21 mai 2025

Fragments, mai 2025

Mulholland drive
- David Lynch : derrière une apparence d'anticonformisme et de subversion, c'est en réalité l'art le plus moral qui soit. C'est un art moral en ce qu'il transfère de la valeur à certains topoï abstraits, qui sont automatiquement porteurs de charge religieuse (sacrée), et qui justifient l'œuvre entière : l'association entre une blonde tourmentée et une brune pulpeuse, que l'on retrouve dans quasiment chacune de ses œuvres (Twin Peaks, Lost Highway, Mulholland Drive, etc.), et qui vient directement du Vertigo d'Hitchcock, est le plus caractéristique de ces lieux communs esthétiques qui, comme tout ce qui est d'ordre moral, trouvent leur justification en eux-mêmes, et ne sont subordonnés à aucune valeur supérieure. Chez Lynch, la beauté féminine vénéneuse est porteuse de valeur esthétique en soi, elle se veut directement génératrice de la valeur esthétique de l'œuvre au sein de laquelle elle se trouve (ce qui n'était pas du tout le cas chez Kubrick par exemple). Et l'on voit donc que derrière l'apparence d'un art subversif et antibourgeois (toute cette violence, toute cette sexualité...), c'est vraiment de l'art moral à l'état pur dont il s'agit ici, puisque c'est un art porteur de valeurs (qui sont exactement celles de la société de consommation) considérées comme positives en soi, et qui, loin de devoir justifier leur légitimité en tant que valeurs (ce qui est normalement attendu de tout ce qui relève de l'axiologique), sont au contraire elles-mêmes à la base de l'échelle des valeurs, et dispensatrices de la justification pour les êtres et les œuvres au sein desquels elles se manifestent.

- Il est intéressant d'observer que Gide et Nietzsche ont tous deux exprimé leur dégoût (il n'y a pas d'autre mot) à l'égard de saint Augustin. Dans son Journal, Gide écrit à son propos : « Nausée mystique. C'est à vomir » (17 février 1945). Quant à Nietzsche, il le qualifie d'« être malpropre » (Antéchrist, 59), dont « le manque de noblesse dans les attitudes et les désirs va jusqu'à devenir blessant » (Par-delà le bien et le mal, III, 50). Ce sont là des mots très forts, quasiment sans équivalents, chez l'un comme chez l'autre. Comment expliquer un tel rejet ? Ce n'est pas le christianisme qui est en cause, après tout l'un comme l'autre savaient apprécier la Bible, ou Pascal. Non, c'est spécifiquement saint Augustin qui est visé. L'explication est la suivante : Gide comme Nietzsche étaient des natures éminemment aristocratiques, des artistes jusqu'au bout des ongles. On peut dire que chez ces deux célibataires la dimension esthétique de l'existence prévalait sur tout le reste. Et saint Augustin est justement l'auteur le moins aristocratique qui soit : il est charnel, passionné, spontané, excessif, etc. Il ne s'agit donc pas là tant d'une question de théories, de croyances, que de tempérament : saint Augustin éveille chez ces deux esthètes l'horreur que leur causerait une brute, un animal, un porc qui prétendrait écrire. On ne peut guère s'empêcher de mesurer la distance qui sépare leur époque de la nôtre, et de penser que de leur temps le goût était sans doute bien plus développé que de nos jours, quand on voit la faveur nouvelle dont jouit saint Augustin chez les catholiques, qui le considèrent comme le plus grand génie de l'histoire et le summum de la distinction intellectuelle.

- Pourquoi la parole sur internet est-elle si dévalorisée ? – Parce qu'elle n'est rattachée à rien, pas même à une identité. – Ce qui donne du poids à la parole des personnages bibliques, ou à ceux de l'épopée, c'est qu'elle les engage. Quand Abraham ou Moïse parlent, ou Marie, ou Achille dans l'Iliade, c'est leur vie qu'ils engagent, et qui s'en trouve modifiée. Même dans notre vie quotidienne, notre parole est toujours liée à notre individualité, elle renvoie à notre être, nous ne pouvons pas faire n'importe quoi avec elle. Mais la parole sur internet ne renvoie à rien, n'engage à rien, n'a jamais de conséquences, elle flotte dans le vide et peut se permettre toutes les outrances impunément. C'est la disjonction ultime entre la parole et l'être, et donc finalement la mort de la parole, laquelle ne signifie plus rien, n'est plus reliée à rien de véritablement engageant.

30 avril 2025

Brigham Young, une vie biblique

Brigham Young, une vie biblique
Je discutais l’autre jour avec un ami protestant.
« J’aime beaucoup lire la Bible, lui dis-je. Mais enfin, il faut reconnaître que ce sont là des histoires qui appartiennent au passé, à un Orient mythique et fabuleux. Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec notre vie quotidienne, et il me semble que vous autres protestants vous attachez trop d’importance à la lettre de ces vieux textes. C’est là le ferment du fondamentalisme et de l’intégrisme. »
Mon ami garda un moment le silence, puis :
« Je ne suis pas d’accord avec toi, me dit-il. Tu aurais tort de penser que ce ne sont là que de vieilles histoires périmées, et qu’il est impossible de mener une vie biblique de nos jours. Je vais te citer un exemple qui n’est pas si ancien, puisqu’il remonte au dix-neuvième siècle. Il s’agit de la vie de Brigham Young, le premier successeur de Joseph Smith à la tête de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours (mormonisme).
« Brigham Young est né en 1801, dans le Vermont. Il menait une vie laborieuse avec son épouse et ses enfants, lorsqu’il découvrit le Livre de Mormon, en 1830, juste après sa publication. Après un certain temps d’hésitation, il finit par se convertir et par rejoindre Joseph Smith. Il exerça dès lors une activité missionnaire et devint membre du premier collège des douze apôtres. Après la mort tragique de Joseph Smith en 1844 dans l’Illinois, il devint le second président de l’Église, et, pour échapper aux persécutions, tel un nouveau Moïse, il s’engagea sur les routes de l’exode avec ses fidèles. Équipés de chariots à bœufs et de charrettes à bras, les pionniers traversèrent les plaines gelées du Midwest et finirent par arriver face à un immense lac salé, le 24 juillet 1847. Ils donnèrent à cet endroit le nom de Salt Lake City.
« Pendant plus de trois décennies, il fut le pasteur de son Église et le gouverneur du territoire de l’Utah. À ce titre, comme un nouveau David, il fut chef de guerre lors du conflit de l’Utah, en 1857.
« Comme Salomon en son temps, il fut à l’origine de la construction du grand temple de Salt Lake, qui ne fut achevé qu’après sa mort.
« À l’image des patriarches bibliques, il pratiqua le mariage plural : il eut cinquante-six épouses, et cinquante-neuf enfants de seize d’entre elles. C’est moins que Salomon et ses sept cents épouses, mais sans doute plus que David.
« À sa mort, il était l’homme le plus riche de l’Utah, et un chef respecté sur les plans politique et religieux. Il s’éteignit en 1877, rassasié de jours et dans la crainte du Seigneur. Il a aujourd’hui sa statue au Capitole, à Washington.
« Comme tu le vois, Brigham Young a mené une vie authentiquement biblique. Il s’est converti, il a conduit ses hommes sur les chemins de l’exode, il a été prophète et législateur, il a fondé une dynastie, il a laissé des oracles.
« Si Brigham Young avait été socialiste et athée, aurait-il pu, dis-moi, accomplir tout cela ? Il aurait été, au mieux, professeur dans le Vermont, ou théoricien révolutionnaire. Le paradigme biblique est le seul, strictement, qui était en mesure de lui permettre d’accomplir de si grandes choses. Je te prie donc de montrer un peu plus de respect à l’égard de ce que tu appelles ces « vieilles fables de l’Orient ». Comme le dit l’Écriture : « La crainte du Seigneur prolonge les jours. Par la bénédiction des hommes droits s’élève une ville. »

9 avril 2025

Fragments, avril 2025



- Lu Contre les Galiléens de Julien l'Apostat : l'auteur y attaque les chrétiens en s'appuyant sur les Écritures juives, ce en quoi il n'a pas toujours tort et rejoint certaines vues modernes (protestantes). Il est significatif de voir à quel point, dès cette époque, le paradigme antique avait disparu : toute la critique de Julien repose sur des vues bibliques, il ne s'agit pas du tout d'un retour à Platon ou à Homère, une fois que la vision biblique du monde s'est imprégnée chez quelqu’un, il est quasiment impossible de l'extirper (histoire de la gauche).

- Saint Thomas d'Aquin : au fond, toute la Somme théologique repose sur de la violence : violence de l'argumentation, violence de la raison. On assène au lecteur des vérités, on le contraint à croire. C'est le contraire de toute la démarche biblique, qui repose sur la douceur, le libre choix, la relation immédiate et vivante entre l'homme et Dieu.

- Woody Allen : il y avait une chaleur humaniste dans ses films des années quatre-vingt, qui a commencé à disparaître à partir des années quatre-vingt-dix, à partir des années Clinton (Harry dans tous ses états). Je ne sais pas ce qui s'est passé. C'est comme s'il avait été rattrapé par la logique propre au cinéma (ou celle de l'époque ?), qui l'a poussé à cultiver toujours davantage les émotions les plus accessibles, les plus vulgaires, les plus universellement rentables : le cynisme, la dérision, la jeunesse, la sexualité, etc.

- Il y a une certaine bêtise chez Sénèque, évidente quand on le compare à des auteurs plus fins comme Ovide, Pétrone, Juvénal. Mais c'est précisément cette lourdeur, ce manque de finesse, qui lui donnent toute sa valeur en tant que philosophe, que directeur de conscience : il est comme un bœuf qui creuse toujours le même sillon, et dont le caractère répétitif et laborieux fait tout le prix. Ce qui lui manque en finesse et en vivacité, il le compense par la constance et l'opiniâtreté. Et ce sont d'une certaine manière les qualités propres au philosophe qui sont ainsi mises en évidence : contrairement à une idée reçue, ce n'est pas l'intelligence qui est hypertrophiée chez eux, mais c'est la force de la volonté, l'obstination à rester coûte que coûte fidèles à leur ligne. Sénèque ou Épictète, plus fins, plus souples, plus attentifs aux autres et aux circonstances, en auraient été moins authentiquement philosophes.

12 mars 2025

Pacôme Thiellement : Infernet


Lu Infernet, de Pacôme Thiellement. Il s’agit de la mise par écrit d’une série de chroniques vidéo que l’auteur a faites pour le média Blast, et dans lesquelles il revient sur plusieurs épisodes emblématiques (et souvent tragiques) de l’ère d’Internet aux États-Unis : les affaires Gabby Petito, Marina Joyce, Mother God, Elisa Lam, etc. Le choix des sujets est très bon, en ce que l’auteur a vraiment sélectionné les histoires les plus révélatrices de tout ce petit monde d’Internet, de Facebook, d’Instagram : un monde fait de narcissisme, de bêtise, d’ennui et de fuite de la réalité. Ces récits sont suivis par un texte autobiographique, intitulé « Internet et moi, une confession », dans lequel l’auteur relate avec une grande franchise ses mésaventures sentimentales via Facebook.
Que dire de cet Infernet ? Il faut reconnaître à l’auteur un vrai talent de conteur. Ces histoires sordides sont souvent captivantes, et relatées avec beaucoup de rythme et de savoir-faire. À cet égard c’est une lecture très plaisante. Là où le bât blesse, c’est que Pacôme Thiellement ne se contente pas de raconter, il prétend aussi analyser, expliquer, juger. En un mot il a aussi des prétentions intellectuelles. Et dès qu’il bascule dans ce registre, il tombe dans la lourdeur et les platitudes, telles que : « Les représentations de la divinité ont toujours été un mélange des deux grandes aspirations contradictoires de l’humanité : la quête de justice et l’appétit du pouvoir. » Voilà une question millénaire rondement élucidée ! Et toutes ces petites histoires piquantes et dérisoires de notre modernité sont examinées à travers le prisme de cette philosophie de comptoir, pataude et contente d’elle-même. Le problème c’est que Pacôme Thiellement, si sympathique qu’il puisse être par ailleurs, n’est ni un penseur ni un sociologue.
Ce n’est pas un penseur : il est totalement dépourvu de ce caractère délié de l’esprit, de cette fermeté de la vision et du propos, de cet empire sur soi-même qui caractérisent les vrais penseurs. Il vient du monde de la bande-dessinée, de Hara-Kiri et du professeur Choron, de la dérision et du rire gras. Dès qu’il s’efforce de réfléchir, de prendre de la hauteur, il tombe dans les clichés, dans les formules toutes faites. Le monde de l’abstraction n’est pas fait pour lui, c’est un enfant des images et des écrans, comme tant de nos contemporains. D’où le côté laborieux de ses analyses.
Et ce n’est pas un sociologue : on ne trouve dans Infernet aucune réflexion d’ensemble sur le phénomène d’Internet, en le replaçant dans les perspectives plus larges de l’aliénation technicienne et de la désagrégation émotionnelle moderne. Il se contente d’enfiler les lieux communs sur l’être humain qui a soif de reconnaissance et d’amour. Comme s’il s’agissait seulement de cela ! Le gnostique Thiellement n’est doté d’aucune base théorique (marxiste, biblique, platonicienne, freudienne, que sais-je) qui lui permettrait de mettre en perspective les phénomènes qu’il observe. Il se contente dès lors de jugements moraux de surface sur la nocivité de Facebook, sans jamais approfondir vraiment les ressorts fondamentaux du système qu’il a sous les yeux.
Et c’est là l’aspect le plus irritant – et paradoxal – de cet Infernet : en critiquant Internet, Thiellement est tombé précisément dans le travers principal d’Internet : l’enchaînement de poncifs péremptoires en guise de pensée. C’est comme s’il avait été contaminé par son sujet. En lisant son livre, on a parfois l’impression de lire un post de forum ou un message Facebook. Ce sont les mêmes formules définitives et creuses, faisant appel aux capacités les plus superficielles de l’intelligence. Que tout cela est lourd, mon Dieu… Suis-je donc si différent des autres ?

12 février 2025

Fragments, février 2025


- Umberto Eco, Le Nom de la Rose : c'est de l'érudition folklorique. Le regard à travers lequel est vu cet univers de piété et de réclusion, c'est bien celui de l'utilitarisme technicien. Toutes les idoles modernes sont valorisées : la sexualité féminine, l'image, le rire, la liberté, la subversion, la science, le progrès. Et tout le reste est rejeté dans le domaine du folklore et de l'obscurantisme. Avec des inventaires à la Prévert pour bien faire ressortir l'artificialité de cette ferveur monacale, son côté pittoresque, dépassé. Et c'est la raison pour laquelle l'adaptation au cinéma allait pour ainsi dire de soi : c'est exactement le même paradigme, les mêmes valeurs.

- Barry Lyndon de Kubrick : ce qui est intéressant avec cette adaptation, c'est que Kubrick a suivi le chemin rigoureusement inverse par rapport à la plupart des adaptations : il y a, dans la plupart des romans, quelque chose de noble qui se perd au cinéma, lequel a tendance à tout rendre plus prosaïque. Mais pour Barry Lyndon c'est l'inverse : le roman est une chronique au vitriol, foisonnante, cynique, un peu débraillée, et Kubrick en a fait une tragédie altière et mélancolique. Le cinéma de Kubrick est un art froid qui tend à l'intellectualisation et à l'abstraction : le même processus a eu lieu avec son adaptation de King, de Schnitzler, etc.

- L'immoralisme – nietzschéen, gidien – ne tirait son prestige, son autorité, sa puissance d'attraction, que parce qu'il s'exprimait au sein d'un monde de normes et de contraintes morales. Alors il se détachait sur ce fond d'austérité et brillait de tous ses feux. Mais une telle posture n'est plus du tout possible aujourd'hui : l'effondrement de leurs adversaires d'hier a rendu caduc tout ce qu'il pouvait y avoir de distinction chez eux, et a transformé leurs fines jouissances d'esthètes en une quête universelle du plaisir, en un plat conformisme égoïste et obtus. Jamais les fruits d'une victoire n'ont été si amers au cours de l'histoire.