22 septembre 2017

Éloge de Jean-Luc Godard


L’autre jour, je discutais avec un ami à propos du dernier film de Michel Hazanavicius, Le Redoutable.
« Je n’ai aucune admiration particulière pour Jean-Luc Godard, me dit-il, et La Chinoise n’est sans doute pas un chef-d’œuvre. Force est de reconnaître qu’il a vieilli et qu’il est un peu ennuyeux. Mais il y a dans ce film une noblesse incontestable, en ce qu’il s’agit d’un film politique. Avec ses moyens et à son humble niveau, La Chinoise s’est inscrit dans le courant millénaire de lutte pour l’affranchissement du prolétariat, contre l’antique aliénation capitaliste. En cela, il a participé au progrès de l’humanité. Or ce qu’il y a d’abject dans le film d’Hazanavicius (que je n’ai pas vu), c’est cette manière de tourner les aspirations politiques de Godard en ridicule, et de donner à sa relation de couple avec Anne Wiazemsky une importance et une lourdeur quasi métaphysiques. C’est tout à fait représentatif de notre époque. La foi politique s’est complètement effondrée, il ne reste plus rien, ni Dieu, ni idéaux, et la seule chose qui demeure pour combler le vide, c’est cette instance insignifiante : le couple. 
Laisse-moi te citer une phrase que j’ai lue récemment dans un manuel de séduction : « Le bonheur passe par l'épanouissement personnel et nul doute qu'une vie de couple harmonieuse en est une composante essentielle. » Voilà résumé avec une clarté remarquable le credo de notre époque. C’est ce credo que l’on trouve exprimé dans toute la culture populaire, dans les romans de Guillaume Musso, dans la vie privée de nos trois derniers présidents de la République, partout et par tout le monde. Or ce n’est pas pour rien que le couple est une instance condamnée par toutes les voies spirituelles, par Platon qui prônait la communauté des femmes dans La République, par saint Paul et Bouddha qui prônaient le célibat. Le couple est une force néfaste et égoïste qui s’oppose au progrès de l’humanité. C’est l’idole ténébreuse à laquelle tous sacrifient, et qui maintient les chaînes d’ignorance et de défiance qui nous entravent. Or, seul l’intérêt général compte, seul le communisme constitue un horizon authentique pour l’humanité – le communisme non pas dans le sens de Marx et Lénine, mais dans celui de Platon, des évangiles et de Rousseau. C’est pourquoi tout homme qui participe à la promotion de cet idéal de substitution qu’est le couple est un anticommuniste. Et tout anticommuniste est un chien. »

8 septembre 2017

Khalil Gibran : Le Prophète


Lu Le Prophète, de Khalil Gibran. Cela faisait longtemps que je tournais autour de cet ouvrage, et je savais que je le lirais un jour ou l’autre. Livre difficile, ardu, par la constante position d’inconfort dans laquelle il place son lecteur. Je crois que le style de Gibran est particulièrement représentatif de ce que l’on peut appeler le langage littéraire, ou poétique : c’est une langue dans laquelle la liberté est totale à chaque instant, où l’on ne peut jamais deviner la fin de la phrase que l’on commence, où l’on se sent sans cesse suspendu au bord du vide, où chaque mot est un nouveau commencement. Cela donne des phrases comme celle-ci : « Assurément, il n’est pas de don plus grand pour un homme que de transformer toute ambition en lèvres brûlantes et toute vie en fontaine. » En cela, la langue poétique est à l’opposé de la langue sacrée, faite de formules limpides et aisément mémorisables, telles que : « O croyants ! courbez-vous, servez, adorez le seigneur ; faites le bien, et vous serez heureux. » (Coran, 22, 76).
Mais ce n’est pas seulement par son style que Le Prophète s’élève sur des cimes inhospitalières, c’est aussi par une pensée prodigieusement noble, ouverte, au rebours de tous nos conforts et de toutes nos petitesses. Le prophète de Gibran prône le dépassement de nos limites, la coexistence des contraires, l’union avec ce que la vie a de plus authentique. En somme, une vie invivable, une vie de saint, un don absolu de soi.
Ah ! prophète d’Orphalèse, je t’ai bien compris, mais qui peut t’entendre aujourd’hui ? Les paroles de ta voix furent comme un éclat resplendissant dans la lumière d’un été trop court, et maintenant que je m’enfonce dans les ténèbres d’un monde barbare, que pourrai-je emporter de toi, sinon l’amère certitude qu’il fut, autre part, autrefois, un homme dont les rêves, peut-être, n’auraient pas été indignes des miens ?

Citations

Quand l’amour vous fait signe, suivez-le, 
Bien que ses chemins soient raides et ardus.
Et quand il vous parle, croyez en lui,
Même si sa voix brise vos rêves comme le vent du nord dévastant un jardin.

Tous vos biens seront un jour distribués.
Donnez donc dès maintenant : que la saison du don soit vôtre et non celle de vos héritiers.

Le travail est amour rendu visible. 
Et si vous ne pouvez œuvrer avec amour mais seulement avec répugnance, il vaudrait mieux quitter votre travail et vous asseoir devant le portail du temple pour recevoir l’aumône de ceux qui œuvrent dans la joie.

Plus profonde est l’entaille découpée en vous par votre tristesse, plus grande est la joie que vous pouvez abriter.

Personne ne peut vous apprendre quoi que ce soit qui ne repose déjà au fond d’un demi-sommeil dans l’aube de votre connaissance.

Votre ami est vos aspirations comblées. 
Il est le champ que vous ensemencez avec amour et moissonnez avec gratitude.

Au cours de vos rêveries, vous ne pouvez vous élever au-dessus de vos réalisations, ni tomber plus bas que vos échecs.

La vie et la mort sont une, comme la mer et le fleuve sont un.

Mourir, qu’est-ce d’autre que se tenir nu sous le vent et se dissoudre dans le soleil ?