31 mai 2023

Fragments, juin 2023



Sollers a finalement eu une grande influence dans le monde des lettres. Beaucoup d'écrivains ont été marqués par sa figure. Il a poussé toute une génération d'écrivains à penser que la sensibilité esthétique pouvait tenir lieu de talent littéraire. Qu'il suffisait d'admirer des peintres, des musiciens, des auteurs, pour entrer dans la grande compagnie des génies. Et moi-même, il faut le reconnaître, j'ai été marqué par cette vision des choses vers l'âge de vingt ans. Sollers, grand esthète, a engendré toute une génération d'esthètes (Nabe, Zagdanski, Reyes), incapables de faire quoi que ce soit d'autre dans la vie, définitivement coincés dans une posture de contemplation esthétique du monde.

La littérature du passé est toujours la critique et la condamnation de l'époque présente. C'est en considérant la littérature des siècles passés que l'on peut prendre conscience des déterminations et des aliénations de notre temps : la technique en premier lieu, la sentimentalité ensuite. C'est pourquoi tous les littéraires sont à la fois réactionnaires et déconnectés des nécessités concrètes de l'époque actuelle – de sa nature profonde. Tous, ils vivent dans les chimères d'un monde disparu : Zemmour, Houellebecq, Tesson, Onfray, etc. Tous ils partagent le même sentiment à l'égard de l'époque actuelle, un sentiment d'inadéquation entre le monde des livres dans lequel ils vivent vraiment et la réalité qu'ils observent à travers ce prisme. Ils sentent tous que quelque chose cloche, mais ils sont pour la plupart incapables de pointer les facteurs déterminants de cette situation (la technique, l'ultra-subjectivisme) car ils ne sont pas vraiment intégrés dans le système, ce sont de simples observateurs, et c'est pourquoi ils expriment tout selon des termes moraux (les seuls à leur disposition), selon les valeurs auxquelles ils sont attachés (la patrie, la foi, la tradition, etc.), alors que le problème est bien plus profond et se situe « par-delà le bien et le mal », puisque c'est l'essence même de la réalité qui est profondément affectée par le paradigme technicien dans lequel nous vivons. La vraie divergence ne se situe donc pas entre la « droite » et la « gauche », mais entre ceux qui vivent dans le monde réel, concret (les femmes pour la plupart), et ceux qui vivent dans le monde des mots, des valeurs, et ne peuvent que détester le monde actuel et se replier dans la solitude. C'est là que se situe la véritable fracture : entre ceux qui croient encore au Verbe et considèrent la vie à partir d'abstractions (souvent très nobles), et ceux (celles...) qui sont directement en prise avec la matérialité de la vie et font régresser celle-ci à un stade pré-verbal, pré-moral et pré-rationnel (c’est-à-dire proprement invivable).

La véritable révolte contre le monde actuel est une révolte contre ce monde averbal, ce monde replongé dans un chaos mécaniste. C'est là la véritable cause du suicide de Dominique Venner par exemple (qui s'est suicidé dans une église), même si rares sont ceux qui sont capables de discerner exactement les vraies raisons du malaise qui les saisit dès qu'ils doivent faire quoi que ce soit et s'intégrer si peu que ce soit dans le monde actuel.

C'est là l'immense malentendu : les réactionnaires (les littéraires) pensent se révolter contre une décadence morale, alors que le problème n'a rien de moral et se situe bien en-deçà, du côté de la déshumanisation pure et simple opérée par la façon dont tout se fait dans le monde actuel (ce que Houellebecq avait bien saisi tant qu'il était dans la vie active, c'est-à-dire dans ses premiers écrits, et ce qu'il a complètement perdu de vue depuis).

Tout grand art est toujours impersonnel. C'est pour cela qu'il nous touche à travers les siècles. En passant de l'écoute des pièces de piano de Nietzsche à celles de Mendelssohn, je suis instantanément frappé par ce qui sépare la production d'une âme sensible et distinguée, de celle d'un génie authentique : il y a moins de pathos chez Mendelssohn, c'est comme si c'était plus géométrique, plus structuré, déterminé par des facteurs internes à la musique et à l'art pur, des facteurs comme indépendants de l'artiste, qui ne jouerait que le rôle d'intérimaire, de transmetteur de quelque chose d'autonome.

Je conçois tout à fait que l'on puisse, comme Gide, comme Sollers, repousser le romantisme wagnérien, au nom du bon goût français. Mais il faut bien comprendre dans quoi l'on tombe nécessairement dès lors : si l'on repousse une conception esthétique de la vie au nom du refus de la lourdeur et des brumes romantiques, on promeut plus ou moins nécessairement la vision du monde opposée, qui est celle qui a triomphé, et qui est celle du pragmatisme et de l'utilitarisme anglo-saxons. Wagner était à la fois l'aboutissement et la quintessence de la conception esthétique de la vie ; c'était la suprême effloraison de cette gigantesque aspiration romantique vers une totalisation esthétique et spirituelle de l'existence. Cela a conduit sans nul doute au nazisme, qui était hautement condamnable, et qu'il fallait éradiquer à tout prix. Mais une fois éliminée une conception esthétique de l'existence, ce qui reste, et c'est fatal, c'est le bon sens pragmatique et bourgeois, déjà stigmatisé par Flaubert (M. Homais), lequel a désormais tout recouvert.

Il suffit de comparer Tannhäuser de Wagner à La Vie est belle de Frank Capra pour saisir immédiatement ce que je veux dire.

11 mai 2023

Réflexions sur Platon, Plutarque, Gide et Lovecraft


Lettre d’Émilie D. à son amie Alexandra F., le 26 mars 2077.

Ma chère amie,
Je suis contente car j’ai finalement pu accéder aux archives de Laconique. Je pense que je pourrai mettre le point final à mon mémoire de Master dans les temps, je n’ai pas d’inquiétudes sur ce sujet. J’ai eu accès à tout : ses textes, ses manuscrits, son journal, tout. Tout cela est très intéressant, mais je dois t’avouer que mon estime pour lui a un peu diminué. J’imaginais que c’était quelqu’un d’assez ouvert, curieux, or il m’est apparu assez borné, obsédé par quelques auteurs, toujours les mêmes, auxquels il revenait sans cesse. Surtout, à bien y réfléchir, j’ai trouvé un point commun entre tous ses auteurs fétiches, un point commun vraiment étonnant : ce sont des auteurs chez lesquels les femmes sont totalement absentes, des auteurs qui proposent des univers exclusivement masculins. Je t’assure que cela saute aux yeux. Laisse-moi te détailler un peu ceci. Quelles sont les marottes de Laconique, les auteurs qu’il ressasse sans cesse ? Ce sont principalement les quatre auteurs suivants :
- Platon. Il y a des dizaines de personnages dans tous les dialogues de Platon, et pas une seule femme. Quand on trouve une femme chez Platon, elle s’exprime par l’intermédiaire de Socrate, comme Diotime dans Le Banquet ou Aspasie dans le Ménexène. Même quand il traite de l’amour, Platon ne se réfère jamais à des femmes : pour lui l’objet aimé c’est l’adolescent, c’est Phèdre ou Alcibiade. C’est eux qui suscitent le désir. Je suppose que l’attirance hétérosexuelle était une donnée trop triviale pour Platon, elle ne méritait pas d’avoir sa place dans le domaine éthéré du dialogue platonicien.
- Plutarque. Il y a en tout une cinquantaine de « vies d’hommes illustres » traitées par Plutarque, et pas une seule femme. Le bouquin fait deux mille pages, et je te jure qu’on compte les personnages féminins sur les doigts d’une main. Il y a Cléopâtre peut-être, Porcia, la femme de Brutus, quelques autres. Mais dans l’ensemble ce sont toujours des généraux grecs ou romains qui font leurs histoires entre eux, à n’en plus finir. Comment peut-on écrire autant de pages et ne jamais s’intéresser aux femmes, à leurs vies, à ce qu’elles éprouvent ? Il stigmatise ceux qui, comme Alcibiade étaient un peu trop portés sur les courtisanes, par contre quand il s’agit d’« amours grecques », comme celui qu’éprouve Agésilas pour le jeune Mégabates, ou l’amour d’Alexandre pour Héphestion, on sent Plutarque bien plus concerné, là il nous en parle, comme si c’était une marque de noblesse, le signe d’une certaine distinction, d’une grandeur de caractère…
Je passe maintenant aux auteurs modernes.
- André Gide. Inutile de te faire un dessin. Laconique adorait Gide, il n’arrête pas de citer Corydon, qui est une apologie de l’homosexualité, une dénonciation de l’influence pernicieuse exercée par les femmes dans la culture et la société, une promotion des sociétés « uranistes » comme celle de la Grèce antique, de la Rome d’Auguste, ou de l’Angleterre de Shakespeare (trois époques au cours desquelles les femmes au théâtre étaient interprétées par de jeunes garçons, ce que Gide ne manque pas de rappeler). On retrouve tout à fait chez Gide cette atmosphère délicate et raréfiée que Laconique appréciait tant chez Platon. C’est le même genre d’esprit, le même « atticisme » épuré, et les mêmes inclinations, cela va sans dire. On en revient toujours aux jeunes garçons chez Gide, que ce soit dans L’Immoraliste, dans Les Faux-Monnayeurs, dans le Journal, partout. C’est un idéal de pâtres virgiliens, Ménalque et Tityre allongés au flanc d’une colline, dans le soleil couchant, les femmes étant toujours représentées comme des dévotes, des ménagères bornées ou de pauvres victimes de la société rétrograde.
- H. P. Lovecraft. Laconique était obsédé par Lovecraft. Je m’en suis rendu compte en lisant ses papiers personnels. Il relisait sans cesse ses « grands textes », ceux que l’on désigne comme appartenant au Cycle de Cthulhu. J’ai regardé un peu, c’est hallucinant : il n’y a pas un seul personnage féminin dans tous ces récits, je n’ai jamais vu ça. Ce sont toujours de vieux professeurs de l’Université de Miskatonic qui tombent sur le Necronomicon et finissent par être confrontés à des monstres répugnants et innommables venus du fond des âges ou de l’autre bout de la galaxie. Le seul personnage féminin que l’on trouve chez Lovecraft, c’est celui d’Asenath Waite, qu’épouse le poète et théosophe Edward Derby dans la nouvelle Le Monstre sur le seuil, et qui se révèle en réalité être une espèce de créature batracienne, hôte d’une entité maléfique d’outre-espace, enfin je n’ai pas bien compris. Et Laconique adorait Lovecraft, il le considérait comme le maître insurpassable en matière de littérature fantastique.
Vraiment, ma chère amie, j’ai hâte de finir ce mémoire et de passer à autre chose. Et ne me dis pas que je suis homophobe ! D’ailleurs je pense pas du tout que Laconique ait été homosexuel, ce n’est pas ça le cœur du problème. Le cœur du problème se situe ailleurs, au niveau d’un idéal esthétique, ou intellectuel, si je puis m’exprimer ainsi. J’ai l’impression que pour lui la femme représentait un facteur de trouble et de désordre, de prosaïsme et de confusion, et qu’il n’aimait rien tant que les univers littéraires bien nets et bien rangés, à l’image de son style toujours impeccable. Tu remarqueras qu’il ne parle jamais de Molière, de Zola ou de Céline, de tous ces écrivains qui ont traité sans tabous la question des relations entre les hommes et les femmes. Il parle à peine de Flaubert de temps en temps, ou de Shakespeare. Dès que l’on entrait dans ces questions sentimentales, libertines ou passionnelles, ou dans le train-train des couples bourgeois à la Madame Bovary, cela cessait de l’intéresser, cela l’ennuyait, tout simplement. Il était bien moins cultivé qu’il n’en avait l’air, il y a un pan immense de la littérature qu’il ne fréquentait jamais, et comme par hasard c’est celui où l’on parle des femmes. Comme beaucoup d’hommes à travers les âges, comme Platon, Kant, Jules Verne et Lovecraft, il appréciait les vérités bien établies, les univers bien ordonnés, bien nets. Il devait rêver d’une société rationnelle, harmonieuse, portée vers l’esthétisme et l’idéal, et exclusivement masculine, comme chez les Grecs. Comment ne pas y voir la marque d’une indéniable mesquinerie ?
Je m’arrête là, car je ne veux pas t’ennuyer davantage. Nous nous verrons sans doute en mai, car je viendrai à P… pour les célébrations du cinquantième anniversaire de l’élection de Bayrou. Je t’embrasse, ma chère amie.

20 avril 2023

Jérusalem et le Christ dans la pensée de Jacques Ellul



Dans son ouvrage Sans feu ni lieu (1975), consacré à la « signification biblique de la Grande Ville », Jacques Ellul examine le statut de Jérusalem, ville comme les autres à l’origine, œuvre de l’esprit de révolte de l’homme et de sa volonté d’autonomie, mais ville adoptée par Dieu, assumée par lui, et chargée d’une signification particulière par rapport à toutes les autres villes. Dans le chapitre IV, Ellul aborde le rôle de Jésus Christ, son rapport à la ville. La question se pose alors du lien qui se noue entre Jérusalem et le Christ. Que devient Jérusalem après la venue du Christ ? Son rôle dans l’histoire en est-il changé ? Les promesses de Dieu concernant Jérusalem sont-elles abolies après le passage du Christ ?
Tout d’abord, Ellul montre bien que la position du Christ à l’égard de la ville en général s’inscrit complètement dans la lignée du message biblique sur ce sujet, à savoir que la ville, création de Caïn après sa malédiction (cf. Gn 4) constitue bien la tentative la plus poussée de l’homme pour échapper à Dieu et à son regard, et vivre enfin dans un monde à sa mesure, un univers clos, dans lequel toutes ses convoitises et tous ses désirs pourront être assouvis, et duquel Dieu sera rejeté. De même que Dieu condamne et châtie Babel, Sodome, Gomorrhe, Babylone, incarnations de l’orgueil et de la révolte, Jésus lance ses malédictions sur les villes qu’il parcourt, Chorazin, Bethsaïde, Capharnaüm : « Jésus-Christ n’a pas une parole conciliante ou de pardon pour les villes. Lorsqu’il s’adresse aux hommes, il y a les paroles de malédiction et les paroles de pardon. Les promesses de salut et les avertissements. Lorsqu’il s’adresse aux villes, il n’y a jamais que des formules de rejet et de condamnation. Jésus-Christ n’annonce à aucun moment la grâce sur cette œuvre de l’homme. Il ne connaît que son aspect démoniaque, et il ne sait rien d’autre que la lutte contre la puissance de la ville qui empêche son œuvre. » Jésus n’a rien à faire avec la ville, il ne s’y installe pas, il ne participe pas à son activité, et lorsqu’il vient à Jérusalem pour la semaine de Pâques, il quitte la ville tous les soirs et va coucher à Béthanie (Mt 21, 17). De fait, après l’épisode des Rameaux, aucune reconnaissance, aucune réconciliation ne semble s’opérer entre Jérusalem et Jésus, qui est finalement crucifié hors de l’enceinte de la ville (Jn 19, 17). Jérusalem n’a pas reconnu son Seigneur.
Ellul examine le problème sur un plan théologique. Jérusalem, cité de David, ville sainte, ville de la promesse, reste-t-elle la ville de Dieu après le passage du Christ ? Pour Ellul, un changement décisif s’opère alors. Jusqu’alors, Jérusalem était le signe prophétique de l’adoption par Dieu des œuvres de l’homme. Elle était donc mise à part des nations, revêtue d’un statut particulier par rapport à toutes les autres villes. Mais en Jésus, cette union de Dieu et de l’homme est poussée à son terme, à sa plénitude. Dès lors, le rôle de Jérusalem dans l’histoire cesse. Il n’a plus lieu d’être. Jésus accomplit les promesses adressées à Jérusalem, et il la remplace dans le dessein de Dieu, il se substitue à elle : « Jésus, pour l’histoire des nations, et pour l’histoire de la ville, se substitue pleinement à Jérusalem. Il va dorénavant jouer son rôle, remplir sa fonction. Celle-ci subsiste toujours. Les nations et les villes du monde ont toujours besoin de ce témoin qui leur est donné. Mais ce n’est plus le même témoin. Ce n’est plus la ville sainte, c’est le Corps vivant du Fils de Dieu. » La venue du Christ atteint ainsi, en son cœur même, le statut de Jérusalem : « Cette double action de Jésus (accomplissement et substitution) à l’égard de Jérusalem entraîne une prodigieuse conséquence pour celle-ci : elle n’est plus sainte, elle n’est plus sacrée. Jésus a, littéralement, désacralisé Jérusalem, ou, en d’autres termes, il l’a profanée en lui enlevant son rôle sacré. » L’ambiguïté qui entourait jusqu’alors Jérusalem cesse, elle redevient ce qu’elle était à l’origine, une ville comme les autres : « Dieu a désacralisé Jérusalem, lui a déchiré sa parure spirituelle, l’a restituée à sa condition de ville. » La pierre d’achoppement, le signe du scandale, le facteur de division au cœur de chaque famille, et le porteur de l’espérance, le gage de l’Alliance, désormais ce sera le Christ. Ville rendue à sa condition de ville, Jérusalem subira le destin de toutes les villes : la guerre, la conquête, la destruction : « Ville errante, souillée, condamnée ; ville déserte dans son grouillement de peuples et son croisement de races. Ville déserte car elle n’a pas reconnu son Seigneur. Lui seul peut la peupler, lui seul pouvait combler le vide du Temple, qui attendait. « Votre maison sera déserte, car vous ne me verrez plus. » Ville dont il ne reste plus pierre sur pierre spirituelle, au milieu des horribles églises à touristes et des monuments pieux de toutes les sectes et de toutes les religions : symbole de la division spirituelle. »
On peut apprécier ici la rigueur de la conception théologique de Jacques Ellul. Spirituellement proche d’Israël dans toute son œuvre, proclamé « Juste parmi les nations » pour son action en faveur des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, nourri toute sa vie durant par la lecture assidue de l’Ancien Testament, Ellul n’accorde aucun traitement de faveur à Jérusalem, il ne s’y accroche pas de façon superstitieuse et sentimentale, comme au signe de la véracité de sa cause et de son combat. Non, en toute rigueur théologique, Ellul reconnaît que c’est désormais le Christ qui est devenu l’élément décisif, le seul porteur de la promesse de Dieu. Sur Jérusalem retombe seulement la malédiction prononcée à l’origine sur la ville, sur toutes les villes, et même pire encore : « Parce que Jérusalem n’était rien d’autre que l’écrin qui devait recevoir le Fils de Dieu, son refus lui enlève, à elle-même, toute valeur et toute pertinence. Elle tombe alors plus bas que les autres villes, elle est davantage que toute autre la proie de l’ambition torturante de Babel, parce qu’elle avait été choisie entre toutes les autres et, par cette chute, elle devient Babylone. »
Se pose alors la question des prophéties de l’Ancien Testament, et des promesses solennellement adressées à Jérusalem (par exemple dans le psaume 87). Ces promesses sont-elles caduques ? Dieu revient-il sur sa Parole ? Ici, la réponse d’Ellul est sans ambiguïté. Non, Dieu ne revient jamais sur sa Parole, et les promesses ne sont pas abolies. Celles-ci s’accomplissent seulement de façon différente par rapport à ce que nous aurions pu croire « selon la chair », tout leur contenu existentiel et véritable reste valide : « Nous ne savons jamais exactement comment Dieu réalisera ce qu’Il a dit, car dans sa sagesse, il possède infiniment plus d’autres moyens que nous ne l’imaginons, et dans son amour, il choisit ce qui convient mieux que nous ne pouvons en juger. Ainsi, pouvons-nous dire avec certitude que ses promesses ne sont pas révoquées, mais réalisées autrement que nous ne le prévoyions ; autrement que les Juifs du temps du Christ ne le pensaient. Jérusalem n’est pas abandonnée : tout ce qu’elle signifiait, tout ce qu’elle portait en elle voit le jour. La promesse n’est pas révoquée puisqu’elle est accomplie en Jésus-Christ. Mais précisément, cet accomplissement enlève à Jérusalem sa vertu particulière, et, ville parmi les villes, elle n’a plus d’autre destin que celui de la ville. »
Jérusalem était un signe, une marque prophétique fichée au cœur du monde. Lorsque la vérité paraît, lorsque la prophétie s’accomplit, le signe n’a plus lieu d’être. Jérusalem n’est plus la ville sainte, et les conflits autour des traces matérielles de son élection (le mont du Temple) ne traduisent qu’une seule chose : le refus, l’incompréhension de la Parole de Dieu telle qu’elle a été adressée au monde en Christ. Bien entendu, tout cela n’est pas nouveau, et on peut penser aux fameuses croisades qu’Ellul pointe ailleurs dans son œuvre comme une marque du peu de foi des chrétiens de cette époque (toujours ce besoin de l’homme de se raccrocher à des choses visibles, tangibles, et cette défiance à l’égard de la Parole). Mais si Jérusalem n’est rien par elle-même, si elle n’est qu’une « ombre », elle est néanmoins l’ombre des réalités dernières et eschatologiques : « C’est en Jérusalem et nulle part ailleurs que va se jouer le sort de tous les hommes et que va se poser la pierre inébranlable de la reconstruction et de la résurrection. » Et Ellul propose une analogie : de même que notre corps charnel est « radicalement différent » de notre futur corps spirituel et pourtant « étroitement lié à lui », de même un lien indissoluble existe entre la Jérusalem historique, appelée à mourir, et la réalité dernière que Dieu fera surgir après le Jugement : « Elle qui n’est là que pour disparaître, elle contient cependant la seule chose nécessaire qui traversera le Jugement et la Mort. »
L’étude de Jacques Ellul s’achève sur la contemplation de la Jérusalem céleste (Apocalypse 21). À la fin de l’Histoire, Dieu récupère et assume l’œuvre principale de l’homme, la Ville, et en fait le centre de la Nouvelle Création. Ce que l’homme a voulu bâtir dans son esprit de révolte en fondant la ville, le « monde-sans-Dieu », Dieu le réalise finalement dans l’esprit de Justice et de Fidélité. C’est alors seulement que l’Agneau et la Ville seront réconciliés, réunis, et toutes les promesses adressées à Jérusalem au cours des âges trouveront leur accomplissement plénier dans cet avènement de la ville définitive – « la Cité sainte, Jérusalem nouvelle » : « Et pourtant Dieu ne revient jamais sur ce qu’Il a dit – Jérusalem reste Jérusalem, et la cité de Dieu qui vient ne portera pas un autre nom. »

30 mars 2023

Les chefs-d'œuvre de la littérature dévotionnelle



Le second millénaire de l’ère chrétienne, qui vient de s’achever, a vu fleurir un grand nombre de traités de dévotion. Tandis que les Pères des premiers siècles s’attachaient à définir le dogme et à mettre en évidence la spécificité du christianisme par rapport aux anciens cultes païens et à la philosophie, les auteurs chrétiens à partir du Moyen Âge ont voulu approfondir la dimension intérieure du christianisme, et proposer à leurs lecteurs des méthodes efficaces pour vivre une authentique spiritualité chrétienne. Cet article se propose de revenir sur quatre traités célèbres entre tous, et représentatifs de l’incomparable fécondité du christianisme en matière de discipline dévotionnelle.

- La Légende dorée, de Jacques de Voragine (1265) : On doit au dominicain Jacques de Voragine, évêque de Gênes, cette compilation en latin de vies de saints, qui sera l’ouvrage le plus diffusé au Moyen Âge après la Bible. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un traité de dévotion, même si l’exemple de tant de martyrs, leur détermination à rendre témoignage au Christ face aux pires châtiments, ont pu nourrir la foi de générations successives d’humbles croyants. Les lecteurs de chaque époque ont sans doute été tout particulièrement sensibles à l’exemple donné par ces jeunes vierges romaines, Cécile, Agathe, Agnès, Lucie, qui ont refusé les riches époux qu’on leur imposait, pour offrir leur vie au Christ, bravant sans faillir le glaive et les bêtes féroces. La Légende dorée enrichit aussi la Bible de nombreux récits pittoresques, sur la Vierge Marie et son époux Joseph, sur l’enfance du Christ, sur le destin des apôtres dans des royaumes lointains et exotiques. Cette somme, sans cesse augmentée de Vies apocryphes, peut être considérée comme une épopée chrétienne, l’équivalent d’Homère pour les chrétiens, dans un style simple, touchant et naïf, visant moins à forcer les intelligences par la puissance des arguments qu’à gagner les cœurs par le récit des miracles accomplis par la Grâce, lorsqu’elle gagne des âmes pures et modestes. L’ouvrage a été abondamment traduit dans toutes les langues, mais la plus belle traduction française est peut-être celle de Téodor de Wysewa (1911), esthète wagnérien de l’époque symboliste, qui a su trouver l’accent approprié pour transmettre la candeur et la noblesse de la foi médiévale. La Légende dorée est en outre réputée pour avoir abondamment alimenté l’iconographie chrétienne médiévale, à travers les vitraux et les livres d’heures.

Citation : « Celui que j’aime est plus noble que toi, le soleil et la lune admirent sa beauté, ses richesses sont inépuisables, il est assez puissant pour faire revivre les morts, et son amour dépasse tout amour. Il a posé un signe sur mon visage, pour m’empêcher d’aimer aucun autre que lui, et il a arrosé mes genoux de son sang. Déjà je me suis donnée à ses caresses, déjà son corps s’est mêlé à mon corps ; et il m’a fait voir un trésor incomparable qu’il m’a promis de me donner si je persévérais à l’aimer » (Vie de sainte Agnès, vierge et martyre).

- L’Imitation de Jésus-Christ, de Thomas a Kempis (?) (début du XVe siècle) : L’Imitation de Jésus-Christ est un autre succès fulgurant de l’apologétique chrétienne, ouvrage le plus imprimé après la Bible à partir de la Renaissance. Il s’agit d’un recueil de quatre courts traités indépendants rédigés en latin, diffusé de façon anonyme, même si un consensus a semblé s’établir pour en attribuer la paternité au moine néerlandais Thomas a Kempis. L’ouvrage témoigne d’une nette évolution des mentalités (ici, pas de merveilleux, pas de miracles) et frappe par son austérité, janséniste avant l’heure. Le propos est très sombre, les joies du monde sont présentées comme illusoires, trompeuses, la seule voie de salut pour la créature consiste à se dépouiller d’elle-même et à s’en remettre entièrement à l’amour de Dieu. Le style est d’une limpidité cristalline, animé par un idéal d’une pureté radicale. Tous les autres traités semblent encombrés d’inutiles fioritures à côté de ce mince volume qui ramène sans cesse le lecteur à l’essentiel. L’ouvrage a eu une influence immense, nullement diminuée par le passage des siècles, et l’on peut citer parmi ses lecteurs fervents saint Ignace de Loyola, Pierre Corneille, Lamennais, sainte Thérèse de Lisieux (qui ne s’en séparait jamais et le connaissait par cœur).

Citation : « Heureux celui qui comprend ce que c’est que d’aimer Jésus, et de se mépriser soi-même à cause de Jésus. Il faut que notre amour pour lui nous détache de tout autre amour, parce que Jésus veut être aimé seul par-dessus toutes choses. L’amour de la créature est trompeur et passe bientôt ; l’amour de Jésus est stable et fidèle. Celui qui s’attache à la créature tombera comme elle, et avec elle ; celui qui s’attache à Jésus sera pour jamais affermi. Aimez et conservez pour ami celui qui ne vous quittera point alors que tous vous abandonneront, et qui, quand viendra votre fin, ne vous laissera point périr. Que vous le vouliez ou non, il vous faudra un jour être séparé de tout. »

- Les Exercices spirituels, d’Ignace de Loyola (1548) : Les Exercices spirituels sont l’ouvrage majeur de saint Ignace de Loyola, prêtre espagnol, militaire durant sa jeunesse, converti après une grave blessure sur les champs de bataille, fondateur de la Compagnie de Jésus (ordre des jésuites). Pendant sa convalescence, il lit de nombreux ouvrages religieux, dont La Légende dorée de Jacques de Voragine, et décide de rompre avec sa vie passée pour mener une existence d’ermite et d’ascète. C’est durant son séjour dans une grotte de Catalogne, près de la ville de Mansera, qu’il commence la rédaction des Exercices spirituels, lesquels constituent un recueil de prescriptions ascétiques (concernant la nourriture, le sommeil, etc.), mais aussi et surtout un manuel de méditation sur les évangiles et la vie du Christ. Tous les événements de la vie de Jésus, et en particulier ses souffrances, sont proposés comme objet de méditation au croyant, selon un calendrier très précis, d’une rigueur toute militaire, étalé sur quatre semaines. La contemplation des actes de la vie du Christ, entrecoupée de prières et de « colloques » avec Dieu, permet au fidèle de pénétrer de façon plus intime dans les mystères de la foi chrétienne, et de les incorporer à sa propre existence, à des fins de purification et d’accès au salut. L’ouvrage de saint Ignace est devenu un classique de la spiritualité, et il a profondément marqué de grandes figures de la Compagnie de Jésus comme le théologien Hans Urs von Balthasar ou le pape François.

Citation : « L’usage de ces exercices doit toujours être exactement proportionné aux dispositions de celui qui les fait. Celui qui les donne doit donc prendre garde, et s’accommoder à la portée de l’âme qu’il dirige. De plus, il faut avoir égard à son âge, à la capacité de son esprit, à l’étendue de ses connaissances, à la force et à la faiblesse de son tempérament ; en un mot, il ne faut rien négliger. On fera toujours plus de tort qu’on ne procurera d’avantage et de profit à toute âme qu’on voudra élever au-dessus de sa capacité, quelle qu’elle soit. »

- Le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, de Louis-Marie Grignion de Montfort (1712) : C’est au prêtre breton Louis-Marie Grignion de Montfort (1673-1716), fondateur de la Compagnie de Marie (Pères montfortains), que l’on doit ce fameux traité de dévotion mariale. L’ouvrage, à la suite de saint Bernard de Clairvaux, propose une spiritualité centrée sur la figure de la Vierge Marie, qui représente la voie la plus facile et la plus sûre pour accéder à son Fils : « Nous avons besoin d’un médiateur auprès du Médiateur même, et la divine Marie est celle qui est la plus capable de remplir cet office charitable. » Le pape saint Jean-Paul II a été marqué de façon décisive par la lecture de ce traité dans sa jeunesse, il y a notamment trouvé sa devise : « Totus tuus ego sum, et omnia mea tua sunt » (« Je suis tout à Vous, et tout ce que j’ai vous appartient »).

Citation : « Si nous craignons d'aller directement à Jésus-Christ notre Dieu, soit à cause de sa grandeur infinie, soit à cause de notre bassesse et de nos péchés, implorons hardiment l'aide et l'intercession de Marie notre Mère. Elle est bonne, elle est tendre, il n'y a rien en elle d'austère ni de rebutant, rien de trop sublime et de trop brillant. En la voyant, nous voyons notre pure nature. Elle n'est pas le soleil qui, par la vivacité de ses rayons, pourrait nous éblouir à cause de notre faiblesse, mais elle est belle et douce comme la lune, qui reçoit sa lumière du soleil et la tempère pour la rendre conforme à notre petite portée. »

Sources :

17 mars 2023

Fragments, mars 2023

- Philadelphia, de Jonathan Demme (1993) : le film est absolument paradigmatique de l'époque, par la façon qu'il a de souligner sans cesse le fait que le protagoniste (le malade, joué par Tom Hanks) est un excellent avocat, un praticien hors pair. En un mot, un homme parfaitement intégré dans le système, parfaitement apte à remplir son rôle, et en premier lieu à générer du profit. C'est cela qui compte, c'est pour cela que l'on peut avoir de l'empathie pour lui. Dans le cas contraire, il aurait été considéré comme un loser, et l'identification avec lui de la part du spectateur aurait été beaucoup plus problématique. À partir du moment où c'est un excellent technicien, il peut faire ce qu'il veut de sa vie privée, nous n'avons pas à la juger. Voilà le message du film. Mais pour bénéficier de cette indulgence sur le plan des mœurs, il faut avant tout être intégré socialement, c'est-à-dire, fondamentalement, maîtriser les rouages techniques de sa discipline – ici le Droit. On se doute bien qu'un chômeur inadapté ayant contracté le sida suite à sa fréquentation de prostituées n'aurait pas suscité la même empathie. Dans ce cas, cela aurait été plutôt considéré comme quelque chose d'assez gênant, comme le fait d'un pervers, creepy, comme le répètent sans cesse les anglo-saxons. Le film illustre donc de façon vraiment caractéristique le grand paradigme de l'époque (que l'on retrouve aussi chez Houellebecq) : subordination de l'homme au complexe technicien d'une part, défoulement compensatoire et recherche du sens de la vie dans les liens émotionnels, sentimentaux, sexuels, d'autre part. En un mot, la double aliénation, technique et émotionnelle, l'univers parfaitement clos sur lui-même.

- Ce qui frappe, quand on regarde les images de personnes qui sont vraiment dans la vie active (élus locaux), c'est leur laideur (hommes comme femmes). Chairs flasques, yeux exorbités, air ahuri. Voilà ce que devient l'être humain confronté à la vie moderne dans ce qu'elle a de plus actuel, de plus caractéristique. La vie moderne détruit l'individu, et en particulier elle détruit tout sens de la noblesse, de la tenue, de l'idéal. À comparer avec ce que l'homme parvenait à obtenir de lui-même dans le monde grec.

- Impuissance foncière de l'homme de bonne volonté à changer quoi que ce soit dans le monde actuel. C'est que toutes les bonnes volontés ne s'occupent que des actes, des structures, de l'organisation, etc., c'est-à-dire de choses fondamentalement extérieures. Or, comme l'enseigne le Nouveau Testament, c'est l'être même, à la racine, qu'il faudrait changer. Tant que l'on ne s'occupe que de l'efficacité, des manifestations extérieures, on reste dans le même paradigme, qui détermine tout en fin de compte. Tout change, mais le milieu ne change pas, et c'est le milieu qui détermine tout le reste, comme je l'ai expérimenté maintes fois lors de ma vie professionnelle.

- Il y a aussi une malédiction du monothéisme. Le rêveur solitaire, au crépuscule, en 280 av. J.-C., à Pompéi ou à Knossos, pouvait s'estimer vraiment seul, vraiment libre, contempler un infini de possibles ouverts devant lui, éprouver le sentiment de l'existence dans ce qu'elle a de plus enivrant, de plus pur. Tout a changé avec le christianisme. Désormais cet homme doit se reconnaître pécheur. Pire, il ne peut plus jouir de cette ivresse de la solitude et de l'infini : par le Christ, par le Dieu unique, il est en quelque sorte solidaire de tous les hommes, tous sont reliés de façon invisible et ont un destin commun. Le monde absent devient présent dans un coin de son esprit. C'est comme si le monothéisme avait opéré une clôture du monde, comme si un gigantesque couvercle avait recouvert l'infini du ciel et de l'existence.