émerger, le « Je » de David d’abord, puis celui de saint Augustin, jusqu’à celui de Jean-Jacques Rousseau et au nôtre (et il faut rappeler qu’il n’y avait pas de « Je » dans le monde antique, Jules César parlait de lui à la troisième personne). Le dégagement de la Loi juive au-dessus de sa fonction première, son exhaussement à un niveau transcendant, constitue un mouvement sans équivalent dans la culture universelle, et se situe au fondement de notre conception moderne de la liberté. Il annonce également les développements ultérieurs de l’économie divine, lorsque ce sera la Parole même de Dieu qui sera ainsi hypostasiée, selon le même schéma, et qui deviendra chair.

26 juin 2024

Fragments, juin 2024

- L’événement le plus important de la modernité, c'est bien sûr la fin de la culture. Pendant des millénaires, l'individu n'avait pas à s'interroger sur le sens de sa vie, n'avait pas à opérer de retour réflexif sur son action. La société dans laquelle il vivait lui fournissait le sens de son existence et la justification de soi-même. C'était quelque chose qui allait de soi, dans chaque civilisation. L'événement prodigieux de la modernité, qui a commencé à vrai dire il y a deux mille ans, c'est que cette supra-structure s'est effondrée, et que les individus sont dorénavant livrés à eux-mêmes, à leurs penchants, à leurs appétits, à leurs névroses, à leur solitude en un mot. Et le fait s'est si profondément et si brutalement imposé aux consciences que bien peu de penseurs, bien peu de philosophes ont eu ne serait-ce que le soupçon de ce qui a été perdu. Kant par exemple est complètement étranger à ce genre de considérations. Chez les grands penseurs classiques, il n'y a guère que Nietzsche sans doute qui a clairement saisi le problème.

- Dès qu'un individu s'interroge sur ce qu'il veut faire, du point de vue de la civilisation on est déjà dans une situation de décadence. Pendant toute la période classique de l'humanité, l'individu ne s'interrogeait nullement sur ce qu'il voulait faire, la société décidait pour lui. La part la plus importante et la plus problématique de l'homme, le vouloir, était entièrement prise en charge par le groupe. Dans les sociétés dotées d'un noble idéal, comme la Grèce, l'Égypte, la Chine, il en résultait, pour ceux qui correspondaient parfaitement à cet idéal – et ils devaient tout de même être assez nombreux –, un bonheur dont aucun de nous ne peut plus se faire la moindre idée : le sentiment d'une identité totale entre la volonté individuelle et celle du groupe, entre les désirs personnels et l'existence collective.

- Ce qu'il y a d'intéressant avec Platon, c'est que c'est aussi un grand penseur individualiste. On a tendance à l'oublier, mais le propos de La République c'est en fin de compte l'établissement de la justice au sein de l'individu. La cité juste n'est qu'une image « en plus grand » de l'homme juste. Tout le propos du Phédon ou du Phèdre est un propos complètement individualiste. C'est la traduction dans le paradigme grec de la vieille métaphysique ascétique aryo-indienne. En cela, et Nietzsche l'avait bien vu, les écrits de Platon sont l'expression d'une crise profonde de la culture grecque. Ils auraient été inconcevables à une époque de croissance et de cohésion de cette culture. Platon est donc un penseur fascinant, car il est à la fois l'archétype du penseur holistique (dans La République et Les Lois), et, en même temps, un penseur complètement individualiste, dans la plus pure veine de l'individualisme ascétique.

- Coup de chance, de Woody Allen : tout dans ce film est subordonné à l'intrigue, à l'effet global. Il n'y a pas d'esbrouffe, pas de coups d'éclat destinés à mettre en valeur le réalisateur ou à en mettre plein la vue au spectateur. En cela, c'est un vrai film d'artiste : la cohérence de l'œuvre prime sur les émotions immédiates basiques qui règnent désormais partout dans les médias de l'image. Distinction de W. Allen, qui appartient à une autre génération, une génération disparue.

5 juin 2024

Réflexions sur Twin Peaks



Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« Figure-toi que j’ai vu ces dernières semaines la fameuse série Twin Peaks, me dit-il. J’ai tout vu, le film, et les trois saisons (quarante-huit épisodes en tout). On peut dire que j’en ai passé des heures devant ma télévision ! C’est une série culte, peut-être le magnum opus de David Lynch, et j’étais curieux de la découvrir.
« Il m’en reste des choses, bien sûr. Avant tout une ambiance, avec les thèmes musicaux emblématiques composés par Angelo Badalamenti. Une atmosphère à la fois sensuelle, mystérieuse, lourde de menaces. De ce point de vue, c’est une réussite. Et il y a les personnages aussi, notamment l’agent spécial Dale Cooper, la vénéneuse Audrey Horne. Je dirais que c’est comme cela, avant tout, que j’ai consommé cette série : comme un long fleuve musical parsemé d’images oniriques et suggestives. Tu sais que Lynch compose, il appartient à cette famille de réalisateurs-compositeurs, comme John Carpenter. Et cela se sent dans la série, qui est saturée de thèmes récurrents. Oui, cela me restera, et en cela on peut dire que la réputation de Twin Peaks est justifiée, que cette série sur le meurtre mystérieux de Laura Palmer a marqué à sa façon la culture populaire.
« Je ne vais pas employer le terme de frustration, non. Devant un matériau d’une telle ampleur, qui s’étend sur trois décennies, le spectateur doit faire preuve d’humilité, de réceptivité. La proposition est généreuse, on ne peut le nier. Mais enfin, je ne peux pas m’empêcher d’être frappé par la pauvreté du développement des personnages, des caractères. L’ambition est avant tout visuelle, sensorielle : ici comme toujours le média détermine complètement le traitement de la narration. Car enfin, quand on y pense, qu’ont donc fait David Lynch et Mark Frost de leurs personnages principaux ? Qu’ont-ils fait de Bobby ? Après le pilote on s’attendait à voir en lui le personnage principal, promis à moult péripéties, à tout un cheminement initiatique. Il avait tout pour cela : le beau gosse passionné, impétueux, à qui rien ne résiste. Et qu’avons-nous en fin de compte ? Il s’est enferré dans cette histoire ennuyeuse avec Shelly, il s’est un peu agité autour de Leo Johnson et de Benjamin Horne, et c’est tout. Aucune connexion avec le reste du casting, aucun contact avec Dale Cooper, et la rivalité avec James est abandonnée au bout de deux épisodes. Et que dire de James justement ? Il nous est présenté comme une sorte de James Dean à moto, comme un personnage ténébreux, potentiellement explosif, et lui aussi disparaît très vite, il tourne un peu autour de Donna et de Maddy, et puis c’est tout (je ne parle même pas de cette romance abracadabrantesque avec Evelyn, dans la saison 2, qui n’a ni queue ni tête). Audrey est exploitée comme une figure hypnotique, à la forte charge érotique, mais cela ne va pas beaucoup plus loin. Il n’y a pas vraiment de développement des personnages, pas d’« arc » à proprement parler pour eux. Par rapport au genre romanesque, le contraste est flagrant. Figure-toi que dans ma jeunesse j’avais lu toute la Recherche de Proust. Eh bien en une phrase, en une réplique, Proust donnait au moindre de ses personnages toute une identité, toute une histoire, et les personnages principaux comme Albertine, Charlus, Saint-Loup, Swann, madame Verdurin, étaient dotés d’une profondeur psychologique abyssale, de couches de personnalité superposées, contradictoires, proprement inépuisables. Et que dire de Dostoïevski ! En comparaison, les personnages de Twin Peaks, en compagnie desquels le spectateur passe tellement de temps, semblent des épures, des croquis unidimensionnels.
« Sur le spectre de la mimésis cinématographique, Lynch me semble ainsi situé au pôle opposé par rapport à un Woody Allen. Je sais que tu aimes bien Woody Allen. Eh bien avec Woody Allen nous avons un cinéma basé sur le langage, la psychologie, les caractères, les dilemmes intérieurs. Un cinéma humaniste en somme, et je tiens Woody Allen pour un des derniers représentants de l’humanisme culturel occidental. Eh bien Lynch c’est le contraire : c’est une vaste nappe capiteuse de sensations oniriques et semi-érotiques, un rêve éveillé, un trip, et les personnages y sont englués à leur image comme des mouches à un ruban de colle.
« Alors que reste-t-il en fin de compte de toutes ces heures passées devant Twin Peaks ? Oui, c’est ce que je te disais tout à l’heure : l’image d’Audrey Horne, à l’hôtel du Grand-Nord, sur le thème de Badalamenti. Après tout, ce n’est déjà pas si mal. »

15 mai 2024

L'Impossible Conciliation



L’Impossible Conciliation, de Jérôme Bottgen, est un bref et dense essai philosophique, consacré aux rapports entre ce que l’auteur appelle « l’esprit philosophique » et la Révélation biblique. Il est bien évident que dès l’apparition du christianisme, dans un monde fortement hellénisé et imprégné de platonisme, de stoïcisme et de l’enseignement des diverses écoles grecques, la question des rapports entre la foi et la philosophie s’est posée. C’est à l’aide de concepts philosophiques que les Pères de l’Église ont forgé ce qui deviendra la théologie catholique. L’originalité de L’Impossible Conciliation, c’est que cet essai ne s’intéresse pas à ces grands édifices doctrinaux mixtes, mais qu’il entreprend de confronter la philosophie et la révélation biblique dans ce qu’elles ont d’originaire, de substantiel. L’ouvrage est en cela fortement influencé par la pensée de l’auteur protestant Jacques Ellul, dont il se revendique ouvertement.
La thèse de l’essai, comme son titre l’indique, est que la révélation biblique est au fond inassimilable par la pensée philosophique. Toutes les pensées dites « chrétiennes », ou « para-chrétiennes », de saint Augustin à Kant et Rousseau, ne sont au fond qu’une reformulation de la philosophia perennis, à peu près déjà intégralement formulée par Platon en son temps (avec la volonté d’autonomie, de rationalité, d’union à un absolu abstrait, etc.). L'emploi d'une terminologie philosophique par toute la littérature apologétique consacre en quelque sorte l’assimilation complète du contenu biblique par l’esprit philosophique, lequel s’approprie tout ce qu’il touche. La Révélation biblique n’est pas transposable en concepts, elle ne répond à aucune des aspirations métaphysiques de l’homme, elle ne répond pas à sa quête spirituelle (contrairement aux sagesses orientales), elle se situe sur un autre plan, sur un plan radicalement autre. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’a rien à voir avec l’Être suprême des penseurs théistes comme Voltaire ou Kant. Et toute l’histoire du christianisme n’est au fond que l’histoire de cette perpétuelle résurgence de la métaphysique immémoriale, sur une base biblique assimilée, instrumentalisée et finalement oubliée.
L’ouvrage frappe par sa hauteur de vues, ainsi que par la qualité de son écriture. C’est un problème fondamental qui est traité ici, celui du statut même de la vérité, laquelle se trouve comme écartelée entre deux voies inconciliables. On sent que c’est là un questionnement authentique chez l’auteur, que c’est un point qui touche à son rapport même à l’existence, bref que les théories exposées ici reposent sur du vécu, et non sur des vues de l'esprit gratuites et artificielles. La proximité que l’on sent entre l’auteur et les textes bibliques d’une part, et les œuvres de Platon, Descartes, Kant et Nietzsche d’autre part, est patente. Il s’agit en cela d’un ouvrage très personnel.
L’essai a aussi des défauts : une certaine concision, un tour elliptique, un rythme du discours qui survole parfois certains sujets sans développements de nature historique ou exégétique. La formation littéraire de l’auteur a laissé des traces. Malgré tout, le propos reste toujours bien saisissable, et si le texte ne parcourt pas toujours jusqu’au bout tous les chemins qu’il indique, il donne au moins au lecteur la direction qu'il doit suivre par lui-même s’il souhaite approfondir la recherche.
Quelle question insondable que celle posée par la révélation biblique ! Combien apparaît évidente l’insuffisance de toutes les philosophies humaines, et combien pourtant l’homme est sans cesse porté à y revenir, encore et encore ! Combien il tient à son « autonomie », à sa « raison », à son « monde des Idées » ! Et quel est donc ce Dieu qui ne répond à aucune des attentes fondamentales de l’homme, qui s’exprime par énigmes, qui appelle à la liberté là où l’homme cherche une morale, qui le place dans le contingent là où l’homme cherche l’absolu, qui offre sa Grâce là où l’homme souhaite ériger son œuvre, faire valoir ses mérites ? Que signifient donc ces deux phares inextinguibles de l'histoire humaine dont les lumières jamais ne se rencontrent, jamais ne se confondent, et qui semblent impuissants l’un comme l’autre à éclairer la nuit profonde dans laquelle nous sommes tous plongés ?

- L’Impossible Conciliation, de Jérôme Bottgen, aux éditions L’Harmattan.

1 mai 2024

Fragments, mai 2024



- Il est intéressant de voir comme le sujet d'une œuvre dramatique influe directement sur sa qualité esthétique. De tous les opéras de Verdi, Aida est le seul qui se déroule durant l'âge noble de l'humanité, l'Antiquité profonde, l'âge traditionnel, l'époque de la pleine mesure de l'humanité en tant qu'espèce. Et c'est son opéra le plus solennel, le plus noble, le plus contenu, le plus beau à mon goût. Ayant à représenter une intrigue qui se situe avant l'âge de nos passions vulgaires, le compositeur a été comme dispensé des débordements passionnels qui caractérisent une bonne part de son œuvre, et qui constituaient le point de focalisation unique de la mentalité romantique au sein de laquelle il a évolué. Il y a, certes, de la passion dans Aida. Mais l'univers hiératique dans lequel elle s'exprime en limite l'expansion, et c'est cet environnement hiératique qui devient le principal centre d'intérêt de l'œuvre, et non les protagonistes et leurs sentiments. En cela, Aida est comme un lointain écho du grand rêve sacral qui a animé l'humanité durant des millénaires, comme un témoignage du fait que cet idéal n'est peut-être pas tout à fait mort, et qu'il suffit en quelque sorte de l'invoquer, comme les divinités des contes, pour le voir se déployer à nouveau avec tous ses prestiges et ses envoûtements.

- Chez Rousseau, la subordination de la morale – et de la vie tout entière – à la subjectivité est complètement achevée. C'est même sans doute le premier auteur classique à avoir atteint ce stade, dans lequel nous sommes tous dorénavant plongés. L'ouvrage significatif à cet égard est sans doute Émile. Comment le philosophe s'y prend-il pour éduquer son élève ? Il ne se réfère jamais à des principes objectifs, à un contenu substantiel du savoir, mais il biaise constamment pour s'adapter à la spontanéité de son élève et pour insérer son enseignement à l'intérieur et à la faveur de cette subjectivité. L'élève est considéré comme un être purement émotionnel, incapable de s'élever par lui-même à la compréhension et à l'assimilation de notions étrangères à son expérience immédiate. Ce n'est donc pas un individu libre et raisonnable, mais une espèce de pantin émotionnel, un « sur-animal ». Et c'est exactement la façon dont tout le monde mène sa vie à notre époque : le sentiment subjectif est le seul critère de l'évaluation d'une situation, et le seul moteur de l'acte. Et tout cela est d'ailleurs parfaitement cohérent avec la conception globale que Rousseau se faisait de l'existence, puisqu'il a longtemps nourri le projet, il en parle dans Les Confessions, de rédiger une Morale sensitive, ouvrage dans lequel toute l'existence aurait été considérée, comme son titre l'indique, à travers le seul prisme de la « sensibilité ».

- Rousseau, dans Les Confessions, n'est pas moins dominé par une sensibilité exacerbée, n'est pas plus éloigné de la ferme impassibilité antique, que Proust dans À la recherche du temps perdu. Et pourtant on sent très bien la différence de style en passant de l'un à l'autre : il y a chez Rousseau un atticisme purement classique, une tenue du discours que l'on ne retrouve pas du tout chez Proust, quelque fine que soit sa maîtrise de la langue française. C'est qu'ils n'ont pas vécu à la même époque, tout simplement. Si alangui que fût le tempérament de Jean-Jacques, il a vécu à une époque où tous les cadres de la pensée classique (biblique, antique) étaient encore debout, à une époque où l'usage même de la langue incluait forcément le locuteur dans des structures mentales qui étaient encore verticales, gouvernées par un hiératisme tacite, un hiératisme pour ainsi dire consubstantiel à cette langue. D'où le sentiment d'extraordinaire plénitude qui émane de la prose de Rousseau et de celle des grands auteurs de l'Ancien Régime : Bossuet, Montesquieu, Voltaire, etc. Tout cela se détraque dès Chateaubriand à vrai dire, et il n'a pas fallu longtemps pour que la ruine fût complète. Proust n'est pas plus pervers, plus faible de caractère, plus amolli que Rousseau ; mais Proust n'est plus soutenu par cette admirable architecture civilisationnelle et langagière dont Rousseau était encore complètement imprégné. Alors la vulgarité de ses inclinations apparaît en pleine lumière, comme celle des nôtres, tandis que chez Rousseau et ses contemporains elle était encore comme stérilisée à la source par la noblesse du verbe dans laquelle elle était contrainte de se mouler dès qu'elle sentait le besoin de s'exprimer.

- Nietzsche appartient pleinement à la période « classique » de la pensée européenne. Ses interlocuteurs, ses vis-à-vis, ce sont Platon, Machiavel, Pascal, le christianisme ascétique d'Ignace de Loyola, etc. Dans sa forme même, il se situe dans la pure lignée du classicisme européen, celui du seizième, du dix-septième siècle. Il n'y a rien de moderne chez lui, c'est pourquoi il détestait tant le monde moderne.

- Baudelaire, Nietzsche, Lovecraft : tous les grands stylistes modernes sont des antimodernistes forcenés. Comme s'il fallait être antimoderne pour bien écrire, pour écrire tout simplement. Le monde moderne est tel que seuls ceux qui le détestent et le refusent peuvent accéder à l'expression.